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Corps et âme
Après le sublime Carnet de mémoires coloniales, publié en 2021, où elle revenait sur son enfance au Mozambique, Isabela Figueiredo transforme l’essai et continue son exploration du passé familial dans ce roman autobiographique à la structure tout à fait unique : chaque chapitre est dédié à une pièce de l’appartement d’Almada que ses parents lui ont légué. Elle raconte ainsi l’intimité et les silences d’une famille dont elle est à présent la seule représentante. Maria Luisa, née au Mozambique, est adolescente lorsqu’elle quitte son pays natal pour le Portugal au milieu des années 1970. Stigmatisée et brimée en raison de son surpoids et de sa condition de retornada, elle peine à s’insérer dans une société qui la rejette. Loin de se contenter d’unn statut de victime qui ne l’intéresse pas, elle devient une jeune femme combative et brillante.
Par delà la chronique familiale et sociale, c’est avant tout un roman sur le corps, celui hors norme et débordant de la fille, celui mutilé du père et celui vieillissant de la mère. On est empoigné par la langue de Figueiredo, qui dit avec précision aussi bien la honte que la tendresse, le désir charnel que la solitude. Une réussite !
Cyprien Guicheteau, Librairie Millepages, été 2023
La Grosse, d’Isabela Figueiredo, un corps à la recherche de sa partie amputée
Les courbes généreuses d’un corps dessiné envahissent toute la couverture du roman d’Isabela Figueiredo, La Grosse, publié par les éditions Chandeigne en cette rentrée littéraire 2023. Un corps volumineux d’une lumineuse chair rosée qui laisse cependant transparaître un vert opalin qui rappelle, non sans raisons nous le verrons, la couleur de son précédent ouvrage, Carnet de mémoires coloniales, magistral texte où l’écrivaine racontait son enfance au Mozambique alors sous domination portugaise.
Mais le texte se présente cette fois comme un roman, une fiction, puisque l’héroïne n’est plus la petite Isabela du Carnet de mémoires coloniales, mais une femme adulte, Maria Luísa, qui nous confie dès « l’entrée » du livre, les deux grandes pertes qu’elle vient de subir. D’abord la perte d’une quarantaine de kilos grâce à une opération de l’estomac destinée à limiter sa capacité à ingérer des aliments, et la mort de sa mère, à laquelle l’autrice ( pas la narratrice !) a dédicacé La Grosse, hommage qui fait pendant à la dédicace au père du Carnet de mémoires coloniales. Et c’est effectivement dans la sphère la plus intime du personnage de Maria Luísa que nous pénétrons immédiatement pour tenter de comprendre, avec elle, comment sa vie et celle de ses parents, qui avaient débuté sous le soleil radieux du Mozambique, ont pu venir s’échouer dans le destin compliqué des retornadas, ces portugais de retour des colonies lors du rapatriement de 1975 après la révolution des Œillets et le changement de gouvernement.
Maria Luísa n’en finit pas et n’en finira peut-être jamais d’être la fille de ses parents. Elle habite désormais ce qui fût leur appartement, et son récit nous en propose une méthodique exploration pièce par pièce, un chapitre pour chacune, comme si c’était de ces lieux que sa parole pouvait surgir, qu’il fallait qu’elle y puise la force de nous raconter son histoire. Une histoire qui, identiquement à celle de l’écrivaine, débute à Lourenço Marques, nom colonial de l’actuelle capitale du Mozambique, Maputo, auprès d’un père et d’une mère colons. Totalement formatés par l’idéologie expansionniste alors dominante, ils n’arriveront jamais véritablement à se reconstruire après leur retour au Portugal, qui leur fit, comme aux autres rapatriés des grands empires, un accueil plus que tiède. La jeune adolescente est cependant revenue une dizaine d’années avant ses parents qui vont tenter, en vain, de sauver leurs possessions et leur avenir avant de comprendre (en fait pas vraiment !), qu’ils ne seront plus jamais de cet endroit, qu’il n’existe pas de place pour eux, tels qu’ils sont, au Mozambique. C’est durant cette période où elle est seule, livrée à elle-même et hébergée par la parenté, que va commencer la lente et ininterrompue dilatation du corps de Maria Luísa qui devient pour elle, mais aussi elle le sait, pour les autres, « la Grosse ».
Ce vocabulaire sans filtre, La Grosse, assez peu politiquement correct pourrait choquer un lecteur non averti. C’est pourtant le registre qu’avait aussi choisi Isabela Figueiredo dans le Carnet de mémoires coloniales, employant le terme « nègre » — à nouveau présent dans ce texte — parce qu’avec ce registre, ces mots interdits et lourdement chargés, elle est le mieux à même de restituer les significations profondes, les représentations sous-jacentes et la charge affective, que colons et ex-colons, ou ici les amis de la jeune rapatriée véhiculent quand ils les emploient. Difficile de ne pas voir dans ce que la narratrice qualifie de « second corps à trainer », dont elle a honte et qu’elle cache pour échapper au regard des autres, le poids du passé, l’absence des parents, tout autant que leur retour encombrant au bout de dix ans, car tout empreint des fantômes de sa vie antérieure. Nous le savons depuis la lecture du Carnet de mémoires coloniales, le lien qui unie l’enfant aux parents est un lien ambivalent, puissant, tel une corde de rappel qui l’empêchera de devenir adulte en leur présence. Elle ressent pour eux une sorte d’amour/haine qui lui fait adorer un père avec qui elle partage une complicité certaine mais dont elle abhorre les idées, positions et comportements ; qui lui fait vouloir tout à la fois la mort et le maintien en vie d’une mère qui n’est plus que le seul lien avec une existence partie en morceaux.
« Au déjeuner, j’évite la cantine d’où vient une odeur de nourriture véritable. J’achète des sandwiches avec de la confiture de tomate, au bar, et je les mâche avec voracité, puis je garde la monnaie pour acheter des timbres grâce auxquels je peux écrire aux parents, à la famille et à mes amis, me reliant ainsi à la partie amputée de moi-même.
Je dis que ma fringale de cette période est née dans mon estomac, au centre de moi-même, mais je ne saurai jamais vraiment d’où elle est venue. Je le comprimais, je lui donnais des coups de pied. C’était une douleur qui ne tuait pas, tout comme la nostalgie d’un proche qui est mort ».
─ Isabela Figueiredo, La Grosse
Car c’est dans les ruines que tous les trois vivent depuis que le mirage colonial s’est effondré : le mobilier ramené d’Afrique qu’envahissent les plantes tropicales, rend impossible toute régénération de l’existence pour les parents, et rapidement le père mourra. Maria Luísa, elle non plus, ne sera pas capable de reconstruire sa vie sur les ruines de ses premières expériences de femme ; sur celles de sa séparation avec David, le grand amour charnel de sa vie, ou sur celles de son amitié avec Tony, la complice des années studieuses. Père, mère et fille semblent tous les trois comme amputés d’une fonction vitale. Ils partagent en effet une totale incapacité à dépasser ce qui a été et qui n’est plus, c’est-à-dire à transformer du passé en souvenir, matériau qui sert si bien, pourtant, à tisser du présent. À ce titre la construction en miroir inversé des deux livres d’Isabela Figueiredo pose question. Le récit de fiction masque vraiment difficilement, ou ne cherche absolument pas à masquer, les éléments autobiographiques qui le constituent. Alors pourquoi ne pas avoir raconté cette seconde période, celle du retour et de la difficulté à se reconstruire du même point de vue du récit que celui du Carnet de mémoires coloniales ? Peut-être justement parce qu’après le retour au Portugal ce ne sont finalement que des vies de fiction qu’ils auront tous les trois, des vies factices, suspendues et à jamais improbables.
Rappelle-toi, Maria Luísa, rappelle-toi.
Toi aussi tu as été ça.
La Grosse, Isabela Figueiredo
Quand la mère de Maria Luísa (Isabela ?) meurt, la narratrice organise et décrit une scène tout à fait symbolique. Elle rassemble dans une chambre qu’elle dénomme, Empire (!), tout le mobilier du passé qui ne peut avoir de place dans sa vie, une fois seule. Mais ce n’est pas pour le détruire, non, c’est pour le donner à ceux qui en voudront, lui offrir un futur. Car si elle ne peut pas vivre dans ce qui incarne tout ce qu’elle a eu tant de mal à rejeter, cette société coloniale à laquelle elle a dû malgré elle, collaborer, elle ne peut pas non plus le faire disparaître. Elle doit lui donner une place ici, au Portugal, seul endroit où il peut y en avoir une pour ces vestiges, seul endroit où il aurait dû y en avoir une pour eux trois, si le passé n’avait pas été si lourd et asphyxiant.
« Je garde quelques statues probablement sculptées par des noirs affamés en échange d’escudos d’outre-mer ou de méticals. Je songe, « rappelle-toi, Maria Luísa, rappelle-toi. Toi aussi tu as été ça ». Je garde quelques petites œuvres. Je garde ce qui peut être utile et ce qui me relie à ce qui s’est perdu, ce manque qui sera près de moi au moment où je retrouverai papa et maman et où nous pourrons enfin nous pardonner entre de doux baisers et de fortes étreintes. »
─ Isabela Figueiredo, La Grosse
Avec La Grosse, qu’il faut considérer comme le second volet d’un diptyque et donc découvrir en lisant ou relisant le Carnet de mémoires coloniales, Isabela Figueiredo éclaire d’une lumière crépusculaire un passé douloureux et encore peu raconté, l’histoire des retornadas. Une histoire complexe, celle de ceux qui ont participé, ici comme ailleurs en Europe, à la grande erreur collective de l’aventure coloniale, emportant dans leur échec une génération un peu oubliée, partagée entre la honte et l’amour de leurs parents.
Cécile Douyère-Corallo – Addict Culture – 31 août 2023
Retrouvez l’article sur le site d’Addict Culture
Corps gros, cœur lourd
Maria Luisa est La Grosse. Une enseignante qui fut autrefois obèse, avant une gastrectomie. Au début du roman d’Isabela Figueiredo, la narratrice a perdu 40 kilos, et une part d’elle-même que son récit s’occupe à retrouver. Une succession désordonnée de souvenirs trace les contours d’une existence marquée par le surpoids et la statut de retornada, terme désignant les colons portugais contraints de quitter le Mozambique après l’indépendance, en 1975. S’il est facile de masquer ses origines, Maria Luisa ne peut rien contre son apparence, qui lui vaut au collège le surnom de « baleine bleue ».
Utilisée par une camarade au corps de reine, qui lui demande de laver ses vêtements et de lui passer de la crème après le bain ; larguer deux fois par David, qui l’aime sincèrement mais ne parvient pas à assumer ses sentiments face au regard de la société, Maria Luisa aurait dû sombrer. No, elle s’accroche à la vie, et trouve les moyens de rire des vilains tours qu’on lui joue – si proches, finalement, des mauvais coups que subit le Portugal. L’humour, l’intelligence, le regard critique, le langage cru : voilà ce qui sauve l’héroïne de ce roman poignant.
Gladys Marivat – Lire Magazine – septembre 2023
La Grosse d’Isabela Figueiredo, d’élevé à amputé. L’histoire d’un corps.
Phénomène éditorial au Portugal, A Gorda, roman d’Isabela Figueiredo (Maputo, 1963), est sorti la semaine dernière dans les librairies françaises.
La Grosse (traduit par João Viegas) succède à Carnet de mémoires coloniales, également publié aux éditions Chandeigne et qui a valu à l’auteur le Prix des Lecteurs dans le cadre du Festival européen de littérature de Cognac, qui a mis à l’honneur la littérature portugaise en 2022.
Dans La Grosse, l’auteur revient sur la période de la décolonisation et les traumatismes qu’elle a provoquée. Maria Luísa, une jeune fille née au Mozambique qui, à l’adolescence, est envoyée par ses parents au Portugal en 1975, juste après l’indépendance, est au centre de l’intrigue. Ses parents sont arrivés à Lourenço Marques en 1952, faisant partie de la vague de colons blancs encouragés à partir par l’État fasciste désespéré de Salazar, qui voyait dans l’augmentation du nombre de colons européens un outil infaillible pour préserver un empire colonial en décrépitude. Cette coïncidence entre la vie du personnage et celle de l’auteur fera immédiatement penser à un roman d’inspiration autobiographique.
Maria Luísa est une retornada qui s’installe sur la rive sud, dans la maison de sa tante Maria da Luz à Cova da Piedade, peut-être la ville portugaise qui mérite le trophée du nom le plus triste. Maria Luísa est une jeune fille intelligente, vivante et cosmopolite qui, à contrecœur, va vivre dans la grisaille de l’ancienne métropole et dans une école de Lourinhã, des réalités si différentes de l’exubérance du Mozambique. Cependant, ces circonstances ne sont pas le trait principal de la personnalité de Maria Luísa. La caractéristique qui la domine (et l’opprime) est physique et aura un impact profond sur sa personnalité. Maria Luisa est grosse. Grosse avec une majuscule, car son obésité aura un poids énorme, au sens propre comme au sens figuré, dans sa construction de femme adulte.
L’intrigue, racontée par la protagoniste elle-même, se débat avec une chronologie qui saute d’une époque à l’autre, des années 1970 et 1980 à 2014, l’année où Maria Luísa a perdu sa mère (« La mort de maman a été un soulagement ») et a subi une gastrectomie qui lui a fait perdre quarante kilos. « Quarante kilos, c’est énorme. C’est le poids que j’ai perdu après la gastrectomie : c’était un second corps que je transportais avec moi. Ou plutôt que je traînais ». La protagoniste a été opérée de l’estomac, mais elle n’a pas été lobotomisée, car elle a gardé la même personnalité : « Je pense encore comme une grosse. Je serai toujours une grosse.» Maria Luísa sera toujours grosse, même si elle ne l’est pas : « Après la gastrectomie, je suis devenue pas mal ! »
En tant que résidente au Portugal, Isabela Figueiredo en profite pour décrire les « Temps de la Grande Régression » qu’elle vivait au moment de l’écriture de ce roman, où l’on retrouve des noms et des termes presque oubliés par ceux qui ne vivent plus au Portugal, tels que Passos Coelho, Troïka, coupes budgétaires ou émigration forcée. Des années de crise qui marqueront inévitablement la littérature lusophone, tout comme la Grande Dépression a marqué la littérature américaine ou la pandémie la littérature mondiale.
Avec une écriture brute et sans filtre, Isabela Figueiredo emmène le lecteur à la découverte d’une femme traumatisée par des décennies d’insultes et de discriminations et pointe du doigt la dictature de l’image et du corps (soi-disant) parfait qui conduit des millions d’hommes et de femmes à la dépression et au dégoût de soi.
Nuno Gomes Garcia – Lusojornal – 4 septembre 2023
Traduit du portugais : éditions Chandeigne
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La Grosse, par Leïla Slimani
ELLE nous révèle Isabela Figueiredo, une voix portugaise subversive
« Lorsque je me suis installée au Portugal, il y a deux ans, je ne parlais pas encore la langue et je dois aux éditions Chandeigne d’avoir pu découvrir des œuvres d’auteurs lusophones traduites en français. Parmi eux, Isabela Figueiredo, une romancière qui ne cherche pas à plaire et brouille les frontières entre la réalité et la fiction. Maria Luisa, l’héroïne de La Grosse, lui ressemble. Comme elle, elle est retornada, c’est-à-dire une femme qui a grandi dans la colonie portugaise du Mozambique, et est retournée en métropole après l’indépendance, dans des conditions difficiles. Elle découvre alors un pays inconnu, où elle a du mal à trouver sa place. Mais sa personnalité solaire, son intelligence et son appétit pour la vie lui permettent de se défendre face au conformisme de son entourage et au mépris dont elle est l’objet. Les chapitres correspondent chacun à une des pièces de la maison où cette famille de déplacés s’installe. Car La Grosse est un roman du déplacement, du déclassement, qui interroge notre façon d’occuper un espace, qu’il soit intime, social ou politique. C’est aussi une analyse très fine du Portugal actuel, la place des femmes – souvent cantonnées à la domesticité et sommées de se marier -, le poids de l’histoire coloniale ou encore la souffrance d’une population soumise dans les années 2010 à une douloureuse austérité budgétaire.
Mais ce qu’on retiendra, c’est le style d’Isabela Figueiredo, la force de ses images et de ses descriptions, sa capacité à mêler la délicatesse à l’irrévérence, la crudité à l’aspiration et à l’amour ».
Leïla Slimani
ELLE – Leïla Slimani – le 7 septembre 2023
Mémoire obèse
Histoire d’amour et récit d’émancipation, La Grosse est aussi un roman sur le passé colonial du Portugal
Maria Luisa n’a pas de chance. Non seulement elle est une retornada (« revenue » du Mozambique, ex-colonie portugaise) mais en plus, elle est grosse – un « poids lourd », une « baleine », ricanent les garçons dans son dos ! Née à Maputo, sur la côte est-africaine, où elle a vécu la fin de l’époque coloniale, l’héroïne de La Grosse est arrivée à Lisbonne en 1975, toute jeune adolescente, au lendemain de la révolution des Œillets. Ses parents, des Portugais de condition modeste, rentreront dix ans plus tard. Pour retrouver leur fille et ses kilos en trop.
La boulimie et l’obésité de Maria Luisa sont-elles liées à l’histoire familiale/coloniale, les pieds noirs version portugaise ayant connu, plus récemment que les « rapatriés d’Algérie », les difficultés d’un retour peu glorieux vers la « mère patrie » ? L’auteure Isabela Figueiredo ne le dit pas. Sa narratrice, fille unique, tendance solitaire, est bien trop tordue et maline pour expliquer sa folie douce par le seul déterminisme historique ou social. Ce que raconte Maria Luisa, ce sont ses amours, les amours d’une grosse. Et, à travers elles, un peu de l’histoire du Portugal et du quartier populaire d’Almada, où l’auteure elle-même a vécu et signé ce romanesque monologue, qui relève « de la simple fiction et de la pure réalité », est-il signalé en exergue.
Tout commence et s’achève en 2014, dans la banlieue industrielle de la capitale portugaise, alors que la narratrice a perdu ses kilos… et sa mère : ayant maigri en quelques mois, suite à une gastrectomie, Maria Luisa a l’impression de s’être débarrassée d’un « second corps ». Elle se retrouve seule et presque mince, dans l’appartement familial, où sa mère s’est atteinte. Chaque chapitre du livre porte le nom d’une pièce : salon, cuisine, etc.
Construit sous la forme d’un flash-back, le récit en spirale se nourrit de souvenirs et de rencontres amoureuses, sexuelles ou amicales de l’insatiable Maria Luisa. Précoce, torride et intermittente, sa liaison avec David, entamée quand ils étaient étudiants à la fac de Lisbonne, sert d’axe narratif principal. On fait également connaissance avec Tony, une bimbo arrivée d’Angola, collégienne gentiment mythomane, à qui Maria Luisa, fascinée, sert de souffre-douleur ; plus tard, on découvre le gentil Leonel, ami fidèle et homosexuel tourmenté ; on croise quelques amants de passages ; sans oublier la chienne de la maison, cœur tendre et museau humide, à qui la narratrice lit un poème de Camões et avec qui elle s’endort : « bercées l’une par le sommeil de l’autre », puisque « la chienne et moi, explique Maria Luisa, nous sommes une seule bête ».
Après l’hommage au père, à qui Isabela Figueiredo avait dédié son premier livre traduit en français, Carnet de mémoires coloniales (Chandeigne, 2021), récit autobiographique qui restituait, en termes d’une rare crudité, l’univers raciste des petits Blancs du Mozambique, ce deuxième livre est tout entier tendu par l’amour chaotique, qui unit la fille à la mère disparue. Le passage, où l’on voit le philodendron – que la mère a rapporté en douce du Mozambique, tout comme les bulbes de dragonniers et de caladiums – envahir les murs du salon, est un morceau d’anthologie. « Apporter la jungle à la maison exigeait un travail insensé », commente la narratrice, au bord de l’asphyxie.
Ironique, parfois cassante, la voix de Maria Luisa est celle d’une errante, qui cherche en tâtonnant à se libérer de ce « passé (qu’elle) habite avec les parents », ce « lien de fer incorruptible qui (les) serre et (les) agglutine ». Histoire d’amour et récit d’émancipation, La Grosse est un livre qui captive, interroge, fait rêver. Il est d’abord, paradoxalement, un récit sur le deuil et la solitude. Écrit au scalpel : sans un poil de graisse, ni pathos.
Catherine Simon – Le Matricule des anges n°246 – septembre 2023