Portugal, année 74
L’historien Yves léonard, une référence sur l’histoire du Portugal, revient, dans ce dense petit livre, sur l’événement du 25 avril 1974, déclencheur de la chute du plus vieux régime autoritaire d’Europe.
S’il évoque le contexte antérieur et les suites de “ce matin qui vient de loin”, l’auteur s’attache, et c’est tout l’intérêt de son travail, à une reconstitution minutieuse – chronologie, carte du Portugal et plans de Lisbonne à l’appui – du déroulement du jour décisif et de ceux qui suivirent. Ouverte à 00h20 par la diffusion sur les ondes de Radio Renascença de la chanson de José Afonso Grândola Vila Morena, la journée du 25 avril se clôt à 20h05 par une proclamation du MFA (Mouvement des Forces Armées) annonçant la chute du régime de Marcelo Caetano et la constitution d’une Junte de salut national. Le rôle des “capitaines” du MFA, ces jeunes officiers déjà vétérans des guerres coloniales, aspirant à y mettre fin et à renverser la dictature, est bien restitué, de même que leur radicalisation progressive qui les disperse sur tout l’arc des gauches, de l’extrême-gauche (le major Otelo Saraiva de Carvalho) et du parti communiste (le colonel Vasco Gonçalves) au parti socialiste (le major Melo Antunes).
Une histoire singulière, quelques mois seulement après le coup d’État chilien, qui amena bien des réflexions et des révisions sur le rôle des armées et des militaires et fit jusqu’en 1975 de Lisbonne un “katmandou du gauchisme” selon un journaliste de l’Aurore. Si la “révolution” selon une chronologie différenciée, le 25 avril, férié depuis 1977 et devenu une seconde fête nationale, garde toujours aujourd’hui une résonance particulière, symbole d’une rupture démocratique qui amena, par des voix bien différentes de l’Espagne, le Portugal sur un nouveau chemin.
Gilles Vergnon – L’ours – Novembre/décembre 2023
Contrairement à ce que l’on imaginerait volontiers, la révolution des œillets au Portugal (avril 1974) ne doit pas son nom à cette fleur en tant qu’emblème traditionnel du mouvement ouvrier et du 1er Mai, ce qu’elle est depuis la fin du XIXe siècle. En effet, lors du soulèvement des militaires récupèrent les œillets rouges d’une vendeuse qui les avaient prévus pour l’anniversaire d’un restaurant resté finalement fermé : ils les placent au bout de leur fusil…
L’anecdote est rappelée dans le petit livre, tonique fort bien mené, d’Yves Léonard qui
vient de sortir pour nous conter cette révolution des œillets. On pourra certes regretter que
l’auteur ne joue pas un peu plus des échelles en nous montrant la révolution vue d’en bas et
d’ailleurs que ou centre politique mais dans un court et petit volume, on ne peut adopter toutes les perspectives. Ce spécialiste de l’histoire du Portugal dépeint d’abord le contexte du régime salazariste, soutenu par les élites traditionnelles, le patronat, l’armée et l’Église, et une police politique redoutée, la Pide. Caetano succède en 1968 à Salazar, victime d’un AVC et qui gouvernait depuis 1932. Il tente d’adapter le régime aux nouveaux enjeux. Les colonies portugaises sont au cœur des débats quand la décolonisation
partout ailleurs est plus qu’avancée.
Les relations avec l’armée se tendent cependant et los officiers, entre revendications corporatives et politisation, défendent leurs intérêts, d’autant que le recrutement s’est ouvert. Un mouvement des forces armées ou « mouvement dos capitaines se forme ainsi
en septembre 1973 et en vient à organiser le renversement du régime. Le 25 avril, la prise du
pouvoir est engagée, avec un peu de résistance. Un général conservateur, Spinola, falt la médiation et sous son égide les premières mesures de libéralisation. L’opposition en exil, socialiste et communiste, rejoint le Portugal. Tout est alors très précaire, les rapports sont instables entre les différentes fractions de l’armée, la gauche et les démocrates. Le Mouvement des forces armées prend en charge le pouvoir et la révolution commence à œuvrer en profondeur. Avec les echecs putschistes de Spinola – désormais surnommé « Spinochet » – des forces progressistes se radicalisent.
Les premières élections libres, en avril 1975, donnent victoire aux socialistes. Dès lors s’opposent une « légitimité électoral » et une «légitimité révolutionnaire » incarnée notamment par le conseil de la révolution qui reste divisé. Luttes sociales, autogestion et occupations foncières se multiplient. Pour certains désormais «la révolution va trop vite »
et le conseil de la révolution adopte une attitude modérée, assure l’ordre républicain. Tout en préservant des acquis sociaux, le Portugal, doté en démocratie libérale : pas de «Cuba en Europe du Sud ». Léonard rappelle aussi que le pays on effervesconce devient un lieu de visite pour les progressistes et révolutionnaires du monde entier. Traces et héritage restent ici d’une belle actualité, dans un pays gouverne à gauche depuis des années.
Nicolas Offenstadt – L’humanité Magazine – Avril 2023
Un bel ouvrage sur la révolution des Œillets, moment clef de l’histoire occidentale contemporaine.
La révolution des Œillets est un songe, «la belle révolution, la révolution de la sympathie générale», comme l’a écrit Jaime Semprun dans La Guerre sociale au Portugal. Le rêve d’une subversion pacifique du capitalisme technobureaucratique européen, fleur au fusil, comme les capitaines menés par Otelo Saraiva de Carvalho et Ramalho Eanes, proches de la fraction la plus à gauche du Mouvement des forces armées (MFA).
À Dominique de Roux, qui s’est précipité à Lisbonne, où il a retrouvé Pierre-André Boutang et Bernard-Henri Lévy dans l’orbite du général Otelo Saraiva de Carvalho, la révolution portugaise a inspiré Le Cinquième Empire, puissant roman sur la saudade – cette tristesse si particulière mêlant le regret de ce qui n’est plus à l’attente de ce qui sera.
Un demi-siècle plus tard, le Portugal est devenu une démocratie de marché comme les autres, une petite patrie de 10 millions d’habitants menacée par le declin démographique, avec cependant un président de la République qui est un intellectuel remarquable en la personne de Marcelo Rebelo de Sousa – qui a été un acteur et un témoins des jours heureux, pleins d’espoir, de liberté et d’Europe du mois d’avril 1974.
« Europe, la voie romaine », a naguère proposé le philosophe Rémi Brague. En lisant sous les œillets la révoltuion d’Yves Léonard, on songe avec mélancolie qu’au mitan des années 1970, il aurait été possible pour notre continent déjà vieillissant de choisir la voie lusitaine, une route de jeunesse, d’espérance et de paix, fidèle à la leçon du poète Fernando Pessoa : « As nações são todas mistérios ; cada uma é todo o mundo a sós », « Toutes les nations sont des mystères, à soi seule est le monde entier. »
L’histoire du Portugal, ce pays dont les contours dessinent un visage tourné vers les mers infinies, est généralement méconnue des Français. Les chroniques des découvertes sont mêlées de légendes, l’épopée des Bragance de Lisbonne à Rio est ignorée. Et jusqu’à ce jour, aucune bonne biographie de Salazar n’a été publié en langue française. Membre du Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP) et chercheur associé à l’université de Rouen Normandie, Yves Léonard publie depuis trois décennies des ouvrages de synthèse qui corrigent lentement mais surement cette insufisance. Aux éditions Chandeigne il a notamment publié Histoire du Portugal et Salazarisme et Fascisme.
Jeunes Capitaines idéalistes
Sous les œillet la révolution retrace la façon dont la plus vieille dictature d’Europe occidentale a été renversée sans effusion de sang par des jeunes capitaines idéalistes. Il se lit comme un roman. « Nous avons perdu toutes les batailles, mais c’est nous qui avions les plus belles chansons », aurait dit un combattant républicain qui fuyait l’Espagne de Franco à la fin des années 1930. Au Portugal, c’est le contraire qui s’est produit. Quatre ans après la mort de Salazar, « dictateur des finances » du pays depuis 1932, les lauriers de la victoire ont couronnées le front de ceux qui avaient la plus belle chanson, Grandôla, Vila Morena : « Sur chaque visage, l’égalité / C’est le peuple qui commande. » Saudades, saudades…
Sébastien Lapaque – Le Figaro – Avril 2023
Chute du Salazarisme
À l’approche du 49e anniversaire de la révolution des œillets, il manquait un ouvrage de synthèse retraçant le fil des événements et le processus qui ramena le Portugal dans le bercail de la famille des démocraties européennes. C’est désormais chose faite grâce au talent de conteur d’Yves Léonard, historien et spécialiste du Portugal contemporain dont on lira également avec intérêts ses travaux sur le salazarisme paru également aux éditions Chandeigne, précieuse passerelle de papier entre la France et les mondes lusophones.
L’ouvrage retrace avec le souci du détail (et non sans poésie) les circonstances et le déroulement de cette folle journée du 25 avril 1974. Événement majeur qui conduit le Mouvement des Forces armées dirigé par des officiers subalternes, las des guerres coloniales à renverser le régime de Marcello Caetano au pouvoir depuis 1969, héritier de Salazar, perçu comme de plus en plus anachronique. Si le programme du mouvement est flou et les sensibilités diverses, tous s’entendent sur l’impératif des trois D : décoloniser, démocratiser, développer.
Le 25 avril, jour initial d’une liberté reconquise pacifiquement par des militaires alors que nous sommes quelques mois seulement après la chute de Salvador Allende au Chili, donne le coup d’envoi à un processus de transition euphorique et tendu. Le Portugal est rattrapé par la guerre froide, l’extrême gauche portugaise désireuse de transformer le rectangle portugais en une sorte de Cuba en Europe du Sud.
Le livre d’Yves Léonard nous éclaire sur la trajectoire singulière de transition portugaise et ce qui la distingue de la transition espagnole vers la démocratie. Il se veut aussi un plaidoyer pour la lucidité et le réalisme, à mesure que les témoins disparaissent et que la mémoire nationale est modulée par le pouvoir politique du moment. D’où cette belle formule, « arroser les œillets » pour que le 25 avril demeure encore et toujours un appel à la liberté.
Tigrane Yégavian – Revue Conflits – Avril 2023
Chaque année, le 25 avril, le Portugal se rassemble pour célébrer la Fête de la Liberté. En 1974, le pays sort de plusieurs décennies de dictature. Avec ce livre, l’auteur revisite cet évènement décisif qu’est la révolution des œillets. L’ouvrage comprend un certain nombre de cartes et de photographies ainsi qu’une chronologie, une liste de sigles notamment.
Un matin qui vient de loin
L’auteur revient d’abord sur le régime qui se caractérise par l’absence de libertés publiques et d’élections libres avec le soutien de l’Église catholique, de l’armée et du patronat. Durant la Seconde Guerre mondiale, le régime a su faire preuve de ductilité. Membre fondateur de l’Otan en 1949, le Portugal est courtisé par les puissances occidentales. La décennie qui commence en 1958 par la candidature du général Delgado à l’élection présidentielle et se termine en 1968 par l’AVC de Salazar correspond à la remise en cause de l’omnipotence du dictateur.
L’après Salazar
Caetano, un hiérarque du régime, lui succède. Il entend incarner une transformation du régime mais l’illusion tombe bien vite. En 1972, trois écrivaines sont traduites en justice pour outrage aux bonnes mœurs pour leur livre « Nouvelles lettres portugaises » où elles dénoncent une société aliénante et patriarcale, rongée par la guerre coloniale. L’État salazariste est bloqué sur le plan politique alors qu’en même temps le pays connait une forte croissance économique. Cependant, la pauvreté demeure endémique et le pays perd régulièrement des habitants. Il faut se rendre compte qu’en 1973 les guerres outre-mer absorbaient un tiers des dépenses de l’État. En avril 1974, la révolution commence par une chanson.
Quelle révolution ?
Le soulèvement implique peu de monde, moins de 2 000 soldats et officiers. C’est en remontant la rue Augusta que, dans la colonne de blindés, un soldat perché sur un M47 interpelle une femme pour avoir une cigarette. Celle-ci lui répond qu’elle n’en a pas, mais seulement des œillets. A une heure trente, les membres de la Junte, présidée par le général Spinola, se rendent au siège de la télévision pour lire une proclamation qui officialise la chute du régime salazariste et annonce le rétablissement des libertés publiques. Spinola échoua à devenir le De Gaulle portugais que certains voulaient voir en lui. La deuxième phase du processus révolutionnaire s’étend de la nomination de Costa Gomes comme président de la République à la tentative du coup d’État par les partisans de Spinola le 11 mars 1975. Après cette date, c’est la troisième phase qui s’achève par l’échec d’un ultime coup tenté par l’extrême-gauche le 25 novembre 1975.
25 avril, toujours !
Les observateurs étrangers sont venus à Lisbonne pour tenter de trouver dans ce « Cuba d’Europe du sud » des réponses aux convulsions politiques de l’époque. Il n’y a pas eu de commission nationale de la vérité et de la réconciliation comme au Brésil entre 2011 et 2014 pour enquêter sur les violations des droits de l’homme commises sous la dictature. Il est difficile de démystifier sans mythifier en sens inverse. » Aucune lecture du passé n’est innocente et les historiens ne font pas exception » mettait en garde Pierre Laborie.
Ce livre d’Yves Léonard permet donc d’envisager la révolution des œillets en la replaçant dans un temps long et en montrant quels souvenirs elle a laissés. Cet ouvrage peut aussi servir dans le cadre de l’HGGSP en première dans le cadre de la question sur la démocratie.
Jean-Pierre Costille – Les Clionautes – Avril 2023