Son Excellence, Le Comte d’Abranhos : Éloge du fonctionnaire flagorneur
Il y a du Feydeau et du Gogol dans cette parodie d’un ministre d’État, fat, incompétent et fourbe. Eça De Queiroz, lui-même consul, s’était déjà employé à décrire l’hypocrisie des prétentions civilisatrices coloniales, de l’Église catholique, l’indigence de la presse ou le carriérisme de députés plus préoccupés d’eux-mêmes que de la chose publique.
Sous couvert d’un hommage destiné à montrer la grandeur d’âme du défunt, son secrétaire particulier décrit l’exemplarité de Son Excellence qui se sera employée à courber l’échine en attendant prudemment son heure.
Celui-là flaire l’avancement, épouse utile, tourne le dos à ses pauvres parents, abandonne opportunément la jeune fille enceinte de ses œuvres et se plaint de la pauvreté qui outrage le paysage. Des bassesses saluées dans ce vibrant éloge comme autant de marques du génie d’un esprit avisé.
Le lyrisme de cette irrésistible satire plut beaucoup à Borges mais ne fut d’aucun secours pour le fils d’Eça De Queiroz, qui la prit peut-être au pied de la lettre, lui qui fit tout pour entrer, et rester au gouvernement fasciste de Salazar, en devenant son propagandiste. Heureusement son père n’en sut rien, il eut la sagesse de mourir prématurément…
L’Écho – Samedi 12 août – Sophie Creuz
Son excellence le comte d’Abranhos, d’Eça de Queiroz, une satire politique implacable, du maître portugais
Il s’appelle Alípio Abranhos mais il pourrait porter l’un ou l’autre des noms de nos hommes politiques actuels, tant le temps semble n’avoir pas donné une seule ride aux procédés et mœurs de la vie politique que le roman de José Maria Eça de Queiroz décrit. Pourtant nous sommes ici à la fin du XIXème siècle, à Lisbonne. Le récit de la vie de Son excellence le comte d’Abranhos, qui va défrayer la chronique politique de l’époque, nous est raconté par la voix de son secrétaire particulier, un certain Zagalinho Zalago. Celui-ci tient en effet, avec beaucoup d’empressement, à ajouter une apologie de son regretté patron au mausolée que l’épouse du comte, dona Virgínia, est en train de faire ériger dans un grand cimetière de la capitale portugaise.
Apologue ou hagiographe, le secrétaire particulier de celui qu’il faudra bien in fine appeler Monsieur le Ministre – car oui il réussira à le devenir ! – ne lésine pas sur les arguments, les superlatifs et autres hyperboles pour nous dire tout le bien qu’il pense de celui qui naquit en 1826, le jour de Noël, et n’eût de cesse de se faire la meilleure place possible au soleil. Trop ? Oui, bien évidemment, car ce que nous raconte en fait Zalago avec une ironie magistrale, ce sont toutes les bassesses qui vont émailler le parcours de celui qui ne reculera devant rien pour avancer et se faire une carrière politique à la mesure de ses ambitions : mœurs légères avec les domestiques, changements de camp ou d’opinion au gré du vent, intrigues avec un clergé loin de la neutralité qui siérait à l’institution, articles de circonstance dans la presse, mariage d’intérêt, et surtout un égocentrisme monumental tendant à faire du monde le simple réceptacle de sa prodigieuse et inéluctable trajectoire.
Car derrière le secrétaire Zalago, c’est José Maria Eça de Queiroz qui parle. Le grand romancier portugais, dont il est vraiment dommageable qu’il ne soit pas plus lu en France, s’était donné pour projet de décrire la société portugaise de son temps, ce qu’il fit dans plusieurs de ses textes, et notamment le magistral Les Maia, sur lequel il faut vous jeter si vous ne l’avez pas encore lu. Il excelle ici, avec une particulière acuité et un véritable art de la dérision, à mettre en lumière les bassesses et petits arrangements avec l’éthique personnelle auxquels se livre le comte – mais il faut en fait comprendre toute la classe politique – pour se tailler une part du gâteau du pouvoir et ne plus jamais la lâcher. Eça de Queiroz est en effet un analyste hors pair : fin connaisseur de l’Europe de son temps (beaucoup plus que les autres nations de la vie portugaise !) il se fait également théoricien politique quand il propose par exemple, bien masqué sous une apparente défense du procédé, un réquisitoire impitoyable, contre les astuces rhétoriques avec lesquelles les politiciens parviennent si facilement à s’arroger la souveraineté populaire.
C’est qu’Eça de Queiroz n’a pas choisi la forme de l’ironie par hasard. Tout le roman est en effet une démonstration implacable, grâce au procédé satirique, raffiné à l’extrême, de la perte de sens des fonctions du langage. Si les mots de Zalago ne doivent pas s’entendre au premier degré, c’est que dans la bouche des hommes politiques le langage se dissout comme neige au soleil. La versatilité des positions atteste de la validité limitée dans le temps de tout engagement. Quant à l’outrance des propos tenus parfois avec légèreté par les protagonistes, elle montre avec force que l’on peut effectivement tout dire quand les mots n’ont plus de poids et que les plus lourds d’entre eux ne doivent être considérés que comme des exercices de style. La forme choisie pour ce roman démontre donc tout à la fois la vanité du comte d’Abranhos, mais également et surtout la vanité de toute parole publique. Les pathologies de la démocratie et la faillite des institutions politiques (mais aussi religieuses) qu’Eça de Queiroz dénonce au XIXème siècle sont malheureusement plus que contemporaines et donnent à ce texte une totale et triste actualité.
« On m’a dit qu’Alípio Abranhos, sous le coup d’un si grand bonheur, se laissa tomber dans un fauteuil, les yeux pleins de larmes, tenant dans ses bras son fils emmailloté dans des langes blancs et murmura :
— C’est un jour historique… C’est un jour historique ! Il se déroula alors, de part et d’autre du lit – où dona Virgínia, aussi blanche que les dentelles de son oreiller, souriait d’un vague sourire épuisé –, un touchant échange d’impressions passionnées. Alípio racontait son discours et dona Laura l’accouchement.
— La chambre s’est levée comme un seul homme, et c’était des bravos, des cris !
— Les premières douleurs ont été terribles, n’est-ce pas ma petite ? Elle s’agrippait à mon bras, je suis même sûre qu’elle m’a fait un bleu.
— La pauvre ! Mais le clou, c’est quand je suis descendu ; on me serrait la main, on m’embrassait…
— C’est elle qui mérite d’être embrassée, elle a montré beaucoup de courage ! Et le bébé, qui est sorti comme une porte ouverte… »Eça de Queiroz, Son excellence le comte d’Abranhos
Mais là où parfois les hommes politiques s’enfoncent dans la médiocrité, Eça de Queiroz, lui, sublime la situation. Grâce à un style d’exception, à une facilité déconcertante pour conjuguer les dimensions individuelles et macroscopiques des événements, il nous livre ici, un texte enlevé, drôle et acide. Il exhibe les marqueurs de l’authenticité, comme la vraie-fausse dédicace qui ouvre le texte, pour mieux pénétrer le règne de l’imposture et semer pour le lecteur des indices révélateurs. Les personnages, enfermés dans leurs humeurs corporelles ou spirituelles, sont décrits au scalpel et suscitent plus, malgré leurs misères, notre rire que notre pitié. La scène particulièrement réussie où le comte revient de la chambre des députés où il a prononcé son discours historique, alors que sa femme vient d’accoucher, est un petit bijou de noirceur, et vaut, à elle seule, une lecture que je vous recommande vivement !
NB : Toute l’œuvre d’Eça de Queiroz est disponible en poche aux Éditions Chandeigne
Addict Culture – Cécile Douyère-Corallo – 15 septembre 2023
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