Le livre Les plus vastes horizons du monde dans La Matinale de France TV, présenté par Jean Chamoulot.

Les éditions Chandeigne& Lima publient un recueil de textes inédits de Claude Lévi-Strauss

Le professeur de littérature Samuel Titan et le professeur de cinéma Carlos Augusto Calil, tous deux brésiliens, publient le4 octobre aux éditions Chandeigne & Lima un recueil de textes inédits de Claude Lévi-Strauss, rédigés lors de son séjour au Brésil.

Lévi Strauss, Les plus vastes horizons du monde, sortira en librairie le 4octobre aux éditions Chandeigne & Lima. Ce recueil rassemble dix textes, la plupart inédits en français, écrits par Claude Lévi-Strauss lors de son séjour à Sao Paulo entre 1934 et 1939. Ces années ont été décisives dans la vie de l’anthropologue, puisque c’est en voyageant au Brésil qu’il est entré en contact avec les indigènes du Mato Grosso et a trouvé sa vocation.

Samuel Titan, professeur d’origine brésilienne, a entamé un travail de recherche après avoir découvert, il y a 30 ans, un texte d’une ancienne étudiante de l’université de Sao Paulo, faisant un bilan de ses années d’études notamment aux côtés de Claude Lévi-Strauss. Dans son résumé, celle-ci fait référence à différents textes qu’aurait écrit l’anthropologue. « Cela m’a fait l’effet d’une petite étincelle, j’ai eu immédiatement envie d’en savoir plus», indique à Livres Hebdo le professeur de littérature.

Des manuscrits difficiles à trouver

Durant dix ans, celui-ci a donc tenté de se procurer les textes : « Certains ont été relativement simples à trouver en portugais puisqu’ils avaient fait l’objet d’articles dans des revues universitaires ou avaient été publiés dans des grands journaux locaux », précise Samuel Titan. Mais les manuscrits originaux en français – Claude Lévi Strauss n’ayant jamais écrit en portugais – eux, restaient introuvables. Samuel Titan explique : « Au début, nous voulions essayer de traduire les textes portugais en français, mais la tâche était risquée. De plus, à l’époque, les archives numériques n’existaient pas, ce qui rendait le projet plus ardu encore. Mais par chance, il y a deux ans, j’ai enfin déniché sept des dix manuscrits originaux à la BnF de Paris ».

Les plus vastes horizons du monde rassemblent donc dix textes de Claude Lévi-Strauss publiés entre 1935 et 1942. Selon les éditeurs, « ces écrits se lisent ensemble comme un vrai roman de formation du grand maître de l’anthropologie, sa volonté de prendre le large, son ouverture sur le monde et vers l’autre étant fortement présents dans le recueil ». Celui-ci contient également de nombreux documents iconographiques, dont certains méconnus du grand public ainsi que cinq films ethnographiques co-réalisés avec sa première épouse, Dina Dreyfus , et restaurés spécialement pour cette édition. Ceux-ci ont été découverts en 1977 dans les archives de la mairie de Sao Paulo par Carlos Augusto Calil, professeur au département de cinéma de l’université de la ville. La maison d’édition a prévu un tirage de 3 000 exemplaires avec une première mise en place de 1 800 exemplaires.

Adèle Buijtenhuijs – Livres Hebdo – Octobre 2024

« Les Plus Vastes Horizons du monde » : lire enfin le Lévi-Strauss brésilien

On savait beaucoup des années passées au Brésil (1935-1939) du grand savant. Mais sa production, textes et images, était oubliée. Voici ces « merveilles » éditées. 

Une étude de 2023 évaluait à près de 160 millions le nombre de ­livres publiés dans le monde depuis l’invention de l’imprimerie. C’est trop peu, pensent quelques éditeurs courageux. Anne Lima, cofondatrice en 1992, avec Michel Chandeigne, des éditions Chandeigne – qui viennent d’officialiser cette double paternité en se rebaptisant Chandeigne & Lima –, spécialisées dans la ­littérature lusophone et l’histoire du Portugal et du Brésil, est de ceux-là, comme le démontre la parution des Plus Vastes Horizons du monde, de Claude Lévi-Strauss (1908-2009).

«Michel a parfois des accès de pessimisme », raconte-t-elle au « Monde des Livres ». Dans ces moments-là, il me dit : « Tout a déjà été fait». Mais je ne suis pas d’accord et la publication de ces inédits en apporte la preuve, une fois de plus. On n’a pas fini d’exhumer des textes enthousiasmants, loin de là. Ces découvertes, ce sont des merveilles de l’édition. »

Les Plus Vastes Horizons du Monde recueille des textes et documents iconographiques, ainsi que cinq films ethnographiques – accessibles par un QR code –, issus des quatre années, de 1935 à 1939, durant lesquels Lévi-Strauss a enseigné la sociologie à l’université de São Paulo, au Brésil. Bien que le travail qu’il a alors mené auprès des peuples autochtones du Brésil irrigue une grande part de son œuvre, ces textes de jeunesse furent bientôt oubliés, comme écrasés par les monuments que sont les Structures élémentaires de la parenté (PUF, 1949) ou Tristes Tropiques (Plon, 1955) – Lévi-Strauss lui-même semble avoir regardé ces premières tentatives avec dédain.

« Le résultat, souligne Anne Lima, c’est que, s’il y a eu beaucoup d’études autour de ses années brésiliennes, elles laissent souvent ces textes de côté. Les spécialistes les connaissent, les citent parfois. Mais personne n’a eu l’idée de les réunir, jusqu’à ce que notre ami brésilien Samuel Titan me parle, en 2017, des textes qu’il venait de découvrir dans les archives de l’université de São Paulo. »

Le professeur de littérature comparée, également traducteur et éditeur, est tombé sur eux un peu par hasard, alors qu’il voulait se renseigner sur le travail de ces savants envoyés par la France dans son université, un an après sa fondation en 1934 – outre Lévi-Strauss, l’historien Fernand Braudel, le géographe Pierre Monbeig ou, plus tard, le sociologue Roger Bastide. «J’avais lu une conférence prononcée par une des anciennes étudiantes de Lévi-Strauss, Gilda de Mello e Souza [1919-2005], professeure de philosophie à l’université de São Paulo, explique Samuel Titan. Je m’étais dit qu’il y avait là un chapitre de l’histoire de la vie universitaire au Brésil qui méritait d’être creusé.»

Aux archives, la moisson se révèle vite fructueuse. Neuf textes publiés au Brésil et un inédit émergent, et à chaque fois l’impression est la même : « On voit le jeune Lévi-Strauss aux prises avec des idées, des théories qui ne sont pas encore mûres dans son esprit, résume Samuel Titan. C’est une sensibilité en train de se former, avec des hésitations, des allers-retours, mais aussi beaucoup d’éléments de ce qui allait devenir constitutif de sa démarche. »

A mesure qu’il avance dans ses découvertes, l’universitaire est de plus en plus persuadé que l’auteur de Race et histoire (Unesco, 1952) avait tort : ces textes méritent de sortir de l’oubli. Il est frappé, en particulier, par la langue évocatrice et souple, la finesse d’observation qui portent le texte « Les Plus Vastes Horizons du monde », d’une tonalité plus intime que les autres. « Le style de Tristes tropiques est déjà là. Or cette dimension plus littéraire de son travail va longtemps rester en suspens. Mais c’était déjà présent en 1936 ! »

Entre-temps, Samuel Titan a découvert que son collègue Carlos Augusto Calil, professeur de cinéma, avait mis la main, dans un autre recoin des archives, sur les films réalisés par Lévi-Strauss avec sa première épouse, la philosophe Dina Dreyfus (1911-1999). « Ils étaient en train de s’effriter », se souvient-il. La Cinémathèque brésilienne accepte de les restaurer. Les films vont pouvoir être joints à l’ensemble, à côté des textes et des photographies, croquis, dessins… « Tout le dossier de recherche de Lévi-Strauss. »

Reste un dernier obstacle : la ­langue. « Nous nous sommes retrouvés dans la situation un peu étrange de devoir traduire du portugais des textes qui avaient été écrits en français, s’amuse Anne Lima. Mais nous avons fini par ­aller vérifier le fonds Lévi-Strauss de la Bibliothèque nationale de France [BNF], et les manuscrits de la moitié des textes étaient là ! » Deux autres avaient paru en français dans les années 1930-1940. Les trois derniers sont traduits par les éditions Chandeigne & Lima.

Et c’est ainsi que les « merveilles » s’enchaînent. Non seulement tout n’a pas « déjà été fait », mais la découverte de ces textes injustement négligés permet de renouer avec l’effervescence dont ils sont le fruit – cette circulation intense de recherches, de textes, d’images, cet appétit de connaissance mutuelle qui, dans les années 1930, a créé un lien profond entre les mondes intellectuels du Brésil et de la France. Des archives de São Paulo à la BNF, de la Cinémathèque du Brésil aux bureaux des éditions Chandeigne & Lima, Claude Lévi-Strauss est redevenu, le temps d’un livre, le jeune homme qu’il fut. Peut-être l’avait-il oublié. Le voici, comme si tout recommençait.

Un anthropologue est né

Quand Claude ­Lévi-Strauss, jeune agrégé de philo­sophie, débarque à São Paulo en février 1935, beaucoup de chemins paraissent s’ouvrir devant lui. L’anthropologie n’est qu’un de ceux-là, et c’est au Brésil, durant ses premiers « terrains » à la rencontre des Indiens caduveo et bororo, qu’il décide de ne plus le quitter.

Mais tout reste encore à construire, jusqu’à sa discipline elle-même, telle qu’il va peu à peu apprendre à l’approfondir et à la révolutionner. C’est cette initiation que raconte, de texte en texte, d’image en image, Les Plus Vastes Horizons du monde, où se reconstitue le laboratoire intime de l’apprenti chercheur.

On y voit, comme en direct, se fabriquer sa pensée, dans un mélange de tâtonnements et d’avancées éclair, d’intuitions sans lendemain et d’esquisses de ce qui l’imposera quelques années plus tard comme un des plus grands savants du XXsiècle. Il est aussi frappant de lire son étude « Le cubisme et la vie quotidienne », où s’engage un dialogue vite interrompu avec les avant-gardes artistiques, que « Contribution à l’étude de l’organi­sation sociale des Indiens bororo », un de ses premiers textes ethno­graphiques importants, ou le bref « témoignage » donnant son titre au recueil – un exercice d’admiration pour une terre et ses peuples qui annonce des décennies de recherche et d’écriture de la recherche.

Une dernière fois, les Lévi-Strauss possibles se mélangent au Lévi-Strauss définitif. Sa figure en ressort plus riche, plus émouvante aussi.

Extrait

« Les régions européennes offrent des formes précises sous une lumière ­diffuse. Ici [dans le Mato Grosso, Etat du centre-ouest du Brésil], les rôles du ciel et de la terre se sont inversés. (…) Le ciel est la région des formes et des volumes : la terre garde la mollesse des premiers âges. Ces Indiens qui vivent encore dans le creux du plateau ne sont-ils point par hasard les ­derniers survivants d’un âge fabuleux ? Recouverts des plumes éclatantes des oiseaux de la forêt, peints de rouge vif des pieds aux pointes des cheveux (…), ils évoquent, pour qui ignore leur lente et misérable extinction, les idylles du XVIIIe siècle. Et ce qui surprend le plus, c’est de se retrouver face à face avec le Papageno de La Flûte enchantée, dans un décor d’une si imposante et si austère grandeur, d’une si émouvante solitude. »

Les Plus Vastes Horizons du Monde, page 79

Florent Georgesco – Le Monde – 29 novembre 2014

Claude Lévi-Strauss : des textes et des films inédits

Ses photos, il n’y accordait pas « beaucoup d’importance », pas davantage à ses films. « Les films ethnographiques m’ennuient », disait Claude Lévi-Strauss. Mais pas nous, émus de voir, tout jeune, le futur auteur de Tristes Tropiques en expédition dans le Mato Grosso avec sa première épouse Dina Dreyfus, en 1935. Le couple y a coréalisé cinq films, tous restaurés par la cinémathèque brésilienne de São Paulo en 2022, accessibles par QR code à la fin de ce beau livre. Dont ce n’est pas le seul trésor ! Il rassemble en effet dix textes pour la plupart publiés uniquement en portugais au Brésil, et un inédit sur « Le Fascisme au Brésil » . Qu’il s’agisse du « cubisme et la vie quotidienne », écrit alors que Lévi-Strauss n’a pas 20 ans, des « contes de Perrault et leur signification sociologique », de la création d’un institut d’anthropologie, au Brésil, tout témoigne de la formation de l’esprit que l’on sait.

Dans « Les Plus Vastes Horizons du monde », texte qui donne son titre au recueil, le futur anthropologue écrit « l’incommensurabilité » des paysages du territoire qui a, dira-t-il « déterminé sa carrière ». Ce livre édité avec un remarquable soin par deux professeurs à l’université de São Paulo, fruit de nombreuses recherches dans les archives, y compris françaises, peut intéresser et spécialistes et amateurs.

Valérie Marin La Meslée – Le Point – Décembre 2024

Lévi-Strauss, années brésiliennes

Un recueil de textes inédits et cinq films donnent à voir le chercheur sur son premier terrain ethnographique.

L’homme passe devant une hutte et s’avance vers la caméra. Il porte les vêtements qu’on imagine être ceux des explorateurs de ces années-là, pantalons à pinces bouffant plongeant dans de grandes bottes, chemise à manches longues assortie et foulard clair. Dans un autre passage, on le voit assis près d’Indiennes, regard tourné vers l’objectif. C’est Claude Lévi-Strauss dans le village caduveo de Nalike, entre décembre 1935 et janvier 1936. Sur les images, on peut voir aussi Dina Dreyfus, sa première épouse. Lors de cette expédition au Mato Grosso, dans le Brésil central, le couple a coréalisé six films, sur le travail du bétail dans une ferme, sur la vie quotidienne chez les Caduveo et les Bororos. Longtemps disparues, les bobines de 16 mm ont été retrouvées en 1977. L’une d’elles était trop détériorée, les cinq autres ont été déposées à la Cinémathèque brésilienne de São Paulo et bénéficié d’une restauration numérique en 2022. En parallèle des Plus Vastes Horizons du monde, recueil d’articles pour l’essentiel inédits en français, on peut visionner avec fascination cette petite heure d’images noir et blanc venues d’un monde englouti et découvrir le jeune Lévi-Strauss sur son premier terrain ethnographique.

Point de départ de l’œuvre

Ce sont les témoins d’années brésiliennes déterminantes, qui vont mener Lévi-Strauss vers l’ethnographie et l’anthropologie. « Le Brésil représente l’expérience la plus importante de ma vie, à la fois par l’éloignement, le contraste mais aussi parce qu’il a déterminé ma carrière. » Le jeune agrégé de philosophie de vingt-six ans a été recruté comme professeur de sociologie à l’université de São Paulo, fondé l’année d’avant. Le 4 février 1935, il part sur le transatlantique Le Mendoza avec Dina Dreyfus, également agrégée de philosophie, qui apprend à leur arrivée qu’aucun poste n’est finalement prévue pour elle. Elle se lie d’amitié avec l’écrivain Mário de Andrade, alors directeur du service culturel de la ville, qui cofinancera l’expédition à l’origine des films. Les plus vastes horizons du monde, qui rassemble de nombreuses photographies, un inédit est 8 textes de Lévi-Strauss publiés en portugais – dont 5 originaux en français ont été exhumé du fonds Lévi-Strauss de la BNF -, vise « à suppléer à un vide textuel et iconographique qui persiste en dépit de toute l’importance accordée par l’auteur à son séjour au Brésil. » Car ses recherches ethnographiques chez les Caduveo, les Bororos et les Nambikwara, sont le point de départ d’une œuvre majeure, Structure élémentaire de la parenté (1949), Tristes tropiques (1955) et La pensée sauvage (1962).

Un échange vif

L’anthropologue, disparu en 2009, ne tenait pas spécialement à ces images des années 30, et il avait plutôt remisé ses publications de l’époque. Les concepteurs des Plus vastes horizons du monde, Samuel Titan, professeur de littérature comparée à l’université de São Paulo, et Carlos Augusto Calil, cinéaste découvreur des films en 1977, font valoir l’importance de ces années de formation. Ordonnés par ordre chronologique, les articles de Lévi-Strauss traitent notamment du cubisme et de sa soustraction (1935), de la création d’un institut d’anthropologie physique et structurelle (1935), de « la sociologie culturelle et son enseignement » (1937) ou de « Guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud » republié par l’auteur à New-York en 1942.

Au cœur du recueil, on trouve un échange vif et passionnant datant de 1937 entre lieu et les archéologues argentins Duncan et Emilio Wagner, auteurs d’un ouvrage sur la civilisation chaco-santiaguène qu’il a chroniqué dans une revue. Après l’étude de milliers de céramiques, les deux frères sont convaincus « que la civilisatiion chaco-santiaguène et celle du Nord-Ouest argentin forment deux branches de la guerre « grande civilisation primordiale » qui, en une époque très reculée de l’histoire de l’humanité a dû s’étendre sur toute la surface du globe habitée », un diffusionnisme que Lévi-Strauss bat en brèche. « qui se hasarderait à reconstruire l’histoire européenne avec une monnaie gauloise, un tableau de Van Dyck et une collection de boutons d’uniformes russes ? »

Un voyage en camion

L’expédition de 1935 – 1936 a nourri « Les plus vastes horizons du monde » qui donne son titre au livre, récit de voyage en camion, poétique et méditatif. Elle a alimenté aussi, publié en 1936, une « contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Bororos ». Il y a une dizaine de jours, une délégation dee ce peuple autochtone, a été reçu au musée du Quai Branly pour examiner des centaines d’objets, parures, flèches et bijoux. Ils avaient été collectés auprès de leurs ancêtres en 1935 – 1936 par Claude Lévi-Strauss et Dina Dreyfus.

Frédérique Roussel – Libération – Octobre 2024

Parutions de textes inédits de Claude Lévi-Strauss

Les plus vastes horizons du monde rassemblent dix textes de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), dans un ouvrage paru le 4 octobre aux éditions Chandeigne & Lima (296p., 25e). Inédits en français pour la plupart, écrits entre 1935 et 1942, ces textes se lisent comme un roman de formation de l’auteur Tristes tropiques. Illustré de dessins et de photos de l’anthropologue, le livre s’enrichit de cinq films ethnographiques coréalisés avec sa première épouse, Dina Dreyfus, accessible en ligne. L’ensemble rend compte des premières constatations de Claude Lévi-Strauss au contact des indigènes du Mato Grosso, au Brésil.

Nathalie Lacube – La Croix – Octobre 2024

Les plus vastes horizons du monde de Claude Lévi-Strauss

Horizons perdus

Suivant les écrits de l’anthropologue publiés au Brésil entre 1935 et 1942, les cinq films analysés dans ce livre ont été tournés par Claude Lévi-Strauss et sa première épouse, Dina Dreyfus, en 1935-1936, durant une expédition dans l’État du Mato Grosso. Arrivé dans le pays en 1935 pour enseigner à l’Université de São Paulo, Lévi-Strauss n’a cessé d’écrire et de publier des textes, journalistiques ou scientifiques, qui sont rassemblés ici pour la première fois et dont certains demeuraient inédits en France. Ces écrits et films constituent une première tentative de déchiffrer le Brésil en se focalisant sur sa population indigène, évoluant dans un espace géographique distinct, en partie inexploré, des recherches qui vont contribuer à l’élaboration de Tristes Tropiques, publié une vingtaine d’années plus tard.

Tournés en 16 mm, d’une durée totale d’environ cinquante minutes, ces films muets ont été restaurés en 2022 par la Cinémathèque brésilienne et sont proposés ici pour la première fois aux lecteurs et spectateur français, accompagnés de photographies du voyage, photogrammes, peintures, dessins et documents pour la presse. Deux films, sont consacrés aux Bororos, tribu à laquelle Lévi-Strauss a voué une véritable passion, (un troisième film sur elle n’a pas été préservé). Deux autres s’intéressent aux Kaduveo du village de Nalike, l’un autour de la fête de la puberté, l’autre sur la peinture faciale. Le seul qui porte sur une population non indigène se déroule dans une ferme d’élevage dans le sud du Mato Grosso.

Formellement, on remarque l’utilisation fréquente des mouvements de caméra, notamment panoramiques, qui permettent de mieux saisir les personnages dans les paysages, ce du village, de la forêt tropicale ou de la savane. On note aussi un mouvement narratif général dans les films sur les bororos, du travail journalier (chasse, pêche, tissage) aux longs rites religieux du soir. À plusieurs reprises, Lévi-Strauss et Dreyfus passent furtivement dans le champ, ce qui prouve la présence d’un troisième opérateur, probablement l’ingénieur agricole René Silz, qui a participé à une partie de l’expédition.

Dans un entretien accordé à Véronique Mortaigne, Lévi-Strauss ne cache pas une certaine réticence à l’égard de l’outils cinématographique : « lors de ma première expéditions chez les Bororos, j’avais emporté une très petite caméra portative. Il m’est arrivé de temps en temps de pressé le bouton et de tirer quelques images, mais je m’en suis très vite dégouté, parce que, quand on a l’œil derrière un objectif de caméra, on ne voit pas ce qui se passe (…). D’ailleurs je vais vous faire une confession : les films ethnographiques m’ennuient. » En visionnant aujourd’hui ces cinq films dont l’importance historique est anthropologique n’est pas a démontré, outre leur beauté et leur force poétique, on ne peut qu’émettre un doute quant à ce jugement.

Ariel Schweitzer – Les cahiers du cinéma – Octobre 2024

 Des inédits de Claude Lévi-Strauss retracent sa période brésilienne

Les éditions Chandeigne et Lima publient ce 4 octobre Les plus vastes horizons du monde, un recueil de textes et de films ethnographiques de Claude Lévi-Strauss. Parmi ces écrits, un certain nombre d’articles inédits en français, restés endormis à la Bibliothèque nationale de France. Ils retracent pourtant ce que le célèbre anthropologue qualifiait d’« expérience la plus importante de ma vie ».

Lorsque l’on cherche à comprendre le cheminement d’un penseur, il est toujours bon d’en revenir au point de départ. Les éditions Chandeigne et Lima proposent, avec Les plus vastes horizons du monde, de parcourir le Brésil dans les pas de Claude Lévi-Strauss. Accompagné par Dina Dreyfus, sa première épouse, il découvre un pays qui lui parait infini, inspirera Tristes Tropiques et lancera, finalement, sa carrière.

Le recueil rassemble neuf textes publiés au Brésil entre 1935 et 1942, en portugais, dans diverses revues, dont certains inédits en français, ainsi qu’un texte jusqu’à présent inconnu, intitulé « Le fascisme au Brésil », dont le sujet est évident. Il donne aussi accès à cinq films ethnographiques, restaurés pour l’occasion, coréalisés avec Dina Dreyfus au Brésil.

Un récit de formation

Récemment agrégé de philosophie, Claude Lévi-Strauss s’envole pour le Brésil en 1935, pour prendre un poste à l’université de São Paulo, tout juste fondée. « Il a saisi l’opportunité que représentait l’ouverture de cette nouvelle institution, avec le soutien d’un de ses maitres, George Dumas », nous rappelle Anne Lima.

Une fois sur place, il effectue plusieurs missions de terrain, au contact de plusieurs peuples autochtones, comme les Caduveo, les Bororo et les Nambikwara. Il prend des notes, mais aussi des photographies et des films, et met au jour ce qui deviendra une méthode d’enquête : « On lit dans ces textes une évolution, comme un récit de formation », explique l’éditrice du texte. « Les plus vastes horizons du monde sont le reflet d’un émerveillement face à ce pays qui est un demi-continent. »

L’annonce, en filigrane, des observations et réflexions de Tristes Tropiques fascineront les connaisseurs de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss comme ceux et celles qui la découvrent. « De nombreux éléments que l’on retrouve dans cet ouvrage fondateur se retrouvent dans ces articles, ainsi que des particularités propres à Lévi-Strauss, à l’image des dessins et croquis — il dessinait très bien, grâce à l’apprentissage reçu auprès de son père peintre », note encore Anne Lima.

Les photographies insérées dans l’ouvrage, ainsi que les cinq films ethnographiques restaurés, accessibles grâce à un QR Code à la fin du livre, offrent un panorama complet des méthodes de Lévi-Strauss, à la croisée de différents médias. Et ce, même si l’anthropologue lui-même n’était pas tendre avec ces tentatives d’enregistrement : « Il m’est arrivé de temps en temps de presser le bouton et de tirer quelques images, mais je m’en suis très vite dégoûté, parce que, quand on a l’œil derrière un objectif de caméra, on ne voit pas ce qui se passe », estimait-il a posteriori.

Plongée dans les archives

« Ce livre est le fruit d’une complicité », nous explique Anne Lima, qui fait référence à la relation entre la maison d’édition et Samuel Titan, professeur de Littérature comparée à l’université de São Paulo. Par ailleurs éditeur et traducteur, il a supervisé pour Chandeigne et Lima l’édition du titre Modernités. Photographie brésilienne, 1940-1964 (2015) et Histoire d’un vaurien (2017), roman de Manuel Antônio de Almeida traduit par Paulo Rónai.

Samuel Titan a suggéré l’édition de ces textes inédits de Lévi-Strauss à Anne Lima en 2018, avant l’obtention de l’accord de Monique Lévi-Strauss, veuve de l’anthropologue, pour leur traduction en français. Au sein du fonds Lévi-Strauss de la Bibliothèque nationale de France, « nous avons pu retrouver les textes originaux, en français, des articles publiés en portugais, mais parfois en deux ou trois versions différentes », précise Anne Lima.

Un travail de comparaison des manuscrits a été effectué et, dans certains cas, de traduction, par Mathieu Dosse, Myriam Benarroch et Anne Lima elle-même.

Pour les films, leur exhumation fut plus mouvementée. Le réalisateur et producteur Carlos Augusto Calil, professeur du département de Cinéma, Télévision et Radio de l’École des Communications et des Arts de l’université de São Paulo, qui a supervisé l’ouvrage aux côtés de Samuel Titan, les a découverts dès 1977 dans un placard de la discothèque municipale de São Paulo. Six bobines, dont une perdue à jamais : des copies ont immédiatement été réalisées.

Des décennies plus tard, Carlos Augusto Calil et Samuel Titan ont profité de la parution du livre pour engager un projet de restauration et de numérisation des bandes finalisé en 2022, avec le soutien de la Cinémathèque brésilienne de São Paulo.

« Restaurés en 2022, ces cinq films offrent désormais une netteté proche de celle d’origine, dans les années 1930. On sait peu de choses sur leur circulation : il est très vraisemblable qu’ils aient été montrés pendant les séances de la Société d’ethnographie et folklore », expliquent les deux professeurs et superviseurs de l’ouvrage. A priori, Lévi-Strauss les aurait également utilisés comme supports de cours pour ses étudiants, à São Paulo.

D’une durée totale d’une cinquantaine de minutes, ils permettent aussi d’apercevoir, assez rapidement, le couple, surpris par la caméra, sans doute tenue par René Silz, camarade de Claude Lévi-Strauss depuis le lycée.

L’ouvrage à présent disponible en librairie, Anne Lima se félicite d’un projet « qui raconte un pan de l’histoire intellectuelle du XXe siècle. En tant qu’éditrice, au-delà de la recherche des textes et de leur transcription, il y avait quelque chose de réjouissant à voir comment cet intellectuel, ce grand maitre à penser, nait, comment il travaille, écrit et réécrit ses textes. Ce qui reste le plus impressionnant, c’est sa curiosité, la manière dont il imagine un institut d’anthropologie, au Brésil, sans moyens ou presque ».

Pour les plus curieux, une projection de deux films de Claude Lévi-Strauss et Dina Dreyfus, restaurés en 2022, se déroulera le 10 octobre prochain au musée du quai Branly – Jacques Chirac.  Elle sera suivie de commentaires par des représentants Bororo : Antonio Jukureakireu, Bosco Marido Kurireu, Majur Trayto, Ismael Atugoreu et Neiva Aroereaudo.

Cette projection est organisée par Leandro Varison (chargé de la recherche internationale, musée du quai Branly — Jacques Chirac), Maria Luisa Lucas (Musée d’archéologie et d’ethnologie de l’Université de São Paulo) et João Kelmer (Université de Cambridge, Département d’anthropologie sociale). Parmi ses partenaires, on retrouve la Cinematica Brasileira.

Photographies : Dina Dreyfus et Claude Lévi-Strauss dans une maison collective à Nalike (éditions Chandeigne et Lima). Extraits des films qui accompagnent Les plus vastes horizons du monde, aux éditions Chandeigne et Lima.

Antoine Oury – Actualitté – Octobre 2024

Lévi-Strauss avant Lévi-Strauss

Des textes de jeunesse inédits de l’auteur de « Tristes Tropiques » paraissent, illustrés d’un large choix de photographies et de QR codes qui renvoient vers des films qu’il a pris dans les années 30 en Amazonie.

«Je hais les voyages et les explorateurs ». Personne n’a oublié l’incipit altier de Tristes tropiques, publié par Claude Lévi-Strauss en 1955. Un livre tellement inclassable que certains jurés du prix Goncourt ont envisagé de lui décerner leur prix annuel. De fait, cette « recherche du temps perdu » d’un genre un peu particulier ne prend place dans aucune catégorie en usage. Récit de voyage, traité ethnologique, roman d’apprentissage, chef-d’œuvre d’un écrivain de grand style ressuscitant la prose des moralistes français du XVIIe siècle ? Les Goncourt se sont finalement souvenus que le règlement de leur Académie exigeait que le livre couronné chaque automne soit un « ouvrage d’imagination ». Et le Goncourt 1955 a été attribué à Roger Ikor pour Les Eaux mêlées.

Claude Lévi-Strauss a sans doute été moins meurtri d’avoir vu s’envoler un improbable prix Goncourt que par ses échecs au Collège de France, en 1949 et 1950, et par l’incompréhension qu’ont longtemps suscitée ses travaux sur les sociétés humaines et les « structures élémentaires de la parenté », titre d’un de ses plus fameux ouvrages.

Ethnographe et anthropologue

Cette aventure avait débuté vingt ans plus tôt, lorsque Claude Lévi-Strauss, alors âgé de 26 ans, a traversé l’Atlantique pour prendre place au sein de la délégation française chargée de fonder l’université de São Paulo. Nommé à la chaire de sociologie, le jeune agrégé ne mesurait pas à quel point l’expérience en Amérique allait changer sa vie, et celle de Dina Dreyfus, épousée en 1932. Rassemblant dix textes de jeunesse publiés en portugais dans les années 1935-1942 et demeurés inédits en français jusqu’à ce jour pour huit d’entre eux, le volume intitulé Les Plus Vastes Horizons du Monde attire opportunément l’attention sur l’importance qu’a eue cette femme dans l’œuvre de Claude Lévi-Strauss à l’époque où il a commencé à s’intéresser à la parenté, au totémisme, aux mythes et à l’interdit de l’inceste – matière d’une vie de recherche qu’on reconnaît aujourd’hui dans mes articles intitulés « Contribution à l’organisation sociale des indiens Bororo » (1936), « Quelques poupées karajá » (1937), et « Guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud » (1942). Il faut y ajouter une passion jamais prise en défaut pour toutes les formes de création artistique, déjà manifeste dans Le Cubisme et la Vie quotidienne (1935) ou Les Contes de Perrault ou leur signification sociologique (1938) – des textes plus journalistiques. Associés au souvenir photographique des recherches de terrain, ces articles permettent de suivre l’élaboration d’une pensée anthropologique. « L’enjeu était de donner à lire et à voir, au-delà d’un cercle de spécialistes, ces années décisives où s’accomplit la transformation de Lévi-Strauss en ethnographe et en anthropologue », expliquent les universitaires Samuel Titan et Carlos Augusto Calil en introduction.

C’est Dina Dreyfus qui s’est tournée la première vers l’anthropologie.  Et, au Brésil, c’est elle qui a entraîné son mari dans ses recherches – les « ethnographes du dimanche » évoqués dans Tristes Tropiques. En 1936, elle a participé à la fondation de la Sociedade de Etnografia e Folclore avec l’écrivain et agitateur culturel Mário de Andrade, chef de file des avant-gardes brésiliennes sous la direction duquel elle travaillait au département de la Culture de São Paulo. Ce qui a permis aux Lévi-Strauss d’obtenir les autorisations nécessaires pour entreprendre leurs recherches dans l’intérieur du pays, au Paraná d’abord, puis dans le Mato Grosso et en Amazonie, à cheval et en camion.

Peu de temps avant la proclamation de la dictature d’inspiration fasciste de l’Estado Novo en 1937, c’était un moment politique sensible dans l’histoire du Brésil. Entre de nombreux textes consacrés à l’anthropologie et à l’organisation sociale des Indiens, Claude Lévi-strauss s’est d’ailleurs intéressé à la vie politique brésilienne dans Le Fascisme au Brésil, un inédit de 1935. Les Pauliste ayant été écartés des affaires publiques, São Paulo était assurément une ville à part dans le Brésil de Vargas.

Une « science nouvelle »

C’est ainsi que la moitié des textes de jeunesse de Claude Lévi-Strauss que l’on découvre aujourd’hui ont été publiés par le Departamento Municipal de Cultura de Mário de Andrade. Pour le couple Lévi-Strauss, la rencontre avec cet homme qui envisageait la culture comme une arme contre le gouvernement Vargas a été capitale. Hôte de Blaise Cendrars lors de son premier voyage au Brésil en 1924, cet écrivain a passé son existence à inviter des intellectuels et des artistes français à participer à la naissance d’une « science nouvelle » proprement brésilienne, mêlant l’histoire à la littérature, la philosophie à la sociologie, l’anthropologie aux arts et la linguistique à la musique.

Claude et Dina Lévi-Strauss ont d’abord commencé leurs travaux archéologiques et sociologiques aux alentours de São Paulo, souvent accompagnés d’étudiants. Puis, à l’intérieur du pays et jusqu’en Amazonie, en ethnographes désormais, à la rencontre de populations kaduveos, bororos et nambikwaras. De l’acuité de leur regard témoignent cinq films auxquels les lecteurs des Plus Vastes Horizons du monde ont accès grâce à un QR Code inséré dans le livre. Au soir de sa vie, l’auteur de Tristes tropiques assurait ne pas accorder beaucoup d’importance à ces films, comme il a toujours considéré avec distance les trois mille photographies prises avec son Leica lors de ses expéditions brésiliennes dans des contrées à l’horizon sans fin. Certaines ont été publiées dans l’album intitulé Saudades do Brasil en 1994 ; d’autres ont été données par l’écrivain au Musée du quai Branly en 2007, deux ans avant sa mort. Mais beaucoup d’entre elles n’ont jamais été montrées : elles établissent de façon incontestable que Claude Lévi-Strauss, fils de peintre et lui-même bon dessinateur, fut un grand savant doublé d’un immense artiste.

Cette double qualification s’impose dans le texte au lyrisme joyeux intitulé Les Plus Vastes Horizons du monde, qui donne son titre à l’ouvrage. Elle se retrouve dans les cinq films que l’on découvre avec émerveillement : Les travaux du bétail dans le corral d’une ferme dans le sud du Mato Grosso (1935), La Vie d’un village bororo (1936), Les Rites funéraires des Indiens bororos (1935), et Le Village de Nalike, I et II (1936). On regarde ces films aux images tremblantes où les Indiens « recouverts des plumes  éclatantes des oiseaux de la forêt » apparaissent comme « les derniers survivants d’un âge fabuleux » traversé par un étrange frisson.

Ces civilisations n’existent plus. Le rouleau compresseur de la modernité les a emportées – hommes, femmes, enfants chants, danses, peintures faciales. Et la modernité elle-même se vide peu à peu de sa substance. Ce que Claude Lévi-Strauss annonçait, avec une mélancolie royale, dans Saudades do Brasil : « De plus en plus, les avancées de la science et de la technique, y compris les conquêtes de la médecine – bienfait pour l’individu et méfait pour l’espèce –, ont pour bénéfice principal, souvent pour excuse alléguée, de compenser les conséquences néfastes engendrées par les progrès précédents. Ce faisant, d’autres conséquences néfastes résultent, auxquelles il faudra inventer d’autres progrès pour y remédier. Expropriés de notre culture, dépouillés de valeurs dont nous étions épris – pureté de l’eau et de l’air, grâces de la nature, diversité des espèces animales et végétales –, tous Indiens désormais, nous sommes en train de faire de nous-mêmes ce que nous avons fait d’eux. »

Sébastien Lapaque – Le Figaro – 21 Octobre 2024