Interview de Elisabeth Monteiro Rodrigues, traductrice de Mia Couto, par Arthur Silva, dans l’émission Passage à niveau du 9 février 2025.

 

Mia Couto, saudade mozambicaine

L’histoire nationale de l’ancienne colonie portugaise, ravagée par les guerres, irrigue l’œuvre de ce conteur hors pair. Double parution.

Quand elle a lu La Pluie ébahie, l’éditrice Anne Lima, qui venait de perdre son père, a fondu en larmes. « C’est un texte si beau… On ne comprend pas forcément ce qui se passe, dit-elle, mais cela a dénoué quelque chose en moi ». Il y a toujours de l’eau, dans les livres de Mia Couto : des larmes, des fleuves, des lacs, de la pluie (qui, dans La Pluie ébahie, ne veut pas tomber et reste mystérieusement suspendue dans les airs) et puis la mer, bien sûr. « L’océan Indien est resté au bord de mon âme », écrit le romancier mozambicain dans l’introduction à son recueil de poèmes, Le Traducteur de pluies, que les éditions Chandeigne&Lima viennent de faire paraître en version bilingue.

Outre Le Traducteur…, la maison d’édition de la rue Tournefort, à Paris, partenaire de la Librairie portugaise et brésilienne, a également décidé de rééditer La Pluie ébahie ainsi que Tombe, tombe au fond de l’eau deux textes anciens dont l’édition française était épuisée. Quant à Terre somnambule, premier roman de Mia Couto, paru au Portugal en 1992, il vient de ressortir chez Métailié dans une nouvelle traduction – tout en vivacité et finesse – d’Elisabeth Monteiro Rodrigues.

C’est à Beira, son « eau natale », deuxième ville du Mozambique, vaste pays d’Afrique australe situé à quelques encablures de l’archipel de Mayotte, qu’a vu le jour, en juillet 1955, Antonio Emilio Leite Couto. Fils d’un « poète athée » et poète lui-même, il obtient de ses parents, alors qu’il est encore petit garçon, la permission de se prénommer Mia. « Parce que c’est le miaulement du chat en portugais : c’est une félinisation de son nom, plus qu’une féminisation », assure Anne Lima. « J’ai beaucoup ri de son aventure suédoise : Mia avait été invité à un colloque sur la femme africaine, raconte de son côté Anne-Marie Métailié, et les organisateurs ont été très surpris d’accueillir cet homme blond aux yeux bleus ! » Mia Couto ou l’inattendue permanente ?

Ayant grandi en période coloniale, dans une famille relativement aisée de « pieds noirs » portugais, cet « être de frontière », comme il le dit de lui-même, est partagé « entre la mer et la terre, entre le rural et l’urbain, entre l’Europe et l’Afrique (…), entre une patrie qui n’a jamais existé et une autre, tout juste naissante ». Partagé aussi entre une formation scientifique et une vocation littéraire, puisque Mia Couto, un Blanc parmi les Noirs, enseigne l’écologie à l’université de Maputo. Partagé, mais pas déchiré. Grâce à la poésie, « venue à mon secours pour créer ce pont entre deux mondes », lit-on encore dans Le Traducteur de pluies, cet équilibriste inspiré a trouvé sa route de crête.

Contrairement à la plupart des colons portugais, ces petits Blancs racistes, si cruellement décrits par l’écrivaine Isabela Figueiredo (dans Carnet de mémoires coloniales, Chandeigne, 2021) et que le vent de l’indépendance a chassés vers l’Europe, l’arrivée au pouvoir du Front de libération du Mozambique (Frelimo) n’a pas effrayé Mia Couto. Au contraire : le Frelimo, à l’époque, il en est membre. Un an avant la chute de la dictature portugaise, qui précipite l’émancipation du Mozambique (et de l’Angola), Mia Couto a abandonné ses études de médecine pour devenir journaliste, à la demande du Front. Il le restera presque dix ans, nommé, malgré son jeune âge, à la tête de plusieurs rédactions, celle de l’Agence d’information du Mozambique et du journal Noticias, notamment, dont il finira, en 1985, par démissionner.

Un apparatchik, Mia Couto ? Pas tout à fait. Dans le premier recueil de poèmes, Raiz de orvalho, (non traduit) qu’il publie en 1983, « il dénonce le cynisme d’un discours officiel », celui du régime instauré par le Frelimo, dénonciation timide, mais qui sera « bien plus explicite » par la suite dans son œuvre en prose, notait, en 1995, le professeur Michel Laban (1946-2008), spécialiste des littératures africaines d’expression portugaise, dans un article de la revue Lusotopie. Il faut dire que la guerre civile, qui a ensanglanté le Mozambique à la fin du siècle dernier, a laissé des marques profondes, inextinguibles – chez les gens, comme dans les livres. Autant que les dérives autoritaires du Frelimo, devenu un « parti de gangsters », selon le mot de l’historien Michel Cahen. « (…) Dans mon village, il y avait maintenant autant d’injustice qu’à l’époque coloniale, constate, dans Le Dernier Vol du flamant (Chandeigne, 2009), l’un des principaux personnages. (…) Il semblait que cette époque n’était pas terminée. Elle était gérée désormais par des personnes d’une autre race ».

Le génie des cultures africaines, qui voient mille chemins entre la nature et l’humain, entre les vivants et les morts, comme entre les langues et les mots, a toujours été omniprésent dans l’œuvre de Mia Couto, tout comme son amour pour les poètes portugais et brésiliens. Une œuvre riche, diverse, couronnée de multiples prix littéraires – parmi lesquels le prestigieux prix Camoes, décerné à Lisbonne en 2013 – et traduite dans une trentaine de langues.

Au fil du temps, notablement depuis L’Accordeur de silences (Métailié, 2011), l’un de ses romans les plus lus en France, l’écriture de Mia Couto, toute en souplesse et en poésie, s’est peu à peu « dépouillée », remarque Elisabeth Monteiro Rodrigues. Moins de créations lexicales, de proverbes détournés, de mots tronqués : « Sa langue est devenue plus « classique » plus directe et frontale », ajoute la traductrice – qui fut une des premières fans de Mia Couto, en France, à l’époque où ses livres étaient édités chez Albin Michel.

Dans le courriel qu’il nous a envoyé de Maputo, fin janvier, l’auteur de La Confession de la lionne (Métailié, 2015) acquiesce : « C’est vrai, il y a eu une rupture – que l’on a supposée consciente. Au début, durant cette première période, je me suis senti poussé à affirmer une certaine mozambicanité : cette créativité si singulière, avec laquelle les différents peuples du Mozambique se sont approprié la langue portugaise et son expression écrite. Je voulais me surprendre moi-même, avoir le sentiment de commencer, de ne pas savoir, de chercher une autre langue ». Moins exubérant, peut-être, mais d’une densité poétique intacte, le style de Mia Couto s’est, d’une certaine manière, durci. Comme un bois, longtemps plongé dans l’eau et qui, une fois relevé et séché à l’air libre, prend une consistance et une couleur nouvelles. « Je pense que je n’écris pas pour raconter une histoire mais pour trouver un langage qui me fait renaître, dit encore Mia Couto. D’un autre côté, j’ai l’impression que chaque nouveau livre appelle son propre style, comme si c’était le texte qui faisait l’écrivain et non l’inverse ».

Être multiple, à la fois poète, romancier, dramaturge (il a co-écrit une pièce de théâtre avec son ami José Eduardo Agualusa), mais aussi enseignant, éditeur et chef d’entreprise, père de famille et fils inconsolé, amoureux des oiseaux et collectionneur de palmiers, Mia Couto, dont l’un des derniers livres, « un nouveau roman historique », indique Anne-Marie Métailié, est en cours de traduction, n’a sans doute pas fini de « se surprendre lui-même ».

Célèbre au Mozambique, au Portugal et au Brésil, peut-être finira-t-il par casser le « plafond de verre », selon l’expression de l’éditeur Michel Chandeigne, qui l’empêche encore en France d’être reconnu à sa juste splendeur ?              

D’une guerre à l’autre ?

Les violences ont rarement épargné le Mozambique, ancienne colonie d’Afrique australe, au bord de l’océan Indien. Mia Couto avait 20 ans à l’indépendance, proclamée en juin 1975, à l’issue d’une longue guerre de guérilla contre l’armée portugaise. Lui-même s’était alors engagé – sans prendre les armes – aux côtés du Front de libération du Mozambique (Frelimo). La colonie chassée, s’ensuivit, presque aussitôt, une nouvelle guerre, fratricide cette fois, et particulièrement meurtrière.

« Les combats ont surtout touché les zones rurales. Cette guerre a laissé dans son sillage environ un million de morts », rappelle Mia Couto, dans un courriel envoyé le 20 janvier de la capitale mozambicaine, où il réside. Une guerre à caractère « terroriste », souligne-t-il, avec « des massacres de villages entiers, le siège et l’isolement des villes, tout cela mené par un parti politique militarisé, la Renamo[1] », lancé contre le Frelimo. Le conflit s’acheva en 1992. Mais la guerre finit-elle jamais ? « Comme dans n’importe quel autre pays, il y a eu par la suite des actes de violence occasionnels, commandités et mis en scène par des cartels du crime organisé, poursuit Mia Couto, qui a pris ses distances avec le Frelimo. Cette violence était dirigée contre des personnes précises – des journalistes (ce fut le cas pour Carlos Cardoso, assassiné en 2000) ou des politiciens, des universitaires, des militants syndicaux. Ce type de crime est surtout apparu sous le mandat du président Armando Guebuza » (2005-2015, ndlr).

De son premier roman, Terre somnambule jusqu’à L’Accordeur de silences, en passant par Chroniques des jours de cendre, Le Dernier Vol du flamant ou Les Sables de l’empereur, les romans de Mia Couto ont poussé, nourris de l’histoire nationale, tels des arbres merveilleux ou tragiques, surgissant de cette terre mozambicaine gorgée de sang, de fantômes et d’une paradoxale douceur. Les puissants n’y ont guère le beau rôle.

De la nouvelle vague de violences qui a secoué le pays, fin 2024, au lendemain d’élections chaotiques, couronnées une fois de plus par la victoire du Frelimo, Mia Couto ne tire aucune conclusion. La situation actuelle est « différente », écrit-il. Les manifestations de protestation, « commencées pacifiquement », se sont « transformées en émeutes, puis en émeutes avec pillages, vandalisme et attaques contre des bureaux publics et des infrastructures privées ». Les « forces de l’ordre », qui n’étaient « absolument pas préparées » à de telles éruptions, « ont tiré à balles réelles » sur les manifestants, « pour la plupart des jeunes ». La violence s’est aussi exercée « contre des policiers qui rentraient chez eux », relève le romancier. A Maputo et dans la ville voisine de Matola, certains « ont été assassinés ».

Comment le vent va-t-il tourner ? Nul ne le sait. Mia Couto pas plus qu’un autre. Kindzu, le jeune héros de Terre somnambule, songe, un temps, à devenir un « naparama » et à rallier les rangs de ces guerriers traditionnels qui luttent « contre les faiseurs de guerre ». Il comprend vite que ces braves-là n’existent pas, qu’il n’en reste que l’idéal : un rêve. Comme aujourd’hui ?

[1] Soutenue par les Etats-Unis et par l’Afrique du Sud, la Résistance nationale mozambicaine (Renamo) avait été créée pour contrer le Front de libération du Mozambique (Frelimo), arrivée au pouvoir à l’indépendance.

Catherine Simon – Le Matricule des Anges – février 2025