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À travers le flux de conscience d’une quadragénère en crise, c’est l’état actuel de son pays qu’évoque la romancière portugaise, dans Eliete, la vie normale.
Dulce Maria Cardoso face à la disparition des choses simples
À la fin d’Eliete, la vie normale, une tempête approche de Cascais, près de Lisbonne. Eliete, agente immobilière, 42 ans, attend un homme. Elle tient entre ses mains une lettre qui, dans quelques secondes, achèvera de faire basculer l’existence qu’elle dissèque sans relâche depuis que nous l’avons rencontrée. Ce qui va être dévoilé, Dulce Maria Cardoso l’a écrit dans le roman. Mais nous l’avons oublié, emportés par le récit rapide d’une héroïne qui paraît constamment au bord de l’implosion.
L’aveuglement est ce qui occupe l’écrivaine, née au Portugal en 1964. Celui d’une quadragénaire, mère de deux filles qui lui échappent et mariée à un homme qui ne la regarde plus, sur sa propre vie qu’elle voulait normale, préservée du risque, préservée de tout. Mais aussi l’aveuglement de toute une génération née après la dictature de Salazar, attirée par un enrichissement rapide au sein de l’Europe. Des vies à l’abri de tout, sauf du vide.
Ce dernier fait effraction dans les pensées d’Eliete le jour où sa grand-mère perd l’esprit. Tandis que la narratrice écoute divaguer son aïeule qu’elle est venue chercher à l’hôpital, un éclair de lucidité la frappe. Elle fait déler sans ménagement le propre lm de sa vie. La mort de son père quand elle avait 5 ans, et les histoires inventées pour le faire exister. Les mises en garde de sa grand-mère, très croyante quant à ce qui « allait lui arriver » si elle ne se méfiait pas des hommes. Et, nalement, tout ce qui ne lui est pas arrivé parce qu’elle a épousé Jorge, un homme en rapport avec son manque de rêve et d’ambition.
Dans les silences
La vacuité et ses petits arrangements, les compromissions du quotidien… L’écrivaine, publiée pour la quatrième fois en France – elle est notamment l’autrice de Phébus, 2002 –, les déniche dans la moindre attitude, dans les silences de chaque conversation. Ou leur absence. Qui êtes-vous, vous qui ne me parlez plus ? La narratrice traque sa vie de famille enfuie sur les réseaux sociaux où ses filles et son époux lui sont étrangers tels qu’ils apparaissent, heureux et adorés par quantité de gens qu’elle ne connaît pas. Cependant, Eliete range dans la cave le résidu bien palpable de leur existence commune, libérant de la place pour accueillir sa grand-mère dans leur maison.
Cardoso décrit avec une acuité non dénuée d’ironie une femme déconnectée de la réalité désormais virtuelle de notre monde contemporain. Le soir de la victoire du Portugal à l’Euro 2016, elle se retrouve alors que le pays entier festoie. En quelques clics, Eliete se crée un prol sur Tinder et traque les maris indèles dans Cascais, tandis que le sien court après les Pokémon – ces bestioles libérées dans la nature grâce à un jeu vidéo mobile utilisant la réalité augmentée. « inhumainement seule »
La force du roman, qui la distingue d’une autre histoire d’une crise de la quarantaine, est l’originalité du « flux de conscience » de cette héroïne décidée à déterrer les cadavres de son existence et de sa génération. Le monologue intérieur frénétique d’Eliete aspire les propos de son entourage – son mari indifférent, sa mère aigrie, sa grand-mère démente. Le « je » des souvenirs d’enfance et de la dégringolade de l’âge adulte alterne avec le « nous » de la mémoire collective de sa génération, témoin des mutations du Portugal.
Images obsédantes
La phrase longue, qui rappelle la prose d’Antonio Lobo Antunes ou celle de José Saramago (1922-2010), permet à Cardoso de déployer des images obsédantes : les silhouettes des retornados, ces Portugais d’Afrique revenus au pays après les indépendances ; les touristes, nombreux depuis l’arrivée des vols low cost ; les étrangers qui investissent massivement dans l’immobilier ; Halloween, qui a remplacé la fête des morts; la disparition des choses simples et « ces temps-ci qui n’étaient pas faits pour les vieux », qui d’ailleurs n’intéressent plus personne, maintenant que « Google fournissait en quelques secondes des milliers de résultats actualisés sur tout et n’importe quoi, qui donc avait besoin de connaître l’expérience d’un individu quand on pouvait avoir accès en quelques secondes à l’expérience de millions d’individus ? »
Cependant, la tempête approche. Eliete, la vie normale, ou le dernier inventaire des vies ordinaires avant disparition.
Gladys Marivat, Le Monde, décembre 2020
Dans ce roman à la première personne (et début d’une trilogie), Eliete, l’atihéroïne du titre, est une agente immobilière qui se dévoue sans gratitude des siens. Au milieu de cette aliénation quotidienne survient le choc de la sénilité de sa grand-mère. Dans le tourbillon de ses souvenirs, l’aïeule prétend qu’elle a entretenu une liaison avec Salazar (le dictateur) mais n’est guère prise au sérieux. Même si Eliete est une « femme avec une tendance aux extinctions » (orpheline de père à cinq ans), ce bouleversement la pousse à s’inscrire sur Tinder, d’abord pour jouer, ensuite comme une nécessité, non sans déceptions… Mais qui sait si une étincelle ne pourrait pas venir d’ailleurs que de son écran ? Dulce Maria Cardoso n’a pas troqué la lorgnette politico-social de Le Retour (autour de la décolonisation en Angola) pour une approche strictement intime. Eliete est née juste après la révolution des Œillets (25 avril 1974) et c’est une quarantaine qui aspire à une renaissance, dans un pays tout aussi usé après la crise de 2008. Avec tendresse et férocité, l’autrice observe ce personnage de femme engluée dans sa lassitude mais extrêmement tangible dans sa valse-hésitation. De quoi souhaiter la voir évoluer tête encore plus haute dans le deuxième volume !
Anne-Lise Remacle – Focus Vif – Octobre 2020
Eliete, fille de la révolution et mère sur Tinder Roman sur les traces de Salazar par Dulce Maria Cardoso
Pourquoi avoir choisi un titre à première vue si peu accrocheur : Eliete, la vie normale ? Et pourquoi une héroïne qui se présente comme dotée d’une intelligence et d’une beauté moyenne ainsi que de «gênes grisâtres» ? Dulce Maria Cardoso, rencontrée à Paris début octobre, admet qu’il y avait là un défi. Rendre compte de la complexité d’un personnage apparemment ordinaire : Eliete, mère de famille quadragénaire, agente immobilière, délaissée par un mari obsédé par les jeux vidéo et snobée par ses deux filles. Puis la romancière élargit le champ : «Avec ce livre, je voulais aussi faire un portrait du Portugal et aborder la question plus politique de l’héritage de la dictature Salazar. C’est justement avec ce concept de vie normale que le dictateur avait convaincu les Portugais d’accepter son régime : moyennant la perte des libertés, il leur promettait une vie sans sursaut, sécurisante.»
Faucilles. Les premières phrases du livre plantent d’ailleurs bien le décor en ce sens. Notre héroïne «normale» accourt à l’hôpital. Sa chère grand-mère a perdu la tête. «Mamie» a fait une chute après avoir erré dans la rue, vêtue d’une chemise de nuit mais chaussée de ses souliers de messe. Et le roman écrit à la première personne du singulier commence par un franc-parler de bon augure : «Moi je suis moi et que Salazar aille se faire foutre.» Eliete est née en 1974, année de la révolution. Son père, victime d’un accident de voiture quand elle avait 5 ans, est, dans l’imaginaire familial, un héros. Parce qu’il est mort précocement ? Parce qu’il partait la nuit dessiner des marteaux et des faucilles sur les murs ? La mère et la grand-mère, qui ne se supportent pas, sont, elles, très conservatrices, purs produits de la dictature. Et Eliete se retrouve coincée dans ce huis-clos féminin.
Au fil des semaines, sortie de l’hôpital, «mamie» perd le fil de son existence, s’accroche à des bribes de conscience, «un défilé d’étrangères» parcourt son corps. Mais l’octogénaire a le temps de lancer une recommandation énigmatique, «prends soin du Sacré-Coeur», phrase qui entraîne une révélation surprenante à la fin du livre annonçant, tel une novela, une suite à venir. Par un effet de vases communicants, le personnage de la petite-fille, lui, gagne en densité, en épaisseur temporelle. Eliete vit une période charnière. Porteuse d’une mémoire familiale à cheval sur plusieurs époques, elle analyse froidement le monde actuel et surtout les changements que le numérique a apportés à ses relations familiales. Elle est devenue une véritable détective sur les réseaux, espionne son mari, ses filles, puisque c’est le seul moyen de rester en contact. Mais sa solitude est grande et bientôt elle se dédouble. Elle aussi a des fantasmes sexuels. Eliete devient Monica sur Tinder, collectionne des amants d’une ou quelques fois dans un love hôtel de bord de route, fait une rencontre amoureuse.
Comment supporter toutes ces vies virtuelles ou parallèles des uns et des autres ? «Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, on a, avec le smartphone, une sorte de cerveau dans la main et la possibilité d’être en contact tous de manière simultanée. On cherche à faire coïncider un moi numérique et un moi physique. Et tout ça soulève des problèmes dramatiques qui doivent être traités par l’art» répond Dulce Maria Cardoso. La romancière amène la question de l’adultère : «Si j’ai une conversation d’ordre sexuel sur une messagerie numérique ou devant une caméra et que les deux corps ne sont pas ensemble, est-ce que je trahis ou non ?» Ces interrogations sont relayées par les soliloques d’Eliete. «Par exemple, poursuit l’autrice, la mémoire qu’on a de notre passé, de notre enfance. Avant y entrait une composante très importante de l’imagination parce qu’on avait peu d’archives personnelles. Maintenant n’importe quel enfant a des traces de tous les jours. Et donc on peut se demander ce que vont devenir ces personnes, ce qu’elles vont être une fois adultes.»
Quand se déroule le roman, marqué par un match de foot crucial pour le Portugal et une nuit d’Halloween, Eliete doit donc trouver une solution pour sa grand-mère. Celle-ci ne peut manifestement plus rester seule avec son chat Fripouille dans l’appartement où elle vécut avec «Monsieur Pereira». L’ancien barman de paquebots l’avait épousée, elle, la jeune mère sans mari, après cette interrogation qui revient en boucle dans la tête de la vieille dame : «O mignonne, tu as déjà vu la mer ?» Jorge, le compagnon amorphe d’Eliete, accepte que «mamie» vienne un temps chez eux. Mais la grand-mère mange le kapok des coussins : elle est condamnée à la maison de retraite.
Soupirs. Le vieillissement est l’un des autres thèmes solidement traités par le roman. «Avec les nouvelles technologies la mémoire des plus vieux ne nous intéresse plus, constate Dulce Maria Cardoso. On préfère avoir accès à une connaissance toujours en train d’être actualisée. Les personnes âgées sont ainsi devenues la partie la plus importante et la plus fragile de la population, mais on ne sait pas quoi faire d’elles.»
Eliete, elle-même, n’échappe pas aux questionnements sur son âge. Ses filles refusent de se confier, soupirent quand elle évoque le passé. Une phrase revient deux fois dans le livre, «elle a été très difficile à écrire pour moi», dit la romancière, ce sont des mots simples, plein de nostalgie : «ça me manque d’être jeune en été». Dulce Maria Cardoso n’a pas eu «une vie normale», mais elle n’en tire pas de fierté particulière. Née en 1964, elle a passé son enfance en Angola, alors colonie portugaise. La guerre civile a contraint la famille à quitter précipitamment l’Afrique pour la métropole. Premier traumatisme. Puis à 15 ans, un grave accident l’oblige à rester longtemps à l’hôpital. De l’expérience angolaise elle a tiré un roman traduit en français, O Retorno (Le Retour) qui aborde la question de ces rapatriés, très mal accueillis au Portugal, livre qui a eu un grand succès dans son pays. Elle qui s’intéresse au travail de l’imagination sur la mémoire constate l’effet de l’écriture sur ses souvenirs d’enfance africaine. «Je me rappelle tout, je me suis obligée à fixer les choses, parce que j’avais conscience que je ne retournerai plus jamais en Angola. Mais c’est curieux, mon passé a changé avec ce roman. En fait, maintenant, les lecteurs parlent plus de l’histoire que j’ai inventée dans Le Retour que de mon propre passé et donc d’une certaine façon comme j’ai parlé plus souvent et plus longtemps de Rui, mon personnage, mon histoire personnelle est devenue autre chose. Et quand je pense à mon retour, le souvenir est mélangé à la fiction.»
Par Frédérique Fanchette – Libération – Novembre 2020
La fureur de vivre
L’auteure portugaise Dulce Maria Cardoso met en scène une femme dans la quarantaine, désireuse d’exister enfin, dans le droit fil de la société moderne.
«Mariée depuis plus de vingt ans, deux filles adultes, agente immobilière, orpheline du fameux Antoninho depuis l’âge de cinq ans, femme avec une tendance aux extinctions», ainsi se résume Eliete, portée par une lucidité nouvelle. Pour évoquer cette vie stable, «normale», qu’elle a souhaité construire avec Jorge, elle parle maintenant de «bonheur moyen», de «famille disloquée» au milieu de laquelle rien ne bouge, rien n’explose. À mesure que sa grand-mère adorée perd la mémoire, Eliete retrouve la sienne, comme rattrapée par sa propre vie. Grâce à Tinder, elle s’invente un jeu, devient Mónica, assumant pleinement ce besoin de se sentir à nouveau désirée. Ce faisant, elle rompt l’inertie et le «va-et-vient monotone des jours et des marées». Avec Eliete la vie normale, récit d’une grande fluidité et d’une jolie poésie – dont on attend la seconde partie -, Dulce Maria Cardoso questionne la propension à l’oubli de soi et les rôles qu’on s’attribue sans y penser dans une société moderne portugaise, elle-même indifférente au passé salazariste et à ceux qui l’ont vécu.
Juliette Savard – Lire Magazine Littéraire – Octobre 2020
Eliete est née après la Révolution de 1974. Agente immobilière, mariée, mère de deux filles, la voici obligée d’héberger sa grand-mère paternelle après que celle-ci s’est retrouvée à l’hôpital, atteinte par la maladie d’Alzheimer. Le père d’Eliete est mort alors qu’elle n’avait que cinq ans, et sa mère refuse de prendre en charge sa belle-mère qui les a pourtant hébergées et soutenues durant son enfance. Qui prend soin des plus vieux dans cette société égoïste, insouciante et oublieuse de l’Histoire? Eliete, qui fait bonne figure devant les commentaires maternels mesquins, qui se résigne à voir s’éloigner ses filles indépendantes, assiste seule à la dégradation physique et psychologique de sa grand-mère sans faire paraître son désarroi. Mère, fille, petite-fille, épouse d’un mari indifférent, ménagère, employée, Eliete a toujours endossé sans broncher ces rôles réducteurs. Petite, on lui a appris que la féminité était source d’ennuis et d’interdits, puis elle a pu observer le désir dans le regard des hommes, avant de jalouser la réussite professionnelle de sa meilleure amie que les mauvaises langues attribuent à ses charmes, le succès d’une femme étant toujours suspect. Le problème d’Eliete, c’est justement sa « vie normale » ; elle se demande ce que signifie être une femme au XXIe siècle. Cette aspiration indéfinie est montrée avec beaucoup de délicatesse. L’héroïne échoue tout autant à se rattacher au passé ravivé par les souvenirs mystérieux de sa grand-mère, qu’à se rapprocher de ses filles qui évoluent dans un présent virtuel où la mise en scène de soi est plus importante que l’être. Le soir de la finale de la coupe d’Europe gagnée par le Portugal, elle décide de s’inventer une vie parallèle et instantanée…
Aline Sirba – Revue Études – Octobre 2020
Une femme normale, prise en otage entre Tinder et Salazar
Dans le Portugal d’aujourd’hui, un tableau de société subtil et irrévérencieux
Eliete est née en 1974, avec la Révolution des œillets. Elle n’a pas vécu sous la dictature mais son spectre pèse toujours sur elle: « Moi je suis moi et que Salazar aille se faire foutre», s’écrie-t-elle à la première ligne. Avant de mener une «vie normale» – mari, enfants, travail, maison, voiture – Eliete a été une enfant sans père. Celui-ci est mort quand elle avait cinq ans. Il croyait au monde nouveau et peignait des marteaux et des faucilles sur les murs de Lisbonne. Avec sa mère, qui l’a conçue à seize ans, la fillette a grandi chez la grand-mère paternelle, nostalgique de la dictature et moralisatrice. Le grand-père? Disparu dans la nature. Pour le remplacer, un monsieur Pereira, ancien barman de paquebots, également tourné vers le passé, et mort, lui aussi depuis longtemps. Maintenant, la grand-mère commence à perdre la tête et Eliete vacille. Le spleen de la femme dans la quarantaine est un thème rebattu mais, en lui donnant cet arrière-plan politique, Dulce Maria Cardoso le renouvelle. Le sens de l’autodérision dont elle dote Eliete y est aussi pour beaucoup.
Le 10 juillet 2016, le Portugal devient champion d’Europe de football. Cette victoire marque une rupture dans la «vie normale» d’Eliete. Incapable de se joindre à l’euphorie générale, elle prend la mesure de sa solitude au sein de la nouvelle classe moyenne. Depuis longtemps déjà son gentil mari et ses grandes adolescentes lui échappent, complices sur leurs portables et les réseaux sociaux. Les filles prennent leur envol et il va à la chasse aux pokemons. Agente immobilière, elle se débrouille mais moins bien que sa rivale. Son amie de toujours, la mauvaise élève devenue avocate, accumule les amants. A son tour, Eliete s’aventure sur les sites de rencontre, prend un plaisir de gamine à flirter virtuellement, se risque enfin à des rencontres. Une stigmatisante scène d’humiliation la radicalise, dorénavant elle ira au bout du jeu: elle connaît le désenchantement des chambres d’hôtels à frais partagés, du sexe sans tendresse. Pendant qu’elle s’émancipe sans joie, il lui faut trouver une solution pour la grand-mère, affronter l’amertume de sa mère, l’indifférence des siens. Cet alliage de culpabilité, de regrets, de rancœurs, est éclairé par une rencontre réconfortante et surtout par la finesse du regard d’Eliete sur elle-même et les autres. Et la fin, qui laisse augurer d’une suite, ménage une surprise vraiment détonante.
Dans Le Retour (Stock, 2014), Dulce Maria Cardoso a déjà su transmettre avec justesse le désarroi des retornados, ces petits Blancs qui ont dû quitter les colonies d’Afrique à l’indépendance, en 1975. Eliete la vie normale a été sélectionné pour le prix Femina étranger.
Isabelle Rüf – Le Temps – Septembre 2020
Dulce Maria Cardoso à RFI. Entretien avec la journaliste Lígia Anjos – Octobre 2020
Entretien en portugais
Dans Eliete, la vie normale, Dulce Maria Cardoso raconte l’histoire d’une femme de 42 ans qui étouffe dans sa vie quotidienne au cœur d’un Portugal qui évolue tout en restant marqué par son passé salazariste.
Délaissée par son mari et ses deux filles, sa vie lui semble morne. La maladie de sa grand-mère qui perd la tête va la plonger dans un questionnement profond, un examen du passé et un retour à soi qui la changera à jamais.
Ce roman est mené tambour battant. Sans respiration. Comme s’il y avait une urgence de tout dire, de tout raconter. Les mots de Dulce Maria Cardoso sont justes, forts, remplis d’émotion. Elle conte avec force et mouvement le quotidien et les pensées de son héroïne.
Eliete s’ausculte, s’interroge, se retourne sur sa vie. Mille et une pensées lui viennent. Les anecdotes s’enchainent à un rythme effréné. Elle évoque son père décédé lorsqu’elle avait 5 ans, les relations tendues avec une mère qui ne la comprend pas, son enfance où sa mère et sa grand-mère s’affrontaient régulièrement, les relations insatisfaisantes avec ses filles, son mari qui lui fait l’amour à jour fixe et qui ne la considère pas plus qu’un meuble de leur appartement …
Les siens s’éloignent et elle n’y peut rien. Elle semble invisible. Un soir alors que tout le Portugal célèbre la victoire de son équipe de foot en coupe de l’UEFA contre la France, elle se sent si seule qu’elle décide de se créer une autre vie sur Tinder, s’invente un personnage et le fait vivre comme on jouerait à un jeu vidéo. La simple virtualité ne suffit plus et elle saute le pas des rencontres et celui des aventures sexuelles sans lendemain. Ce cheminement la ramène vers elle-même, la réconcilie peu à peu avec son corps, son essence, avec ce qu’elle est. Ces amants de passage lui redonnent confiance et lui permettent de retrouver une forme d’intégrité, jusqu’à ce qu’un homme qui la désire pour ce qu’elle est rentre dans sa vie.
Ce roman qui se termine sur une révélation, ne s’achève pas avec la dernière page. L’histoire d’Eliete et surtout son évolution auront une suite !
D’où est venue l’envie d’Eliete, la vie normale ?
Dans le processus d’écriture, l’unique mystère qui existe pour moi est l’apparition des personnages. Le reste c’est plus ou moins du travail, plus ou moins de la patience, plus ou moins de la résistance. Mais les personnages, leur apparition, demeurent un mystère. D’où vient par exemple l’image d’une femme qui m’a poursuivie pendant des années et qui est devenue Eliete ? Qui était-elle ? Pour le découvrir j’ai dû revenir en arrière, c’est-à-dire, écrire. Cela s’est passé ainsi avec Eliete et avec tous mes personnages. Eliete, s’est révélée être une femme apparemment normale dans une vie normale. En 2018, le mot normal n’avait pas encore la connotation que la pandémie lui a donné. Normal aujourd’hui correspond à autre chose, la nouvelle normalité correspond à autre chose. Mais déjà alors ladite normalité n’était pas la normalité que nous avons héritée après-guerre. Eliete, dans sa vie normale était très malheureuse, bien qu’ayant en apparence tout ce qui est supposé nous rendre heureux : un mari, deux filles, un travail, des vacances d’été. J’ai également compris qu’Eliete symbolisait un conflit entre le Portugal atavique conservateur, héritier de Salazar, et un Portugal modernisé. Mais ce roman, bien qu’encadré par la figure de Salazar, est intimiste. Il essaie de réfléchir aux relations familiales. Eliete a symboliquement l’âge de la révolution portugaise. Et elle est emportée dans le vertigineux changement économique, social, politique et technologique.
Quels sentiments vous ont traversé durant l’écriture de ce roman ?
L’écriture d’un roman est toujours une découverte. De la création d’un univers, des personnages, de l’état de ma compréhension ou incompréhension du monde. Je dirais que je suis disponible, curieuse et modeste.
Parmi vos personnages, lequel préférez-vous ?
J’aime tous mes personnages. Tous sont passés dans mon esprit et dans mon cœur. Bien sûr je passe plus de temps avec mes personnages principaux, mais je les connais bien tous et cela me manque d’être avec eux ou plutôt ce moment passé avec eux me manque. Je ne sais pas très bien.
Si Eliete existait, que ressentiriez-vous à son égard ?
Pour moi Eliete existe. Elle n’est pas matière mais elle existe dans ma pensée. Nous nous retrouvons encore régulièrement.
Quelles sont vos inspirations quotidiennes pour nourrir votre art de l’écriture ? Qu’est-ce qui vous donne l’envie de créer ?
Mon quotidien change beaucoup. Par exemple en ce moment je me réveille à 5h30 du matin et j’écris lors de ces premières heures de la matinée. Mais j’ai déjà plutôt écris jusqu’à très tard dans la nuit. J’ai avant tout besoin de silence. Ce qui me fait écrire c’est la vie. Cela peut paraître une réponse évidente et s’en est une mais je n’en trouve pas d’autre plus satisfaisante.
Avez-vous d’autres passions qu’écrire ?
Lire, marcher, cuisiner, le cinéma… tant de choses. Je suis privilégiée. J’aime beaucoup de choses, mais j’espère toujours en aimer plus. Pour avoir d’autres raisons d’être heureuse.
Dans ce roman, vous décrivez une femme qui étouffe dans sa vie, qui ne demande qu’à exister. Ecrivez-vous pour vous sentir vivante ?
Dans le premier entretien auquel j’ai répondu, il y a de cela maintenant presque vingt ans, la journaliste m’a demandé pourquoi j’écrivais. J’ai répondu alors avec beaucoup d’ingénuité, « J’écris pour que l’on m’aime ». Aujourd’hui, passé vingt ans et six livres, je continue de donner la même réponse. J’écris pour que l’on m’aime.
Entretien mené par Sandy Bory – Cultures Sauvages – Octobre 2020
Coup de coeur de la rédaction – Palme d’Or Sauvage
Eliete, 42 ans, mariée, mère de deux jeunes adultes, travaille dans une agence immobilière. En partie élevée par sa grand-mère, elle l’accueille transitoirement chez elle lorsque cette dernière présente des signes d’Alzheimer, puis lui cherche une maison de retraite ; c’est à cette occasion qu’elle fait la connaissance de Duarte… Eliete est insatisfaite de sa vie, de son quotidien… les enfants s’en vont, elle ne partage plus grand-chose avec son mari, elle se voit vieillir irrémédiablement, la routine s’installe … alors ? Dans une forme stylistique originale qui entrelace récit et dialogue, Dulce Maria Cardoso ausculte la société d’aujourd’hui et principalement celle d’une génération de femmes, qui au-delà de l’emprise du passé et des contraintes sociales, tente de tracer sa voie propre, hors de toute culpabilité. Avec affection, empathie, ironie parfois, l’auteure « raconte Eliete » ; on rit, on sourit, on s’émeut de ce lien avec cette grand-mère, on retrouve les préoccupations d’une jeunesse et l’addiction au virtuel, on interroge cette quête de l’épanouissement personnel, de « la vie normale ».
M.T.D. et C.B. – Notes Bibliographiques – Septembre 2020
Un futur grand classique ! Eliete est notre semblable. Et comme on l’aime cette femme de 42 ans bousculant sa vie, claquant la porte des habitudes trop ancrées, sans bruit aucun, avec altérité et dignité. Elle est superbe de sens, de réflexions ajustées, d’intelligence intuitive. Eliete regarde attentive les décors de son monde. Un château de cartes qui va s’écrouler immanquablement. «Quand l’hôpital a téléphoné à cause de ma grand-mère c’était plus de cinq mois avant la nuit de la tempête, mais j’ai l’impression que Salazar a commencé à s’insinuer dans ma vie à ce moment-là.» Sa grand-mère de quatre-vingt-un ans chute en pleine rue. Eliete va accueillir dans son foyer cette dernière. «Ce n’était un secret pour personne que maman n’aimait pas mamie expliquait – elle quand elle était de bonne humeur, les autres jours elle se contentait de râler, Saleté de vieille elle peut crever loin d’ici je m’en contrefous.» Vous l’aurez compris, le bas blesse entre ces deux fortes personnalités. Il faut dire que nous sommes en latitude post révolution du 25 avril 1974. Eliete a vécu chez sa grand-mère avec sa maman et Monsieur Pereira. Sans son père décédé lorsqu’elle avait cinq ans. le spartiate, l’aigreur intergénérationnelle ont heurté cette promiscuité de plein fouet.
L’écriture de Dulce Maria Cardoso est un jour après l’autre. Posée, elle assigne la voix d’Eliete qui prend vigueur, gonflant les pages d’une narration de génie. Eliete se métamorphose. D’autant plus que la venue de sa grand-mère chez elle va être comme un tsunami, une mise en abîme pour Eliete. «Ne pas passer pour une faible pourrait être le slogan de maman. Qu’est-ce que je cherchais avec autant d’insistance dans cette photo ? Mon papa, ma maman, moi, la certitude que mon papa aimait sa petite fille ?»
Eliete observe le lissé d’un antre conventionnel. Un mari Jorge qui flirte à outrance sur les réseaux sociaux, pourvoit Eliete à la transparence. Elle, qui côté ville travaille pour une agence immobilière et du côté cour pour les tâches ménagères et tutti quanti. Eliete est invisible. D’aucuns lui parlent, d’aucuns la pensent femme révélée. Rédemption, Eliete creuse la terre, foudroie les silences, laisse monter la sève. Elle s’épuise à force de chercher le bon rythme. L’alliage qui effacera inéluctablement les rides naissantes. «Ce que j’éprouvais envers Ines était identique à ce que j’éprouvais pour Marcia et vice-versa, il n’y avait rien de fondamentalement différent dans ma relation avec chacune, même si avec Marcia j’arrivais plus facilement à m’imaginer que j’étais une bonne mère.»
Eliete s’élève, elle affronte les images, les non-dits, les relents latents d’une dictature. Elle rassemble l’épars qui va faire des miracles. Ce qui est sublime, c’est la justesse de ce récit qui écarquille l’authenticité, cette ténacité à s’affirmer en tant qu’être accompli. Coûte que coûte, la vie normale vacille. «Ce sont les restes de la dictature, ça a duré presque cinquante ans, ça a laissé des traces, les gens ont encore peur, notre dictature a été différente des autres, elle s’est marquée de douceur et c’est ça qui nous a minés en nous rendant tous méfiants…» Eliete est une belle personne, une battante. Sa grand-mère est un paravent contre les affres d’un quotidien fade. Eliete va-t-elle se réaliser ? le dire ou pas ? Lisez ce récit, la tempête est signe, Eliete l’exemplarité. Une enfant du Portugal portant sur ses épaules le poids de l’Histoire, ce que l’amour a figé de secrets lourds. Magistral, fondamental. Traduit du portugais par Elodie Dupau.
Evelyne Leraut – Babelio – Septembre 2020