Mère étale – Chaos familial par Valério Romão
Eugénia, fille abandonnée par un père garagiste, est une tête. À l’université, elle fournit tous les jours à des étudiants leur “ration” de “phénoménologie fraîche”. Une brève page de cours s’insère au début du chapitre «Sans les mains» et tant pis pour les paumés n’yant pas lu Hurssel. La jeune femme a aussi perdu son chat. Inconsolable, elle remplit de larme une bassine, attendant que les prières à Saint Antoine fasse effet. Mais il y a pire, de point de vue de Virginia, la mère : Eugénia est surtout atteinte d’une maladie non répertoriée, des accès de poésie. Si bien qu’il lui faut alors fuir, pour échapper aux récriminations maternelles – «le chaos (…) se repaît, se nourrit de moi, vaste crématorium où l’amour et la haine fondent pour devenir la vapeur de quelques vers, chenille aux milles volontés différentes, poussant mon corps vers les choses fragmentées de la vie (…)».
A contrario, Virginia devrait se portait comme un charme, c’est la loi des duos fusionnels mère-fille. Hélas, elle est atteinte par la maladie d’Azheimer. «Mamounette» perd la tête, embrouille les temporalités. La fille, aimante, devient donc la mère, par une fertile inversion des rôles. Après Autisme et Les Eaux de Joana, le romancier portugais Valério Romão clôt ainsi sa trilogie sur les «parentalités ratées».En novembre 2019, il déclarait à Libération : «La famille est un laboratoire intéressant, qui me permer de voir à peu près l’ensemble des dispositions humaines. Je pense beaucoup à mes personnages, je les surcharge d’émotions, je les place dans la maison et j’assiste à la réaction des un et des autres, tels les souris d’un labyrinthe.»
On retrouve dans ce roman une même virtuosité pour fondre en un seul flux les pensées, les dialogues des personnages. L’atmosphère de brume est encore épaissie ici par la confusion mentale. Valério Romão ajoute aussi une pointe de fantastique. Eugénia est encore enfant, Virginia a pris des locataires dans l’appartement, la fillette dort dans «la dépense» qui sent l’oignon, elle a peur «que le sol ne s’ouvre quand maman tirerait sur le cordon de la lampe, transformerait soudain le cagibi en siphon pour écouler la honte». Alors elle s’imagine loin, «naufragée d’autres eaux, accueillie un jour par une tribu d’Indiens » qui la ferait grandir «à l’ombre généreuse d’une tente hexagonale ».
Frédérique Fanchette – Libération – Janvier 2022
Brouillage final
D’une poésie profonde, imprévisible comme l’âme humaine, Manquer à l’appel, du Portugais Valério Romão, emporte dans l’histoire de Virgínia, ex-maire d’une petite ville proche de Lisbonne, et de sa fille, Eugénia, professeure de philosophie, alors que la première bascule dans la sénilité. La relation de deux femmes, qui vivent ensemble, a été bâtie sur l’entraide dans l’exclusion : le père, un tyran domestique, é déserté le foyer, affligé d’être le géniteur d’une fille. Après son départ vinrent les fins de mois difficiles, la honte, les aventures cachées, les recommendations de la mère qu’inquiétait le penchant d’Eugénia pour la poésie – cette “maladie” qui l’éloignerait de la vraie vie et des études sérieuses.
Après Autisme et Les Eaux de Joana, sur le déni d’une mère dont l’enfant est mort-né, Romão clôt son triptyque Paternités ratées. Se moquant de la temporalité, il décrit le chaos de vies bousculées par la maladie, hantées par les traumas familiaux. Sa prose abolit toute hiérarchie entre les événements, toute distinction entre le récit, les poèmes cités et les dialogues. Qui est la plus malade, de Virginia atteinte d’Alzheimer et qui ne reconnaît plus personne, ou Eugénia chez qui poésie, fantasme et travail se confondent ? Et si, dans ce grand brouillage final de la vie, les deux femmes touchaient là au plus près de ce qu’est la littérature ?
Gladys Marivat – Le Monde – Février 2022
Eugénia envahie par la poésie, entretien avec Valério Romão
Valério Romão reçu par Mathias Énard dans son émission La salle des machines sur France Culture.
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L’écrivain portugais né en France, Valério Romão, revient en France avec un nouveau roman, Manquer à l’appel, qui clôt sa trilogie sur la « paternité ratée ». Comme pour ses romans précédents, ce dernier roman en date est édité en France aux éditions Chandeigne, spécialisées dans la littérature lusophone. Présent à la présentation de la traduction française au Théâtre de la Ville fin février, ActuaLitté a pu s’entretenir avec le romancier, mais également son traducteur, João Viegas. L’auteur a été révélé en France et au Portugal avec son premier roman, Autismo(Autisme),finaliste du prix Femina étranger 2016.
ActuaLitté : Votre parcours n’est pas des plus banals : qui êtes-vous donc ?
Valério Romão : Je m’appelle Valério Romão. Je suis né à Clermont-Ferrand dans une famille qui avait quitté le Portugal, à cause du régime autoritaire de Salazar. Nous sommes ensuite retournés au Portugal après la chute de ce dernier. J’ai publié mon premier roman en 2012, Autisme. Avant ça, j’étais informaticien. J’ai ensuite publié De La Famille en 2013 qui ouvre une trilogie sur la paternité ratée, ou tout simplement les rapports entre les membres d’une famille. Les Eaux de Joana est le deuxième opus de cette trilogie, avant Manquer à l’appel, publié au Portugal en 2018 et traduit en France en janvier de cette année. Dans cette trilogie, je me suis intéressé spécialement à l’espace intime d’une famille et non à sa dimension sociale.
Pourquoi avoir choisi le thème de l’autisme pour votre premier roman ?
Valério Romão : J’ai un fils autiste non verbal. Il a besoin de notre aide pour quasiment tout, donc ça part d’une expérience personnelle. Un roman entre fiction et réalité, mais les personnes qui ne me connaissent pas ne pourront pas reconnaître ce qui relève de mon vécu personnel et ce qui relève de la fiction. Je me suis ainsi protégé grâce à la fiction, mais mon entrée en littérature est bien passée par une expérience particulière.
Qu’est-ce qui a motivé cette œuvre ?
Valério Romão : C’est d’abord le désir d’écrire qui m’a poussé à réaliser un premier roman et le thème s’est imposé. Je souhaite proposer avant tout de la littérature. Ce n’est ni un journal, ni un témoignage.
Pourquoi avoir choisi de traiter ensuite de l’échec, et plus précisément de la paternité ratée ?
Valério Romão : Quand on rentre à la maison après une longue journée ou un événement par exemple, on ne va pas parler de ce qui s’est déroulé normalement. On évoquera plutôt les histoires intéressantes, tragiques ou comiques. De plus, j’ai un tropisme pour le tragique qui n’est sans doute pas étranger à mon identité portugaise faite de dramatisation et d’absence de demi-mesure.
Quel genre de lecteur êtes-vous ?
Valério Romão : Je suis d’abord un grand lecteur. Une enfance très marquée par la solitude. On n’avait pas internet avant les années 2000, et je passais une grande partie de mon temps à lire. J’ai, dans un premier temps, beaucoup lu de littérature jeunesse et pour adolescents jusqu’à mes 12-13 ans. Dans mes premières années adolescentes, 13-15 ans, je me suis plongé dans une littérature “plus sérieuse” : beaucoup de philosophie, Nietzsche… Des auteurs gênants. Comme beaucoup de jeunes passionnés de littérature, j’étais attiré par des auteurs qui avaient un propos non conventionnel, voire controversé. Quand tu es jeune, tu veux ouvrir des portes vers l’inconnu. Nietzsche a été l’une des influences importantes qui m’ont incité à me tourner vers des études de philosophie.
Vous êtes ensuite passé d’études de philosophie au métier d’informaticien, et de l’informatique à l’écriture…
Valério Romão : J’ai grandi dans les années 80-90 quand l’informatique a commencé à se développer, et ça m’a passionné dès le début. Et si l’on peut être surpris par mon parcours, en réalité, à y regarder de plus près, il y a d’importants points communs entre l’informatique et la philosophie. Dans les deux cas, on est dans des structures logiques de la pensée. Au contraire de ce que pensent parfois les gens, la philosophie est très rationnelle, et non une sorte de poésie discursive. Beaucoup de personnes perçoivent encore la philosophie comme la conceptualisation d’une opinion, ce n’est pas le cas quand on est face à un véritable philosophe. Nietzsche écrit comme un poète, mais il a lu toute la philosophie occidentale, et ce qu’il propose est finalement rigoureux. Il lisait les Grecs dans le texte. Après, si le philosophe allemand Kant était par exemple une sorte d’horloge humaine, Nietzsche était pour sa part une sorte de fou. Aussi fou qu’intéressant.
Et en littérature, quels furent les auteurs marquants ?
Valério Romão : Tous les Russes, et c’est un point commun avec beaucoup d’écrivains je pense. Il y a dans cette littérature une chaleur, un bouleversement. Sans aucun doute l’une des plus grandes littératures du XIXe siècle. C’est fantastique dans l’absurde et dans la capacité de mettre en échec la réalité, de jouer avec elle.
Du côté des contemporains, personne ?
Valério Romão : C’est plus difficile. Je continue à bien aimer António Lobo Antunes qui est probablement l’écrivain portugais vivant le plus important. J’aime beaucoup José Saramago, mort en 2010. Après il y a des découvertes que je fais de temps en temps. J’aime beaucoup Dulce Maria Cardoso qui a parlé aujourd’hui avec moi pour cette rencontre au Théâtre de la Ville. Elle est très sérieuse, probe et minutieuse dans son travail.
Quelle approche avez-vous du style ?
Valério Romão : Je suis un adepte de la prose poétique. J’y vois une manière de rendre la pensée, les sentiments, les sensations, comme un flot qui se déverse, une exsudation incontrôlée. L’idée est que le lecteur reçoit le récit comme si on lui racontait une histoire à lui tout seul. Grâce au bon accueil de mon premier roman au Portugal et en France, j’ai pu continuer à écrire avec intégrité. C’est-à-dire proposer des textes comme je dois les raconter, et non comme il faudrait le faire pour faire une « carrière ». Le style, c’est certainement le plus fondamental, car c’est ici que se partage les textes de type journalistiques ou le journal intime d’un côté, et l’œuvre littéraire à proprement dite de l’autre. Le style est tout en écriture.
João Viegas : Lisez ses romans et vous verrez. (Rire) Dans les ouvrages de Valério, on est pris dans un délire, des séquences mentales de réflexion dans lesquelles il agrège tout. Tout est vu par le prisme des fantasmes du personnage. Ça donne une langue qui se présente dans une sorte de reconstitution d’une vie mentale, avec ses incises. D’un coup, on passe à autre chose. C’est bien fait, véritablement prenant. D’une certaine façon, la littérature moderne est faite de ça. Quand vous analysez la phrase célinienne, c’est une phrase intérieure. Valério s’approprie très bien cette tradition née dans la modernité. De plus, il épouse assez bien les fantasmes des personnages principaux, à chaque fois dans des situations différentes. Souvent les personnages sont confrontés à quelque chose qui les dépasse. L’autisme d’un enfant, une fausse couche pour quelqu’un qui avait tout miser sur cet enfant, ou une mère qui a l’Alzheimer et qui s’approprie l’existence de sa fille. Chez Valério, tout est dans l’écriture, le style. Il montre très bien, avec ses images mentales, les contradictions, les souffrances. Dans Manquer à l’appel spécifiquement, il y a une progression mentale et on est plongé au centre du problème : une mère et une fille qui se construisent et se détruisent l’une l’autre. On est happé par ce monologue à deux, où on est d’abord perdu, avant de comprendre petit à petit, à mesure que se déroule le récit, jusqu’au naufrage, comme pour les précédents opus de la trilogie.
Qu’est-ce que vous souhaitez faire passer à travers vos œuvres ?
Valério Romão : Éclairer quelque chose, un aspect d’une question qui n’avait pas reçu, de mon point de vue, une lumière suffisante. L’autisme par exemple, ou des dimensions des drames intimes familiaux. N’importe quoi finalement, mais éclairer une région de la réalité. En outre, je pense que chaque roman a son histoire. Pour l’un, mon attention sera plutôt portée sur la peinture des personnages, et dans un autre livre, l’histoire pourra prendre plus d’importance. Je pense qu’il faut toujours essayer d’atteindre une cible qui nous dépasse. Fouiller la mémoire ou fouiller l’identité, c’est fixer quelque chose qui finalement nous dépasse. Peut-être qu’alors, sait-on jamais, les générations à venir auront un accès à cette réalité qu’on aura réussi à exhumer, et qu’on aura fait vivre pour tous.
Comment avez-vous reçu les traductions proposées de vos textes ?
Valério Romão : Je trouve que les éditions Chandeigne ont fait un travail exemplaire avec les traducteurs et traductrices qu’ils ont trouvé pour mes livres. Je trouve que João (Viegas) est un traducteur absolument remarquable.
João Viegas : La traduction reste un travail d’humilité. C’est trouver dans la langue française d’aujourd’hui la manière de rendre au mieux la voix d’un auteur, afin qu’elle s’agrège au mieux à la littérature française. Je devais écrire l’œuvre de Valerio, tout en la respectant et en ne se superposant surtout pas à lui. Tout doit sortir de la langue maternelle, comme une transcription d’une œuvre musicale doit rester le plus possible, proche de la source, même en changeant d’instrument.
Justement, comment s’est opérée votre rencontre avec les textes de Valério Romão ?
João Viegas : Il y a eu une confluence. Anne Lima, qui a co-créé les éditions Chandeigne, est mon épouse, mais si je ne suis pas un grand lecteur de littérature contemporaine à la base, la première œuvre de Valério Romão, Autismo, a tout de suite attiré mon attention. Ce n’est pas moi qui ai traduit Autismo, mais Elisabeth Monteiro Rodrigues, alors quand j’ai eu l’opportunité de traduire les autres, j’ai sauté sur l’occasion de pouvoir travailler sur ses récits hallucinés. Je sais que les éditions Chandeigne ont découvert Valerio assez tôt, et à présent, ils ont traduit tout ce qu’il a publié. En tant que traducteur, ma mission a été de restituer toute cette complexité, cette difficulté, cette richesse, cette profusion. Fort heureusement, il faut d’abord être un lecteur enthousiaste et attentif pour tout entendre.
Hocine Bouhadjera – ActuaLitté – Mars 2022