Une danseuse de cabaret, voyant sa beauté décliner et le jeune homme dont elle est amoureuse la dédaigner, se laisse mourir dans l’indifférence générale… Une vieille femme soupçonnant l’indélité de sa belle-lle engage des voyous pour la surveiller, voire plus… La directrice d’un orphelinat annonce à ses pupilles la visite de leur bienfaitrice venue « choisir » une demoiselle de compagnie ; elle en prote pour leur raconter sa propre histoire et régler quelques comptes…
Sous le nom d’emprunt de Teresa Veiga se cache une romancière portugaise née en 1945, renommée depuis longtemps dans les pays lusophones pour son talent de nouvelliste. Les onze contes cruels du recueil proposent une exploration ironique mais respectueuse de genres littéraires prisés au XIXe siècle : drame gothique, intrigue policière, initiation libertine… Des « à-la-manière-de » malicieux et virtuoses en hommage à Dickens, Conan Doyle, Théophile Gautier, Dumas ls, Edgar Poe, Maupassant, etc. Folie, mélancolie et déception habitent des femmes singulières, incomprises ou mysticatrices, innocentes ou retorses, rongées par des souffrances anciennes ou des rêves inaccessibles. L’écriture faussement tranquille et classique explose soudain en éclats comiques subtils quand l’auteure révèle le grinçant d’une situation, l’irruption du destin dans le quotidien, la veulerie ou le ridicule des hommes qui gravitent autour de ces héroïnes pas comme les autres.
Les notes bibliographiques – Novembre 2020
Les fêlées plurielles
À la manière d’une Elena Ferrante lusophone, Teresa Veiga tient farouchement à son anonymat, mais n’a pas son pareil pour camper des personnages féminins hors du communs, cousus à points méticuleux, affectueux mais non sans ironie. Dans Folles mélancolies, nouvelles aux atmosphères feutrées mais piquantes, elle démultiplie les visages du « féminin » et en déconstruit les archétypes, que ce soit à travers Kitty, la danseuse du Wonderbar qui finit en déclin, recluse et pétrie d’amour (La mort du Cygne), ou Mademoiselle Susana, menant l’enquête sur la séquestration d’une Cendrillon de tabloïds (Natacha) ou encore quand elle prend un malin plaisir à s’imaginer Adèle troussant quelque histoire démesurément tragique pour revitaminer l’intellect d’un Shelock Holmes en descente de trip. Si certaines protagonistes de ce recueil pourraient donc ressembler aux orphelines au doux faciès d’antan, ou à la Miss Havisham des Grandes Espérances de Dickens, il y a en elle un grain duplice, une opiniâtreté, un zeste féroce qui les font s’extraire, ne fût-ce qu’un instant, du cadre figé des narrations. Du faux conte gothique au récit d’initiation érotique (avec dentiste!) qui tourne au drame, saluons donc comme il se doit cet art fin et multiple du pastiche aux échos émancipateurs.
Anne-Lise Remacle – Le Vif – Juin 2020
La traductrice Ana Maria Torres répond aux questions d’Artur Silva dans l’émission Passage à niveau de Radio Alfa. Émission du 23 février 2020.
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Le bal des masques
Galerie de femmes par la Portugaise Teresa Veiga
Auparavant sœur Saint-Soupir s’appelait Manuela. Elle était interne dans un collège religieux, «qui fournissait la crème des jeunes filles destinées à se marier avec les futurs ministres et PDG – jeunes filles qui se distinguaient par une caractéristique que l’on ne trouvait nulle part ailleurs et qui les rendait aussi spéciales qu’appétissantes». Et puis vint l’un de ces brutaux coups de volant du destin dont la Portugaise Teresa Veiga a le secret. Une tentative d’étranglement par un jeune homme qui s’est évaporé. «A la grande joie de la communauté», elle a laissé un stigmate : tous les 10 juin, sur le cou pâle de la sœur Saint-Soupir, un petit cordon noir se forme, et toutes les nonnes de défiler, s’agenouiller et l’embrasser.
Comme la plupart des héroïnes, ou plutôt anti-héroïnes, des onze nouvelles de Folles Mélancolies, la religieuse sait ce que signifie l’enfermement. On y voit ainsi une séquestrée (Natacha), la victime d’une mère tyrannique (Isabela), deux femmes (Clarissa et Sandra) dans un domaine campagnard enfermées dans un ménage à trois, et une flopée d’orphelines coincées dans un pensionnat. Seule incursion jurant dans ce tableau féminin ouvert aux passions exacerbées : celle, nimbée de fog britannique de Sherlock Holmes et de son cher Watson, le second voulant sortir de sa gueule de bois de cocaïne le premier. Mais un récit dans le récit va rétablir l’harmonie de l’ensemble : une certaine Alice, Ada ou Antonia Bayard, adepte de «Rocambole», personnage de fiction du XIXe siècle coutumier des usurpations d’identité, supplie le célèbre détective de venir à son secours.
Des masques, des doubles vies… Ces anti-héroïnes sont-elles la famille élargie de l’auteure? Qui êtes-vous, Teresa Veiga ? L’éditeur français mentionne uniquement qu’«à l’instar d’une Elena Ferrante, on sait très peu de choses» d’elle. Dans un journal portugais, on apprend néanmoins que la mystérieuse romancière qui publie régulièrement depuis 1980 est née en 1945, qu’elle a étudié le droit et la littérature romane et travaillé un temps pour l’état-civil. Ce qui est certain, c’est qu’avec ces nouvelles, Teresa Veiga se plaît à explorer malicieusement différents codes littéraires. Deux des textes au moins affichent clairement la couleur : «Toi, l’ombre noire qui me hante», sous titré «faux conte gothique», et «Isabela», «faux conte libertin». Dans ces décors faussement de carton-pâte, elle arrive à faire vivre des femmes rageusement singulières, incomprises de celles du tout-venant. Kitty la danseuse vieillissante éprise d’un jeune homme se laisse mourir et n’écoute pas les conseils. Ses sœurs finissent par se détourner, «et sur ce, elles astiquèrent leur intérieur avec plus d’ardeur et lavèrent les slips de leur mari avec plus d’amour, tout en chantant des sérénades et en esquissant des pas de danse au son de Près des remparts de Séville et d’autres arias d’opérettes célèbres.»
Frédérique Fanchette – Libération – Mars 2020
Étrangetés portugaises
Onze histoires entêtantes pour découvrir le talent de cette nouvelliste portugaise cachée sous le nom d’emprunt de Teresa Veiga. Le tour d’écrou, d’Henry James (1898), les contes gothiques anglais, certaines nouvelles d’Edgar Poe… ce sont autant de références que l’auteure transplante dans un espace-temps qui pourrait être le Portugal d’aujourd’hui. « Toi, l’ombre qui me hante » est un coup de maître : un texte à trois voix où la femme, le mari et la maîtresse vivant sous le même toit racontent la disparition de l’enfant du couple. D’apparence tranquille, l’écriture d’orfèvre de Veiga fait exploser les repères. Comme dans « La mort du cygne », histoire d’une danseuse à la grâce passée qui meurt d’inanition – et d’amour – sous le regard de sa mère et de ses soeurs aux paroles consolantes mais aux pensées cruelles. Peut-être même coupables.
Gladys Marivat – Le Monde – Février 2020
Femme-rêve et femme-vie
La grande auteure portugaise Teresa Veiga publie un très beau recueil de onze nouvelles dans lesquelles elle raconte avec talent la vie de femmes de toute condition sociale, d’hier et d’aujourd’hui, travailleuses, exploitées, dangereuses ou victimes. La forme courte lui permet d’explorer différents registres, avec des clins d’œil littéraires : des héroïnes portent les noms de Natacha, Clarissa, Kitty, évoquant Tolstoï ou Virginia Woolf ; des histoires font référence à Dickens, Conan Doyle ou Edgar Poe dans des réécritures de contes fantastiques ou de nouvelles policières, et certaines exhalent l’atmosphère des romans de D. H. Lawrence. L’auteure joue avec les codes du conte traditionnel, du roman noir, du roman anglais victorien, des russes tragiques. Ses antihéroïnes sont des filles, des mères, des belles-mères, des marâtres, et chacune porte son fardeau de rêves perdus, de souffrances et d’amertume. On admire le caractère entier de certaines : Kitty, la danseuse de music-hall démodée, se meurt d’amour entre ses sœurs jalouses et impitoyables, Isabela perd sa jeunesse auprès d’une mère tyrannique avant de vivre intensément sa passion fatale pour la danse, Manuela, l’adolescente rejetée, prend sa revanche en devenant une mystique doublée d’une mystificatrice. D’autres ont un destin plus communément dramatique : Marta, femme adultère à la petite semaine, est victime de la vengeance de sa belle-mère, tandis que Dinora, qui ne trouve de bonheur que dans sa jeunesse et sa beauté élégante, finira pianiste recluse dans une maison de campagne. Ici le temps est cruel, la beauté se fane, et les hommes généralement veules figurent au second plan. La maternité n’est guère un motif d’épanouissement, et les filles se cachent pour rêver d’un ailleurs qui s’avère décevant, comme Sandra, au service d’un couple toxique. Autant de situations, autant d’espoirs déçus, d’ordinaires baignés d’un sentimentalisme de pacotille : l’employée d’un institut sanitaire se retrouve dans une soirée provinciale au « club des amis du porc », asphyxiée par des algues vertes, et une journaliste se voit reprocher son sens du romanesque au détriment du sens pratique et du sensationnalisme… Il faut plonger dans ces nouvelles aussi diverses que cruelles et ironiques, où la folie et la mélancolie cohabitent dans des personnages profonds et poétiques.
Aline Sirba – ONLALU – Février 2020
Chef-d’oeuvre absolu ! Folles mélancolies est d’une rare puissance. Ces nouvelles ne laissent pas indemne. Elles affrontent de plein fouet le conformisme, la superficialité, le bien-pensant, et les faux-semblants. L’illustration de la première de couverture de Alex Gozblau est un puits de lumière et le pictural incite à l’inauguration d’une lecture intense et profonde. Car, tout est là. le perfectionnisme est une note de haute gamme. Ces nouvelles sont si riches qu’elles comblent l’humanité faite femme. L’auteure Teresa Veiga écrit sous un pseudonyme. Son fantôme hante les pages. L’alliage est un bouquet d’éternelles. Onze nouvelles dont le fil rouge est la mélancolie, l’épure émotionnelle. Elles sont culte avant l’heure du glas. D’une haute littérature, l’envolée est scène vivante. Teresa Veiga ne craint pas l’ombre. le passage du grinçant, le relationnel tourmenté et l’ambiance lourde et obstinée. Elle ne doute jamais, connaît les chemins qui mènent aux cartographies des coeurs. La mélancolie est encre, philosophie, pas un piège, jamais. Une juste façon d’oser et de relever la tête coûte que coûte. Les femmes, ici, sont des soldats affrontant les affres des soumissions, des embrigadements et de l’esclavagisme. Rien n’est fleur bleue, douceur et hédonisme. le fleuve charrie les douleurs existentialistes, les mélancolies qui incitent à la liberté, au droit à l’amour. Folles mélancolies va au bout de l’acte même. Ces nouvelles osent le dire et raclent au couteau les aspérités. La mélancolie est un chantier métaphorique. Elles s’emboîtent telles des poupées gigognes et deviennent percutantes. Dans une deuxième lecture on pénètre subrepticement le champ d’une intériorité en épreuve morale et sentimentale. Ces femmes au destin souvent fatal, narratrices de ce majeur Folles mélancolies sont le reflet introspectif d’une existence d’épreuves à l’instar d’un féminisme qui ne sera jamais qu’une clef de cadenas sur leurs consciences et leurs habitus. La force altière de ces novellas bouscule le bovarysme, engendre des existences grinçantes dont l’écho tremble. Teresa Veiga affirme la symbolique du noir surpassant la blancheur des pensées inachevées. Pas de langueur, de compromission, les mélancolies dévorent ces vies trop tôt avortées. « Attention aux algues vertes » est d’une maturité inouïe. L’auteure dont le fantôme hante les pages, tire les ficelles et bien au-delà d’un rythme fort et tenace les messages ont cette portée qui dévore tout sur son passage. Folles mélancolies est un grand livre, un futur classique. Onze chants du cygne, chapelle où un seul pas franchi peut abolir le mental. Fantasmagorique résonance, murs gorgés de lierre mélancolique, robes déchirées par les vautours, parfums envolés. La teneur n’achève pas son langage. Jusqu’au point final on se trouve dans ce renom qui affirme une littérature dorée à l’or fin. Traduit à la perfection du portugais par Ana Maria Torres, Folles mélancolies est publié par les majeures Editions Chandeigne.
Evelyne Leraut -Babelio – 10 mars 2020