Publié aux éditions Chandeigne, Oui Camarade ! est une plongée dans les derniers instants de la guerre d’indépendance angolaise. Une expérience que Manuel Rui nous retranscrit au travers de 5 nouvelles et des multiples existences bouleversées et entrainées dans ce tourbillon révolutionnaire : les espoirs, les réussites mais aussi les douleurs et déceptions se croisent pour tisser un tableau réaliste et, par moment, désabusé du conflit.

Ce désenchantement point dès les premières pages au travers de la nouvelle « Le conseil ». Réuni en assemblée les nouveaux dirigeants de l’Angola libre tergiversent et jouissent des dorures du pouvoir alors que la grogne sociale monte dans Luanda.

La vie du combattant ainsi que la transmission de la mémoire révolutionnaire sont abordées au cours de la seconde nouvelle intitulée « La montre » : un vieux commandant raconte, comme tous les jours, l’histoire de la guerre à travers le parcours d’une montre depuis Paris jusqu’en Angola et qu’il récupéra d’un major portugais.

La troisième nouvelle intitulée « Le dernier bordel » aborde les exactions quotidiennes à travers la visite de nuit de la maison de passe de Mama Domingas par les groupements armés.

Dans la nouvelle « Les deux reines » la fin de la guerre annonce pour Umbelina la perte d’un ami proche, membre de la milice du MPLA. Néanmoins, dans les ruines de la capitale Luanda, Umbelina trouvera la force de commuer sa peine en slogans fédérateurs et à agréger autour d’elle le peuple prêt à célébrer la victoire finale.

Enfin dans la dernière nouvelle « Cinq jours après l’indépendance » nous suivons le parcours de Carlota, jeune militante du MPLA, plongée dans les combats de rue en pleine Luanda en ruines.

Au final une œuvre de fiction passionnante, où se mêlent les espoirs et les craintes d’un peuple plongé dans l’inconnue révolutionnaire. A lire et partager !

 Geoffrey Maréchal – Les clionautes – décembre 2017

Manuel Rui, conteur angolais des lendemains qui déchantent

Une des premières œuvres de fiction littéraire de l’Angola indépendant, Oui Camarade! de Manuel Rui, qui fut ministre dans le gouvernement d’Agostinho Neto, est tout sauf un livre militant ou idéologique. Il raconte la liesse d’un peuple libéré des siècles de colonisation et le pressentiment des tragédies à venir.

Spécialisées en littérature lusophone et notamment celles en provenance des anciennes colonies portugaises de l’Afrique (Angola, Mozambique et Cap-Vert), les éditions Chandeigne, avec leur dernière publication, entraînent le lecteur francophone au cœur même de l’archive littéraire de la lusophonie africaine. Il s’agit du mythique  Oui Camarade ! , recueil de nouvelles sous la plume du Luandais Manuel Rui qui, avec Luandino Viera et Pepetela, représentent la première génération d’écrivains angolais. Paru en 1976, ce recueil est la première œuvre de fiction de l’Angola indépendant.

A la fois militant indépendantiste et romancier, Rui, qui vit aujourd’hui à Luanda, est juriste de profession et avait une trentaine d’années lors de l’accession à l’indépendance de son pays en 1975. Lui-même membre du parti marxiste le Mouvement populaire de libération d’Angola (MPLA) d’Agostinho Neto, qui a pris le pouvoir à Luanda après l’indépendance, il est passé à la postérité comme l’auteur de l’hymne national angolais Angola avante. L’homme a longtemps été connu en France comme l’auteur du très savoureux Le Porc épique, traduit en français en 1999 par les éditions Dapper. A travers le destin connu d’avance d’un porcelet adopté par une famille de classe moyenne à l’époque de la pénurie alimentaire et de la guerre civile au sortir de la colonisation, ce roman satirique raconte la fin des espérances suscitées par la révolution anti-coloniale.

Les « poches trouées » du petit peuple

Les cinq nouvelles que compte  Oui Camarade !  s’inscrivent dans la même veine, se partageant entre la satire des puissants et la désillusion du peuple qui est la véritable victime de l’Histoire. Ces récits ont en commun leur enracinement chronologique dans la fin de la guerre coloniale suite aux accords signés entre Lisbonne et Luanda instaurant une période de transition d’un an avant la proclamation de l’indépendance à la fin de l’année 1975.

C’est une période troublée dont les principales étapes ont été retracées par la traductrice du recueil Elisabeth Monteiro Rodrigues dans sa courte préface historique. Il faut absolument la lire pour les précisions qu’elle apporte sur les différents mouvements de libération qui se partagent le pays à l’époque, semant les graines de la guerre civile qui allait bientôt éclater. C’est une introduction incontournable aux grands enjeux de « l’indépendance conquise » qui constituent la toile de fond des nouvelles de Manuel Rui.

« Dehors tout était pareil. Plutôt pire qu’avant car maintenant le peuple avait toujours les yeux braqués sans rien y comprendre. Et pour cause, le premier jour de ce fameux gouvernement angolais, plus grand que tout autre au monde – vu qu’il utilisait au bas mot trois Premiers ministres – un ministre, parmi ces nouveaux est apparu au balcon en donnant de la bouche que le Palais appartenait maintenant au peuple. » Vraiment ? Ainsi commence « Le conseil », la première nouvelle du recueil qui donne le ton du volume.

A la fois ironiques et lucides, ces premières lignes annoncent les dérives de l’indépendance, le chaos et la corruption. La pauvreté en sus pour le bas peuple qui a, en ces premiers temps, les yeux braqués sur le Palais afin de pouvoir influer sur les décisions stratégiques qui y sont prises, et qui ont le pouvoir de changer l’avenir. Quelques trois pages suffisent au nouvelliste pour montrer que le changement tant attendu n’aura hélas pas lieu. Le récit se termine en braquant la lumière sur un homme du peuple qui s’éloigne du Palais, les mains dans les poches. Et celles-ci sont désespérément vides, car elles sont « trouées ». C’est le dernier mot de la nouvelle. Il tombe comme une sentence, dissipant pour de bon espérances et illusions.

Une montre suisse, les maisons closes et Jonas Savimbi

L’Angola est devenu indépendant le 11 novembre 1975. La proclamation de l’indépendance coïncide avec la victoire du MPLA soutenu par l’Union soviétique et Cuba sur les autres mouvements de libération (Unita, FNLA…) financés essentiellement par les Américains et leurs alliés africains. L’année 1975 fut marquée par les affrontements pour le pouvoir entre ces différents mouvements. Les batailles les plus décisives furent livrées à Luanda en juillet entre le MPLA et l’Unita de Jonas Savimbi, et à Kifangondo en novembre, où les milices du MPLA sont sorties victorieuses contre le FNLA (Front national de libération de l’Angola) soutenu par le Zaïre de Mobutu.

Les violences perpétrées lors de ces combats pour le pouvoir, annonçant la guerre civile post-indépendance qui durera vingt-cinq ans et fera cinq cent mille morts et un million de déplacés, sont au cœur de « Cinq jours après l’indépendance », la nouvelle la plus longue du recueil. Elle met en scène l’exaltation et la folie de la guerre, mais aussi le goût amer d’une victoire arrachée au prix de sacrifices personnels pour de nombreux Angolais. Rien ne décrit mieux la frustration et l’amertume que le retour des combattants, aux « visages noircis de poussière, les uniformes à moitié en lambeaux » et dont le regard fuyant et distant contraste avec le « ton victorieux » de la population venue les accueillir.

Les violences que raconte Manuel Rui dans les pages de son recueil ne sont pas seulement physiques ou guerrières. Elles sont aussi morales et symboliques, comme dans la nouvelle intitulée « La montre » qui est un récit métaphorique de la dérive de l’Angola postcolonial. Cette nouvelle très poétique donne à voir l’ombre et la lumière de l’identité nationale angolaise en cours de construction à travers le récit du parcours d’une montre suisse, luxueuse et peinte en or, qui passe de main en main, avant de finir son trajet « au poignet d’un chef de police soûl (…) et corrompu ».

Dans « Le dernier bordel », dont l’action se situe dans la maison close de Mana Domingas, la violence est patriarcale. C’est le seul bordel à rester ouvert pendant la guerre d’indépendance. Jusqu’au soir où des soldats en manque de femmes et de bières prennent d’assaut le lupanar, qui a connu ses beaux jours à l’époque de la résistance anticoloniale, obligeant les femmes à se joindre à la horde de réfugiés quittant la ville. Avec un sens consommé des détails et avec empathie pour les victimes, l’auteur décrit admirablement la fuite en avant des prostitués partagées entre la peur et la défiance. Dans un ultime geste de défiance, leur chef Mana Domingas jette dans l’herbe qui borde la route le collier en or que lui avait offert un de ses clients zaïrois. Elle pourra désormais marcher libre, la tête haute.

L’aspiration intense à la liberté de tout un peuple traverse les pages de ce recueil. Le secret de la réussite de Manuel Rui, dans cette œuvre de jeunesse, est d’avoir su traduire cette exaltation populaire, mais aussi le pressentiment des tragédies à venir, dans une langue parlée, savoureuse et inventive. Le livre refermé, les voix des personnages, riches de toutes les nuances d’espérances, continuent de résonner dans nos têtes. Longtemps.

 Tirthankar Chanda – RFI – novembre 2017

Angola, 1969-1975 : l’indépendance est une chanson triste

Émission Métronomique par Amaury Chardeau – diffusée le vendredi 13 octobre 2017

Immersion dans la scène musicale et militante angolaise des années 1960, creuset des aspirations indépendantistes et culturelles vis-à-vis du Portugal de Salazar. Oui Camarade ! de Manuel Rui donne son éclairage.

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Angola ou le récit imprévisible

Avec la publication de Oui Camarade !, œuvre de Manuel Rui, la cartographie de la littérature angolaise se précise pour le lecteur francophone. Marquant l’entrée dans la fiction de cette littérature, ces cinq récits allant du 31 janvier 1975 (premier gouvernement de transition) aux cinq jours suivant l’indépendance, proclamée le 11 novembre 1975, viennent capter le quotidien extraordinaire, la dangerosité et la délicatesse de la vie de ce temps-là, où tout un pays aux coordonnées complexes vit les dernières heures du joug colonial, la mise en place houleuse du gouvernement transitoire, précaire dès sa composition (l’écrivain y a d’ailleurs été ministre), et les premières journées historiques de sa libération.

Écrire l’enfance mûrie en guerre et le climax de l’indépendance d’un peuple, voilà la double et paradoxale euphorie des cinq nouvelles composant l’ensemble de Oui Camarade ! Paradoxale, parce que l’hyper-expertise es stratégies et balistiques des guérilleros en culotte courte n’a d’égale que leur extraordinaire efficacité sur le terrain et dans le langage, et que ce régal de leur dialogue à hauteur d’adulte dérange par ailleurs : quelle jeunesse que celle-ci, vouée à tout moment aux balles perdues, aux embuscades sans issue et aux héros démembrés et anonymes, qui donne aux chiens des noms d’arme tel que Bazuka ? « Maintenant même les gamins donnent des leçons sur la guerre » : les petits « pionniers » ont grandi trop vite au son des balles et des déflagrations, le courage de ces gavroches en nombre est d’autant plus émouvant qu’il aborde les désastres et la politique avec une évidence désarmante, ramenant l’adulte au credo de la victoire quand il doute de l’arrivée des partisans.

Paradoxale encore quand l’individu éprouve en une seule ronde et en quelques heures toute l’échelle de variations du plus grand malheur au plus grand bonheur, ballottant entre le drame intime et la célébration commune. Se réjouir ou se désespérer ? Ou, selon les termes de l’écrivain : « Se dessaoûl[er] de l’euphorie collective » pour honorer la mémoire de l’aimé qui vient de mourir, ou être la camarade du peuple, qui porte fièrement les couleurs de l’allégresse en ce jour historique et va « colporter sa joie à travers les bases détruites des fantoches » ? Telle est la trame des « Deux reines » de cœur et de cortège, respectivement mère et amante, élues d’un jour pour incarner la victoire. En ce jour historique, Luanda regorge de ces oscillations de l’extrême, et pourtant c’est l’euphorie qui gagne, totale.

Euphorie, car Manuel Rui entraîne le lecteur et ses personnages dans la grande liesse de l’indépendance, au sortir de quinze années de guerre coloniale et de luttes, tandis que se secoue enfin le double joug de quatre décennies de dictature salazariste et de plusieurs siècles d’un colonialisme particulièrement féroce. Une immense espérance populaire, telle une vague qui emporte tout, avant que de devoir passer, hélas, au rude tamis de près de vingt-huit années de guerre civile, de pacifications précaires et d’affrontements fratricides entre les milices et les partis. Mais, au seuil du livre, rien de cela n’est encore écrit, même si tout affleure déjà. L’allant du texte n’exclut pas la critique : Oui Camarade ! s’ouvre donc sur le 31 janvier 1975, date du premier gouvernement angolais, transitoire, à Luanda. À l’heure des premiers discours adressés au peuple depuis le Palais, le récit « Le Conseil » fait de l’écart sa poétique, son diagnostic et sa politique, trahissant déjà ce qui suivra. Écart visible entre les membres du gouvernement : « Mon Vieux ! Ce gouvernement s’en fout. Regarde ça : les nôtres avec des tenues “Pouvoir populaire”, certains en Mobutu et le reste en costume cravate ! Je veux dire : si la différence se fait déjà là-dessus ce gouvernement n’ira pas au bout. Je les mets à couper » ; fossé qui mesure la promesse de l’homme politique irréaliste : « Nonobstant, il n’a manqué à Savimbi [leader de l’Unita] que de promettre l’air conditionné dans les rues, du désodorisant gratuit et une machine à tirer des billets de mille sous brevet déposé au nom d’Abrigada Chipenda » ; gouffre encore entre les lieux du pouvoir, hanté par les ors du colonialisme, et la rue où le peuple attend, les poches vides : « l’air conditionné à fond, et la longue tapisserie européenne, les candélabres, la grande table, et les chaises Louis je ne sais combien, déformaient la réalité vers d’autres latitudes. […] C’était une époque de grands néologismes qui venaient enrichir le lexique national très très loin du “luso-tropicalisme” ».

Oui Camarade ! est traversé de slogans et de fragments d’idéologie, débats intempestifs de rue, où les quidams et les camarades s’interpellent, hommes, femmes, vieillards, enfants, dans une égalité des voix, une cacophonie qui exigera du lecteur français qu’il se replonge dans l’époque. Se plaçant toujours aux côtés du peuple, Manuel Rui scrute la guérilla, fait le portrait de ses aventuriers d’un jour et de ses militants de la première heure, écoute aux portes des conseils ministériels, prélève des éclats de réel dans les zones les plus périphériques, dans les poches de résistance et les caches, et n’oublie pas de questionner les virtuosités fallacieuses du langage, donnant d’abord à entendre ceux qui n’ont pas toujours voix au chapitre. Manuel Rui, ce faisant, prend régulièrement le parti du MPLA, le « Éme-Pé-Là » dans la traduction sonore d’Élisabeth Monteiro Rodrigues et scande à l’envie ses formules (« Que la lutte continue ! » ; « LE ÉME-PÉ-LÀ EST LE PEUPLE LE PEUPLE EST LE ÉME-PÉ-LÀ » ; « La lutte ! /– CONTINUE ! / – La Victoire ! /– EST CERTAINE ! » ; « MPLA LA VICTOIRE EST CERTAINE »). Aussi, en filigrane, il participe d’une « histoire des vainqueurs », comme le rappelait Christine Messiant à propos de l’écriture officielle de l’histoire de MPLA [1] (vainqueurs à plusieurs titres : puisque non seulement de la guerre coloniale mais aussi de la lutte entre les différents mouvements de libération, le FNLA et l’Unita).

Dans l’étonnant récit « Cinq jour après l’Indépendance », les quelques jours qui précèdent et suivent l’indépendance sont comme une laisse de mer, une sorte d’entre-deux d’où le meilleur et le pire peuvent encore jaillir, espace-temps qui opère selon ses propres coordonnées et où le régime de l’attente, de l’inquiétude et de la veille domine (avant l’attaque, avant d’être découvert dans son abri par des forces adverses), mais aussi milieu particulier et propice au déploiement de l’indétermination et de l’inquiétude. Et certains ne pourront déployer leur talent que dans cet entre-deux-là, non qu’ils puissent prospérer en temps de paix, mais parce qu’à peine révélés dans le courage de leur jeunesse ils retourneront à l’ombre et à l’anonymat, touchés à leur tour par ces balles perdues qui sont autant de points finals orchestrant les lacunes du récit, les disparitions soudaines et le chaos de ce temps.

Souvent, l’écrivain passe le récit de la révolution au crible de l’humour et du récit saccadé. Cela commence par l’ironie savoureuse de faire venir en Afrique une montre en or, « automatique, lumineuse, fabriquée en Suisse », achetée au Portugal, vendue à Luanda, personnage principal de l’un des récits. Or l’Afrique neutralise le temps et l’Occident avec : la montre suisse, si parfaite dans son fonctionnement, sa machinerie, son luxe, n’a de valeur que symbolique. Passée de main en main, d’un camp à l’autre, « d’un général portugais mort au combat » au raconteur angolais de l’histoire, le « Camarade Commandant », pour terminer « au poignet d’un chef de police soûl et… corrompu » zaïrois, sa vocation est de constituer in fine un trophée dérisoire : échoué, comme le temps, à la frontière en un lieu où nul atelier de réparation ne saurait le faire repartir en cas de faiblesse, sinon celui de la fabrique collective. Face à la mer, faisant cercle autour du camarade commandant mutilé, le chœur d’enfants écoute tout autant qu’il coupe le récit connu par cœur, pour mieux en attiser les détails, y mimer les épisodes d’embuscades et de fusillades, en décélérer la fin, mais surtout en savourer la teneur de réel et de fiction tout ensemble. Ainsi, la montre est matière de récit, matrice d’interruptions et de suspensions du réel à la légende, de la guerre à la littérature, elle finit même par être remplacée par une autre montre à la main du conteur, et peu importe au fond. Car la montre qui demeure, c’est celle « qui dans le cœur de chacun ne s’arrêtait plus dans son tictaquement automatique, doré de rêve et de fantaisie », quand « personne ne voulait, cette fois-là, donner une fin définitive à l’histoire de la montre », cette « histoire qui naviguait dans la bouche des petits comme un bateau de musique sur une mer d’arc-en-ciel ».

Le travail d’Élisabeth Monteiro Rodrigues, qui a remarquablement traduit Mia Couto (La pluie ébahieHistoires rêvérées) et sa langue aussi précise qu’inventive et singulière, est particulièrement précieux pour le lecteur, le guidant avec finesse et discrétion à travers la complexité réelle du texte, de ses enjeux poétiques, politiques, idéologiques. Elle laisse place à l’invention avec souplesse, recourt ponctuellement au néologisme pour rendre les sonorités, les textures et la plasticité de la langue portugaise (le « chouchouaillement » végétal pour xuxualhar, les tirs « déréussis » plutôt que ratés, les verbes « kandonguer » pour kandonguar, « faire le marché noir », et « malaugurer un enfant à la morgue »), pariant sur la capacité de la langue française à rendre audible le portugais écrit depuis l’Angola. Elle refuse d’effacer la façon dont le kimbundu y afflue continuellement et le façonne en profondeur, sans le démarquer par l’italique comme apport étranger : le musseque [bidonville], la maka [dispute], la mazukuta [danse populaire], la kionga [prison, caserne]. Elle accompagne ainsi par des choix forts l’avancée récente de la littérature angolaise dans la langue française à travers les traductions d’Ondjaki (Les transparents, Metailié, 2015 ; Bonjour Camarade, La Joie de lire, 2003), d’Agualusa (Le marchand de passés, 2006, Barroco Tropical, 2011, Théorie générale de l’oubli, 2014, La reine Ginga, 2017, tous aux éditions Métailié) et de Pepetela (Yaka, réédité en 2011 par Aden, traduit depuis 1984) survenues depuis une quinzaine d’années. Et plus encore, ce souci de saisir la co-présence des langues bantoues dans la langue portugaise permet de mieux mesurer l’altérité et le dialogue avec l’autre rive : celle de la littérature portugaise contemporaine où António Lobo Antunes (Comissão das Lágrimas, Dom Quixote, 2011, pour ne citer qu’un livre), Maria Dulce Cardoso (Le retour, Stock, 2014), Lídia Jorge (Les mémorables, Métailié, 2015), Pedro Rosa Mendes (Baie des tigres, Métailié, 2001) font retour chacun à sa manière, par la fiction et le récit, aux années de déroute de la dictature et d’indépendance des colonies – qui, à Luanda et à ses zones obscures, qui aux Retournés des colonies arrivés un matin de 1975 sur les quais de Lisbonne, qui encore à l’historiographie portugaise de la révolution des Œillets, du 25 avril 1974, qui aux stigmates, aux paysages et aux mémoires angolaises mouvementées, en traversant le pays en 1997 pour rejoindre le Mozambique. Ils montrent ainsi combien ces deux pays n’en ont pas fini, loin s’en faut, avec leurs histoires officielles et leurs revenances contrariées dans la littérature et combien, sur le terrain où elle opère, la littérature est imprévisible.

Julia Peslier – En attendant Nadeau – octobre 2017

Ce recueil de cinq nouvelles publiées par Manuel Rui en 1976 au lendemain de l’indépendance angolaise (11 novembre 1975) et traduites pour la première fois en français, offre au lecteur des tableaux pris sur le vif des combats pour s’affranchir du joug colonial portugais puis des luttes fratricides qui se dessinent  entre les différents mouvements indépendantistes qui se livreront ensuite à une véritable guérilla urbaine, notamment à Luanda, la capitale. Mais Manuel Rui ne cherche pas ici à graver les faits majeurs et les dates de l’Histoire de son pays en historien. À partir de situations singulières, à travers des portraits de combattants, des populations et des familles, c’est la violence parfois mais surtout l’espoir de tout un peuple, hommes, femmes et enfants, dans l’avenir de la nation naissante enfin débarrassée du colonialisme qu’il restitue dans toute son humanité.
Malheureusement l’Histoire confirme avec une désespérante régularité qu’une fois l’indépendance acquise, à la hauteur de la liesse et des attentes populaires, apparaît le désenchantement. Après la fête, entre désorganisation, rivalités des forces en présence et problèmes économiques, tout reste à construire et le chemin est long et épineux.

Avec empathie, par ses petites histoires jamais dogmatiques ni sentencieuses écrites dans le feu de l’action, l’auteur (lui-même acteur engagé lors de cette période pour son pays) pointe du doigt le difficile apprentissage de la construction d’une identité collective et de l’autonomie pour un peuple d’abord forgé à l’obéissance par les colonisateurs puis ravagé par quinze ans de conflits sanglants pour s’en débarrasser. Comment s’affranchir de la soumission et apprendre à penser par soi-même ? Comment réussir à construire un avenir commun au-delà des différences ethniques et idéologiques des divers mouvements de libération qui s’affrontent une fois l’occupant parti ?
L’inquiétude exprimée par Manuel Rui face à ces questions en 1975 prend toute sa force quand on sait qu’à l’émergence de la jeune « République populaire d’Angola » une guerre civile de plus de vingt-cinq ans, attisée par un contexte de « guerre froide » et d’importants gisements de pétrole sur son territoire, a fait près de cinq cent mille morts et un million de déplacés.

Un recueil aussi politique que littéraire dont j’ai particulièrement apprécié la plus longue nouvelle (40 pages), La montre, où, à la demande des enfants de son village, un « camarade commandant » de la guerre d’indépendance mutilé se lance dans un long récit aussi imaginaire qu’historique dont la trame s’enrichit perpétuellement de nouvelles divagations de son auteur, des questions des jeunes auditeurs, voire de leurs apports personnels. « Les gosses riaient. Ils participaient au faux-semblant, à ce ressentir qu’entre le réel vécu et le réel recréé il n’existait pas de frontière […] Et les interférences sur le récit lui donnaient la sensation que l’histoire était toujours nouvelle et sans fin. […] L’histoire ne vieillissait pas et elle était chaque fois plus jeune comme le temps inconnu qui se renouvelait aussi dans chaque jour de peur et d’espoir vécu dans cette Luanda d’alors martyrisée et héroïque ». « Après le commandant s’empara de ses béquilles, marcha lentement vers le bord de l’eau et resta là dans une gorgée de rêve et d’espoir à avaler la mer et l’horizon comme si c’était le début et la fin de la même histoire. »
L’homme est un conteur d’exception. Transfiguré par son rituel, le récit de guerre se fait aventure et  évoque la lutte de façon aussi fantaisiste qu’héroïque. Ébloui par ce conte aussi onirique que lumineux et perpétuellement réinventé, le lecteur se laisse envoûter par les mots comme les gamins assis autour de lui.

Mention spéciale aussi pour Le dernier bordel, une nouvelle aussi féroce et  angoissante que surprenante où l’on voit Mana Domingas et « ses » filles tenir tête aux soldats qui dévastent son bordel. Et si dans La montre le conteur se positionne à la lisière entre réalité et fiction, les personnages se tiennent aussi ici à la frontière entre deux mondes, opposant le luxe du lieu à la grossièreté des assaillants, la détermination à la violence et l’humour au chaos.
Ce principe d’opposition ou d’entre-deux que l’on retrouve dans l’ensemble du recueil symbolise et incarne avec intensité ce moment de grande confusion et d’instabilité où le pays bascule.
La langue de l’auteur (et la qualité de la traduction), très travaillée, riche, poétique et imagée,  ajoute au plaisir de la lecture et renforce cette dualité consubstantielle au recueil entre la violence des situations et l’humanité des personnages, la mort et la beauté.

Merci aux éditions Chandeigne d’avoir sorti de l’oubli cet auteur majeur de la littérature angolaise et ce recueil qui se trouve être la première œuvre de fiction de l’Angola indépendant. La découverte de ce livre intense et émouvant en vaut vraiment la peine.

Dominique Baillon-Lalande – Encres vagabondes – septembre 2017

« Oui Camarade ! » de Manuel Rui : une seule solution, la Révolution?

Depuis l’émergence, dans les années 1990, de l’œuvre traduite d’António Lobo Antunes, le public français connaît un peu mieux l’héritage littéraire des guerres coloniales portugaises (Angola, Guinée-Bissau, Mozambique, 1961-74). Vu du regard tourmenté de l’écrivain-psychiatre, qui a largement participé au travail de mémoire sur ces sales guerres, assumant le rôle d’une sorte de Robert Paxton romanesque, l’héritage de ces conflits s’incarne dans le stress post-traumatique éprouvé par une génération sacrifiée, et les effets des combats et des exactions sur leur univers intérieur.

Mais à l’heure des postcolonial studies et de l’histoire à parts égales, il nous manquait encore en français d’envisager l’ère des luttes et des émancipations de l’Afrique lusophone du côté des combattants africains : la Révolution, l’indépendance, la paix, puis peut-être de nouveau la guerre, comment les ont-ils éprouvées, comment les ont-ils vues et comment, à chaud, les écrire?

C’est ce à quoi répond la publication de Oui Camarade ! de l’écrivain et militant angolais Manuel Rui, par les éditions Chandeigne, inlassable défricheur des lettres portugaises qui fête cette année son vingt-cinquième anniversaire. Texte d’époque et – en partie seulement – de combat, tout premier ouvrage de fiction publié en Angola après sa déclaration d’indépendance en 1975, Oui Camarade! se présente comme une série de nouvelles, plus que comme un recueil, tant est grande la continuité entre les cinq témoignages de fiction réunis ici.

Manuel Rui, juriste et militant anticolonialiste angolais, formé au Portugal comme on formait naguère les «élites autochtones» dans les métropoles coloniales, avait 34 ans seulement lors de l’indépendance, à laquelle il participa activement en tant que ministre de l’information du MPLA, le parti communiste local. Il est l’auteur des paroles de l’hymne national angolais (auquel un clin d’œil est adressé dans une des nouvelles), et demeure à ce jour une des figures majeures de la vie intellectuelle de son pays. Une première traduction de son travail était parue en 1999 en France,  par Michel Laban, dans un curieux projet, Le Porc épique, une fable grinçante illustrée par Enki Bilal.

Oui Camarade ! fait se succéder cinq tableaux de la vie quotidienne des militants du MPLA dans les jours suivant la déclaration d’indépendance.

On est d’emblée frappé par deux tendances contradictoires que permet d’identifier aisément une écriture de jeunesse un peu didactique.

La première est l’engagement partisan de l’auteur. Un peu à la manière de l’Aragon de Servitude et grandeur des Français, il livre une petite série de saynètes de la vie des quartiers de la capitale, Luanda, à visée d’éducation et d’édification de ses lecteurs. Le parler de la rue sert de vecteur à un discours de glorification des combattants et de mise en relief de leur extraction populaire.

La deuxième, la plus saisissante, est la prémonition lucide des lendemains qui déchantent et de la mise à sac des idéaux par un réel révolutionnaire qui a fait campagne en vers, mais ne va pas tarder à gouverner en prose. Un habile usage des signaux faibles de la désillusion et des signes avant-coureurs du désastre permet à Manuel Rui d’alerter sur les impasses dans lesquelles s’engage le processus révolutionnaire, et, ce qui est peut-être plus important, de déclarer son irréductible liberté d’écrivain face à l’obligation de faire propagande.

Car, pour un écrivain libre, quel révolutionnaire aurait la drôle d’idée de commencer son récit par «Dehors, tout était pareil. Plutôt pire qu’avant car maintenant le peuple avait les yeux braqués sur le Palais sans y rien comprendre»? Dans Le Conseil, qui ouvre le recueil, Rui regarde, aux côtés du petit peuple réuni à l’extérieur du Palais colonial, le défilé des leaders des différents mouvements ayant mené la révolte, en sommet avec les désormais ex-colons tugas (portugais) pour négocier les termes de l’indépendance. Démarche typique du roman communiste que ce choix d’un point de vue à hauteur de peuple. Et déjà, dans ce panorama ironique pointe une tristesse mélancolique face aux anciens héros devenus nouveaux patrons, trop pressés de se choisir des parrains, américains, soviétiques, ou d’ailleurs, imbus de leur personne et de leur gloire, déjà pleins d’incompétence et de corruption.

Dans La Montre, un combattant de l’indépendance raconte ses histoires de guerre à des enfants réunis en assemblée devant cette légende vivante mutilée au champ d’honneur. Face à la mer, le commandant livre à des gamins fascinés le conte présumé réel d’une montre ayant appartenu à un officier portugais, saisie au combat par un soldat du MPLA pour finir entre les mains d’un membre de la faction adverse. Fait d’armes ou faribole ? Peu importe : «Le plus amusant, c’est que les gosses riaient. Ils participaient au faux-semblant, à ce ressentir qu’entre le réel vécu et le réel recréé il n’existait pas de frontière». Si toute guerre crée fatalement ses propres récits divergents, l’essentiel est que les hommes qui l’ont vécue puissent s’appuyer sur l’illusion d’une narration héroïque, pour se reconstruire et surmonter ensemble la solitude des lendemains de bataille : «[D]es armes utilisées aux personnes tuées, un tas d’histoires de souffrance et d’espoir dans lesquelles le nom des héros apparaissait obligatoirement comme des lucioles perpétuelles et insaisissables dans la longue obscurité coloniale circulaient de bouche en bouche». Hommage aux traditions orales africaines, clin d’œil appuyé à la force de la littérature, La Montre se clôt par le retour de l’objet «au poignet d’un chef de police soûl… et corrompu». De là à dire que la Révolution finira par connaître le même sort…

Le Dernier bordel déplace le regard du côté des femmes. Dans une maison close, l’une des dernières à avoir survécu à l’œuvre forcément féministe du changement révolutionnaire (on aimerait tellement y croire…), les femmes voient débarquer des soldats violents, avides de chair et d’alcool. La scène tournera à la violence machiste et sanglante, et au départ sur les routes des réfugiés de ces héroïnes du quotidien dont la solidarité aura été balayée par la guerre.

Deux Reines met en scène les parcours dans la capitale en liesse de deux femmes diversement associées à la guerre et à la révolution, pour y avoir connu le deuil, et qui se rejoindront dans une manifestation à la gloire de l’héroïsme du Parti.

Il faut accorder enfin une attention particulière à la cinquième et dernière nouvelle du recueil, Cinq jours après l’indépendance. Texte le plus abouti (il fut d’ailleurs republié de manière indépendante en Angola), le plus long aussi de cette succession d’histoires, il met en scène les débuts d’une hideuse guerre civile qui allait durer vingt-six ans. Face au MPLA soutenu par les Soviétiques et les Cubains, se dresse le FNLA, d’abord soutenu dans une logique panafricaniste par le Zaïre de Mobutu, avant de s’aligner sur les Américains dans un contexte de guerre froide. Dans une Luanda au ciel déjà strié de roquettes et d’explosions qui ont définitivement remplacé les feux d’artifice, une jeune femme tente d’échapper aux combats en se réfugiant dans un boyau souterrain. Elle y est rejointe par un fapla, combattant armé du MPLA, qui la protège quelques heures avant de retourner au front. Dès lors que le langage de la violence commence à tordre le cou à la réalité, l’horreur de la guerre est déjà en germe  : «à qui appartenaient les explosions stoppées une heure avant, aux fenélas [militants armés du FNLA, ndlr] ou à nous? Si elles étaient aux fenélas le malheur, les morts, le deuil étaient à prévoir. Si elles étaient à nous, les fantoches avaient pris une sacrée raclée!»Dans la novlangue révolutionnaire, les fantoches, ce sont, bien sûr, les ennemis en armes… On assiste à la naissance de la haine civile, de la délation. A la négation de l’individu : «Deux ou trois ans avant, les gens se demandaient toujours les noms. Maintenant tout avait changé. Pionnier suffisait. Camarade, oui.» Après la nuit, la jeune femme essaiera avec entêtement, mais sous les quolibets des révolutionnaires qui soupçonnent une quête romantique, de retrouver la trace de son ange gardien d’une nuit. Il restera évidemment introuvable mais qu’importe, l’essentiel sera de pouvoir continuer à raconter, à témoigner : «Carlota embringuée dans la narration particularisant l’odeur, la chaleur, la lumière, le tout traduit en gestes-mots-sons que le guérillero, la main toujours en conque, Carlota fumant cigarette sur cigarette, écoutait, quelle histoire légendaire d’un pionnier qui n’aurait jamais existé mais semblable à tous les pionniers qui vivaient et jouaient dans cette guerre à eux jouée pour de vrai à chaque aube victorieuse».

Une mention spéciale doit être faite du remarquable travail de traduction d’Elisabeth Monteiro Rodrigues. L’impeccable traductrice française du mozambicain Mia Couto (qu’on dit nobélisable) restitue à merveille l’oralité étonnante de ce parler de la rue frais et direct. Pour un lecteur français, cette langue-là rappellera un peu la beauté et la franchise du langage trouvé dans les livres de témoignage de Jean Hatzfeld sur le Rwanda. Une belle performance, en partant d’un texte porteur de quelques lourdeurs imposées par la fonction partisane du livre.

Texte de jeunesse, partial et parfois maladroit, Oui Camarade! n’en demeure pas moins un intéressant document sur ces années où le fond de l’air était rouge, et surtout un témoignage clairvoyant sur les détournements de la langue politique et les désillusions révolutionnaires. Utile, donc, à notre époque qui voit renaître ces vieilles lunes en faisant semblant de croire qu’elles n’ont jamais fait de mal à personne…

David Ferrière – Addict-Culture – septembre 2017

Oui camarade ! Instantanés de l’indépendance angolaise

Première oeuvre de fiction de l’Angola indépendante et écrite dans le feu de la révolution, Oui camarade ! raconte ces quelques mois de 1975 où tout a basculé. L’oeuvre de Manuel Rui, qui a participé activement aux événements, vient d’être traduite pour la première fois en français, aux éditions Chandeigne. Un recueil de nouvelles qui célèbre la sortie de la nuit coloniale autant qu’il se méfie de lendemains qui déchantent.

Il existe peu d’écrits retraçant le détail des événements qui ont mené jusqu’à la révolution angolaise, et encore moins des quelques jours qui l’ont suivie. Le recueil de cinq nouvelles de Manuel Rui, publié pour la première fois en français aux éditions Chandeigne et traduit par Elisabeth Monteiro Rodrigues, vient ainsi combler une forme de lacune mémorielle. Mais pas seulement. En racontant les péripéties des anonymes de la révolution, l’auteur offre la parole aux multiples identités qui l’ont bâtie, laissant surgir de toutes ces voix une langue portugaise collective et réinventée.

Pour comprendre l’importance de Oui camarade ! dans l’histoire littéraire angolaise, quelques éléments de contexte s’imposent : au courant des années 1950, l’Angola, toujours sous le joug colonial portugais, voit fleurir différents mouvement indépendantistes antagonistes. Le FNLA (Front national de libération de l’Angola), soutenu par le Zaïre de Mobutu, s’oppose à l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola), appuyée par l’Afrique du sud de l’apartheid, ainsi qu’au MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), d’inspiration marxiste et épaulée par l’URSS et Cuba. C’est ce dernier qui prend le pouvoir sur Luanda en 1975, initiant dans le même temps une guerre civile post-indépendance qui meurtrira le pays pendant de nombreuses années.

Voici l’histoire explorée dans Oui camarade !, qui s’attarde plus particulièrement sur la période allant de janvier à novembre 1975, marquée par une bataille sans merci entre le MPLA et le FNLA pour le contrôle de la ville de Luanda. Une guerre de conquête qui se clôture par la proclamation de l’indépendance, le 11 novembre 1975, sans signifier pour autant la fin des troubles dans le pays. Le livre illustre, grâce à ses cinq courtes fictions ancrées dans le réel, cette excitation de la liberté retrouvée autant que la crainte d’un avenir trouble.

Une langue réinventée

Première œuvre de fiction de l’histoire de l’Angola, Oui camarade ! fut considéré comme « militante » par une partie de la critique à sa sortie. L’œuvre de Manuel Rui, peut en effet avoir tendance à glorifier le mouvement vainqueur, le MPLA, et à caricaturer à l’extrême le FNLA, faisant passer ces derniers pour des sauvages sanguinaires, comme dans la nouvelle « Le dernier bordel ». Malgré tout, l’auteur réussit, avec une ironie grinçante, à montrer le chaos et l’accession à l’indépendance de différents points de vue. Et ce qui se joue dans les cinq récits du livre (« Le conseil », « La montre, « Le dernier bordel », Les deux reines », « Cinq jours après l’indépendance »), c’est avant tout la libération d’une parole collective qui a du mal à émerger.

Du fait de la répression coloniale, bien sûr, mais aussi par la diversité d’identités angolaises, l’émergence d’un récit national était jusqu’ici compliquée. Or, comme l’illustre bien la nouvelle « La montre », qui voit un commandant raconter à des enfants les différents voyages d’une montre symbole de l’indépendance angolaise, avec la révolution, « (…) tout le monde était auteur. L’histoire était à tout le monde, une espèce de fresque se ravivant repeinte au bord de la mer ». L’auteur, qui a également écrit l’hymne national angolais, construit ainsi le récit national de la conquête de l’indépendance. Ainsi, dans « Deux reines », où deux femmes mènent la foule à travers Luanda en liesse : « ce jour-là, l’avenue Brasil appartenait au peuple. Une avenue déjà chargée d’histoire ». Dans Oui camarade !, l’Angola se réapproprie donc son « roman national », mais aussi son langage. Car si le livre est écrit en portugais, c’est déjà un portugais réinventé, mêlé à des langues angolaises, où certaines expressions locales apparaissent (le dongo pour une pirogue, le cacimbopour la rosée du matin), certains vocabulaires marxistes s’imposent dans la dynamique de la guerre (pouvoir populairecamarade), certains acronymes deviennent de l’argot (dans le bouche du peuple, le MPLA devient le Éme, le FNLA le fénéla, etc.). Un langage qui donne à la nouvelle nation angolaise une expression collective, et à son peuple, une identité propre. Par un rythme d’écriture, très vif, ce récit à plusieurs nous fait passer instantanément d’un événement à un autre, de la tête des protagonistes à celle du narrateur. Et de fait, les conversations ont été écrites sur le vif, pendant les événements, alors que Manuel Rui y participait lui-même.

La fiction plutôt que le réel ?

Et puisque « tout le monde est auteur », chacun peut trouver sa propre chute à l’histoire vécue. À la fin de la nouvelle « La montre », les enfants font leurs propositions d’épilogue au commandant qui est aussi le narrateur. Ce « commandant-camarade » si proche et si loin à la fois, fascine son auditoire tout autant qu’il le laisse orienter la suite de l’histoire, comme si l’histoire de l’Angola était un conte oral pouvant toujours s’enrichir. La tendance très onirique de l’auteur à laisser place  à l’imaginaire insiste également sur le rôle fondamental de la jeunesse dans la révolution et laissent ainsi apparaître la possibilité d’un nouveau futur à construire. C’est là l’une des morales du livre, dont le trait d’esprit final de la nouvelle « Cinq jours après l’indépendance » (« La révolution c’est comme la bicyclette, si elle s’arrête, elle tombe ») est l’un des plus marquants du recueil.

Car si Manuel Rui a décidé de tirer de ces moments des parcelles de fiction plutôt qu’un récit purement documentaire, c’est sans doute en raison de la sensation douce-amère tirée de l’indépendance angolaise. Si dans chacune des nouvelles, l’imaginaire tient une place prépondérante, c’est bien dans sa nouvelle la plus réaliste que se dessine le pessimisme de l’auteur. D’une ironie grinçante, « Le conseil » décrit le premier conseil des ministres du gouvernement de transition, en janvier 1975, auquel les Portugais participent, dans un palais fraîchement conquis. Nous, lecteurs, sommes un temps du côté des « politiciens », un temps du côté du peuple et à l’extérieur des jeux de pouvoir, va-et-vient certainement voulu par l’auteur, qui, de l’extérieur, se moque de la « diarrhée de cigares » de l’intérieur. Sa lecture, quarante ans après, lui donne un sens d’autant plus marqué. « La transition avait le vent en poupe », nous dit-il, laissant apparaître des critiques naissantes qui seront confirmées par le livre qu’il écrit en 1982, Quem me dera ser Onda (Le porc épique, traduction de Michel Laban, éditions Dapper).

Pour autant, dans Oui camarade !, ce qui compte alors, c’est que les Angolais se réapproprient leur histoire. Ainsi, quand Manuel Rui dit, dans « Cinq jours après l’indépendance » : « je dois laisser consigné pour les historiens présents et futurs… », c’est parce qu’il espère que ce récit, le premier à raconter l’indépendance, sera celui du peuple. Et si la joie et la tristesse y sont mêlées, le plus important reste que le jour (indépendantiste) ait « vaincu la nuit » (coloniale). L’avenir de l’Angola, et donc celui de ce récit, restent à compléter par les Angolais eux-mêmes : « car le réel, même, était cette histoire racontée ».

Lucas Roxo – Africultures – septembre 2017

Courte joie en Angola

On a beau savoir que Oui Camarade! relève de la fiction, c’est avec le sentiment de lire de formidables reportages qu’on se laisse emporter par les nouvelles de Manuel Rui. Nous sommes en 1975, année de chaos et d’espoir pour cette ancienne colonie portugaise. Dans les coulisses du gouvernement de transition – qui réunit les trois mouvements de libération ­nationale, le MPLA, le FNLA et l’UNITA, mais éclate très vite -, dans le dernier bordel de Luanda, sous les bombardements : l’écrivain angolais semble être partout (de fait, Manuel Rui a lui-même été membre du gouvernement de transition). Ironique, tendre, caustique ou lyrique, l’auteur dépeint la voracité des puissants, la bravoure des combattants et la joie du ­peuple ce jour de novembre 1975 où le MPLA sort vainqueur et où la rumeur annonce l’indépendance du pays. Une liesse qui résonne tristement aujourd’hui : 1975 marque aussi le ­début de la guerre civile qui durera vingt-sept ans et coûtera la vie à un million de personnes.

Gladys Marivat – Le Monde des livres – septembre 2017

Rentrée littéraire 2017: les 15 incontournables du monde noir

L’Angolais Manuel Rui raconte les lendemains qui déchantent

Homme politique, diplomate, universitaire, l’Angolais Manuel Rui est aussi un des grands noms de la littérature de son pays. Avec Luandino Vieira et Pepetela, il fait partie de la génération d’écrivains majeurs qui ont fait la renommée des lettres angolaises. A ce jour, Le Porc épique (Dapper 1982) est le seul de ses livres qui a été traduit en français.

Oui camarade ! qui paraît ces jours-ci est un recueil de nouvelles, écrites au lendemain de l’indépendance angolaise le 11 novembre 1975. Des récits engagés, pleins d’espoirs dans l’avenir de la nation naissante enfin débarrassée du colonialisme. L’indépendance ne sera pas pour autant, le romancier le pressentait déjà, un long fleuve tranquille. Le chaos qui règne au Palais, raconté avec sarcasme et empathie dans la nouvelle « Le conseil » qui ouvre le recueil, tout comme les grèves qui paralysent l’économie et les « poches trouées » des anciens combattants en disent long sur les lendemains qui déchantent déjà.

Tirthankar Chanda – RFI – août 2017

Rentrée littéraire africaine : des têtes d’affiche et quelques belles surprises

A l’heure où l’Angola s’apprête à vivre la fin du régime d’Eduardo Dos Santos, au pouvoir, sans discontinuer, depuis 1979, l’un de ses compagnons de route, l’écrivain et ancien ministre angolais Manuel Rui, voit l’un de ses recueils de nouvelles traduit en français, et publié par les éditions Chandeigne, sous le titre « Oui camarade ». Ecrites juste après l’indépendance du pays, le 11 novembre 1975, ces nouvelles traduisent à la fois les espoirs d’un peuple débarrassé du joug colonial portugais, les luttes fratricides des différents mouvements de libération, mais aussi, et de façon quasiment prophétiques, des lendemains qui déchantent.
Ce recueil nous rappelle opportunément, que l’histoire récente de l’Angola a été très chaotique. Après une guerre de libération entre 1961 et 1975, le pays a été ravagé par plus d’un quart de siècle d’une guerre civile qui a fait cinq cent mille morts, et près d’un million de déplacés. Par ailleurs, la pauvreté de la majorité des Angolais et la crise dans laquelle le pays est plongé depuis un peu plus de deux ans, confirment la crainte des lendemains qui déchantent, exprimée par Manuel Rui après l’indépendance. Malgré d’abondantes ressources pétrolières – le Nigeria et l’Angola sont les deux plus gros producteurs de pétrole d’Afrique subsaharienne – qui ont permis de reconstruire le pays, l’économie angolaise reste peu diversifiée, et les richesses produites ne profitent pas au plus grand nombre.

Christian Éboulé – TV5 Monde – septembre 2017