Mon oncle le jaguar & autres histoires – Le Temps (Suisse) Article de la rubrique “le temps des livres” du 2 avril 2016

Le sertão, la mer et les Andes, théâtres des récits de João Guimarães Rosa
L’auteur de “Diadorim” pratiquait aussi l’art de la nouvelle. “Mon oncle le Jaguar” en propose neuf, des merveilles, traduites pour la première fois, où il déploie ses inventions de langage.

Un des plus beaux romans, un des plus novateurs du XXe siècle raconte une histoire de vachers dans le sertão brésilien: Diadorim, le chef-d’oeuvre épique de João Guimarães Rosa. Des troupeaux immenses, les hommes qui les conduisent et des inventions langagières, il y en a aussi à foison dans Mon Oncle le jaguar, recueil de neuf nouvelles posthumes du même auteur. Et inédites en français: seul le récit-titre avait été traduit, et c’est une performance, car ce texte est une troublante expérience de langage!
Dans la forêt où il vit, seul et sauvage, un métis d’Indien et de Blanc reçoit la visite d’un voyageur égaré. Ils partagent une bouteille de cachaça. Mon Oncle le jaguar est le monologue de cet homme, une mélopée étrange et fascinante, orale, faite d’onomatopées, de termes de la langue tupi, de néologismes et de mots inventés. Et tant pis si on ne comprend pas tout. L’homme est un chasseur d’onces, de jaguars; il s’en vante et, pourtant, il s’en défend: «Houille! Atié! Atimbora! Vous pouvez pas dire que j’ai tué des onces, vous pouvez pas. Moi, je peux. Dites pas ça, non. Je tue plus d’once, j’en tue plus. C’est pas beau – que j’ai tué. L’once ma parente. J’en ai tué des tas. Vous savez compter? Comptez quatre, dix fois, voilà: ce tas, vous le comptez quatre fois. Tant que ça? Pour chacune que j’ai tuée, j’ai mis un caillou dans la calebasse. Dans la calebasse, y a plus la place pour un caillou de plus.»

La belle souassourana
Et d’évoquer – «han-han» – tous les fauves qu’il a chassés, les jaguarapinima, les mouchetées, et la grande, la belle souassourana, leur viande savoureuse, les peaux qu’il gardait avec soin. Il parle de sa mère qui lui manque, d’autres femmes, du mauvais patron qui lui a commandé ces crimes, de la solitude et du danger. L’alcool lui délie la langue et, peu à peu, on comprend qu’il est lui-même jaguar, et que son oncle, c’est le jaguarété. Le crime de parricide le hante. Il est l’amoureux jaloux de Maria-Maria, une belle once qui «sent la fleur de bois d’ail sous la pluie». Un assassin aussi peut-être, assassiné à son tour: «Hé…Aarrran… Aaanh… M’avez arrhooué… Rémouaci… Réïoucaanacé… Araan… Uhm… Aïe… Aïe… Ouh… ouh… ééé… éé… é… é…»

Un juste
João Guimarães Rosa (1908-1967) a d’abord été médecin, puis diplomate, en Amérique latine et en Europe. Pendant la guerre, en poste à Hambourg, il a délivré aux Juifs beaucoup plus de visas brésiliens que ses quotas ne le lui permettaient, ce qui lui a valu le titre de «juste» en Israël. Sa carrière d’écrivain est dominée par son unique roman, le merveilleux Diadorim. Il a créé une langue baroque «pleine d’archaïsmes, de néologismes, de régionalismes, de mots érudits et de déplacements
de sens», écrit son traducteur. Ce n’est pas une restitution réaliste. Savant, polyglotte, Guimarães Rosa a élaboré un nouvel idiome, intensément poétique, puissant: «On parle dans le sertão la langue de Goethe, de Dostoïevski et de Flaubert, parce que le sertão est le terrain de l’éternité, de la solitude, là où l’intérieur et l’extérieur ne peuvent plus être séparés», dit-il à un journaliste allemand. Et à sa traductrice américaine: «Dans mes livres, j’essaie, constamment, de choquer, d’«étranger» le lecteur, de l’empêcher de se reposer sur les béquilles des lieux communs…», pour qu’il affronte le texte «comme un animal vif et sauvage ». La traduction restitue, autant que possible, le rythme brésilien «percussif», ses saccades, ses détours.

Rapport aux bêtes
Dans cette langue, Guimarães Rosa a exprimé ce que la vie a d’essentiel: l’amitié, le rapport aux bêtes et à la terre, le mal, la mort et la pulsion de vie. Le sertão, sec et hostile, parcouru de troupeaux en quête de points d’eau, est au coeur de presque toutes ces nouvelles. «Entredeux – avec Mariano le vacher» est un long parcours dans la région du Pantanal du Mato Grosso. Parce que «raconter c’est résister», le narrateur fait parler son ami Mariano, un professionnel «dense, présent, habité, bon-conducteur de sentiments, crépitant de chaleur humaine, maître de soi; et intelligent». Sa devise: «Ici, c’est le bétail qui élève les hommes». Il comprend le silence des bêtes, le taureau tigré «mort de tristesse», les «mugémissements » devant la grande soif et la chaleur. Beaucoup plus classique que «Mon oncle le jaguar», éclairée par l’affection du narrateur pour Mariano, cette traversée est d’une poésie et d’une tendresse de toute beauté.

Enigmatiques
Histoire de vachers, encore, que celle de «L’homme à la gâchette», où un troupeau de viande pourrie s’échange contre une épicerie tout aussi pourrie. Là, le narrateur, un villageois, voit son récit commenté par un homme de la ville. Certaines de ces nouvelles sont énigmatiques, drôles aussi – un mariage idéal qui rate («Le retable de Saint Jamais»), la mort burlesque d’un patriarche («Les chapeaux itinérants»). Un «citoyen», chargé de pacifier une zone où les chercheurs de diamants s’étripent, paie de sa vie sa mission impossible («Le don des pierres brillantes»). Parce qu’ils n’ont pas cru le médecin, les proches d’un ouvrier agricole le laissent mourir d’une morsure de serpent: «Mauvaise bête» renvoie à l’expérience de l’auteur, à ses années de pratique. «L’histoire simple et exacte du petit âne du commandant» se passe en mer: ou comment l’animal sauva de la dépression un officier en crise de parano. C’est la nouvelle la plus charmante. «Pàramo» est la plus sombre; dans une ville des Andes, noire et froide, un homme affronte sa mort – «non pas la mort finale – équestre, faucheuse, osseuse, si ostentatoire. Mais l’autre, celle-là».