« Mort et vie sévérine », de Joao Cabral de Melo Neto : un destin universel

En 1955, le poète brésilien une pièce en vers sur un pauvre journalier du Nordeste. Il en espère une reconnaissance populaire : il livre un texte qui parle à tous, un classique.

Mort et vie sévérine est un texte de lutte. ­Depuis sa parution en 1955, l’œuvre la plus célèbre du poète brésilien João Cabral de Melo Neto (1920-1999) a été jouée ou lue à voix haute pour dénoncer la dictature militaire au Brésil (1964-1985) et la présidence de Jair Bolsonaro (2019-2022), ou encore les inégalités sociales pendant la pandémie de Covid-19. Certains extraits, mis en musique par le célèbre chanteur Chico Buarque, sont connus par cœur des Brésiliens. Pourtant, personne n’avait imaginé un tel destin à cette pièce. Surtout pas Maria Clara Machado, la directrice d’une école de théâtre qui, au ­départ, proposa à Cabral d’écrire pour Noël un texte sur la Nativité à l’intention de sa troupe de jeunes comédiens.

Nous sommes en 1955. L’écrivain, né à Recife, dans le nord-est du Brésil, revendique une filiation avec Francis Ponge et Paul Valéry. Il a le désir d’écrire autant pour le peuple que pour ses pairs. Enfant, il se cachait pour lire des histoires aux ouvriers analphabètes qui travaillaient sur la grande propriété de ses parents. Il refuse qu’on le considère comme l’écrivain d’une élite. Quoi de mieux qu’une courte pièce relatant la naissance de Jésus pour changer son image ?

L’écrivain accepte la proposition à sa manière. Il relate la vie de Sévérino (ce qu’il appelle « vie sévérine »), un paysan pauvre qui fuit les montagnes du ­Nordeste pour trouver une vie meilleure à Recife. Sur son chemin, il assiste à la mise en bière d’un laboureur, qui retrouve ainsi la terre qu’il voulait « voir partagée ». Ce passage fait écho au conflit opposant les latifundistes (grands propriétaires terriens) aux métayers. Certes, dans la pièce, le protagoniste assiste à la naissance d’un enfant. Mais la ­directrice de l’école de théâtre trouve qu’on est trop loin d’une Nativité classique. Elle refuse le texte.

C’est sa mise en scène, en 1958, dans un festival estudiantin, sa mise en musique, en 1965, par Chico Buarque au théâtre de l’Université catholique de São Paulo, puis sa représentation en 1966 au Festival mondial de théâtre universitaire de Nancy qui permettent à Cabral d’atteindre son objectif de popularité. La pièce est ovationnée douze minutes après le tomber de rideau. A la fin des années 1960, l’œuvre de Cabral est rééditée au Brésil. Mort et vie sévérine échappe même à la censure sous la dictature. Pourtant, la pièce aura dû attendre longtemps avant d’être traduite en français.

Un auteur attaché à son Pernambouc natal

Michel Riaudel, directeur de l’Institut ibéro-américain à Sorbonne Université, juge que la France a tardé à faire une place à cet écrivain « d’envergure internationale », l’un des rares poètes brésiliens à avoir reçu le prestigieux prix Camães. « Cabral est un de ces écrivains diplomates de grand prestige, avec une œuvre littéraire de haute qualité, parmi lesquels on peut citer Joao Guimaraes Rosa, Vinicius de Morães, Rubem Braga ou Francisco Alvim. Il a su produire des vers d’une grande ­exigence, à rebrousse-poil du surréalisme, contrairement à ce qu’on peut parfois lire », précise le professeur des universités, en soulignant le côté « sentimental » et « affectif » de cet auteur attaché à son Pernambouc natal.

Représenté en 2017 par la ­Compagnie d’Amaü au Théâtre de la Bastille, Mort et vie sévérine n’avait jamais été publié sous la forme d’un livre en français. On doit l’initiative à Mathieu Dosse, qui a déjà traduit en 2022 une anthologie de Cabral (Poèmes choisis, Gallimard). Lors d’une joute de traduction l’opposant sur scène à un confrère, il comprend que l’œuvre la plus populaire de Cabral et ses « vers aiguisés » feraient merveille en français. Il en parle à l’éditrice Anne Lima, qui connaît ce classique pour l’avoir vendu à de nombreux étudiants, à l’époque où elle travaillait à la Librairie portugaise & brésilienne Chandeigne. La maison d’édition du même nom a déjà publié des poèmes de Cabral, notamment dans l’anthologie La Poésie du Brésil (Chandeigne, 2012), bâtie par Max de Carvalho. Anne Lima accepte tout de suite de publier Mort et vie sévérine. « Par amitié, par fidélité », dit-elle, pour le ­traducteur.

Ce dernier colle au texte original, faisant l’expérience de « l’une des plus difficiles traductions » de sa carrière. Il faut trouver le rythme en français. Plutôt que de préserver à tout prix la rime, favoriser le respect de l’image et du sens, « mais toujours en gardant la métrique et les rimes internes ». Si Anne Lima s’émerveille du résultat, rien ne l’a préparée au succès du livre. Les libraires font des piles, reconnaissant immédiatement dans la pièce de théâtre « un grand texte qui doit faire partie d’un fond, sans qu’on ait à le dire », affirme-t-elle. Lors d’une lecture en français au Théâtre de la Ville, à Paris, en avril, des spectateurs évoquent les représentations à Nancy en 1966. A l’époque, ils avaient été touchés par les chansons en brésilien, bien que ne connaissant pas la langue.

Aujourd’hui, Anne Lima mettrait bien cette œuvre entre toutes les mains. Celles des collégiens comme des « adultes qui ne lisent pas de poésie par crainte de ne pas comprendre ». Or, tout ici est clair. Cabral nous parle des années 1950 et on se croit aujourd’hui, tant la migration économique est d’actualité pour des milliers de Nordestins. L’éditrice aime la fin ouverte : le héros va-t-il sauter « hors du pont et de la vie », ou renoncer à se suicider devant le spectacle de la naissance d’un enfant ? Selon elle, Sévérino choisit la vie. Au tour du lecteur francophone de vibrer pour le destin de cet homme, comme des millions de Brésiliens.

Gladys Marivat – Le Monde des livres – Juin 2023

Désespoir et espoirs d’un paysan sans terre

Mort et vie sévérine paraît pour la première fois en France. Près de soixante-dix ans après sa publication originale, sommes-nous touchés autant que les Brésiliens qui connaissent par cœur des passages entiers de ce texte de João Cabral de Melo Neto, mi-pièce de théâtre, mi-poème ? Oui. La traduction de Mathieu Dosse – à lire en vis-à-vis de la version originale dans cette édition bilingue – nous émeut profondément.

D’abord, grâce à la voix de Sévérino. Ce journalier fuit la sécheresse de l’arrière-pays du Pernambouc où il loue ses bras à un grand propriétaire terrien. Portant un prénom commun, Sévérino incarne la figure du migrant et du paysan sans terre. Il marche le long du fleuve Capibaribe vers Recife pour trouver du travail. En vain. Il perd sa route et assiste à des enterrements. Car la mort – « mourue » ou « tuée » – frappe ceux qui éprouvent une vie « sévérine », de labeur et de dépossession.

« Tu vivras, et pour toujours,/ dans cette terre dont tu prends possession :/ et enfin tu auras ta plantation », récitent des paysans lors des funérailles de l’un des leurs. Dans cette scène brille le style de l’auteur : puissance des ­images, envolées lyriques, beauté des rimes incantatoires qui saisissent au cœur et exaltent l’esprit. Vers la fin, le migrant se demande s’il va se jeter « hors du pont et de la vie ». Dans un village, l’enfant d’un maître charpentier naît ; l’espoir aussi. Cette scène d’une beauté intemporelle parachève un texte puissant, qui nous parle des migrants et des inégalités partout et de tout temps.

Gladys Marivat – Le Monde des livres – Juin 2023

3 raisons de découvrir Mort et vie sévérine

Ce classique brésilien est inconnu chez nous

Au Brésil, tout le monde connaît Mort et vie sévérine de João Cabral de Melo Neto (1920-1999) : ce poème narratif a marqué des générations depuis sa parution en 1955. Le compositeur Chico Buarque l’a mis en musique. Dernièrement, il a été repris par les opposants au président Bolsonaro. En France, il paraît pour la première fois dans une version bilingue. 

Pour ses beautés formelles et narratives

Le poème relate l’histoire de Severino, un paysan fuyant la faim et la sécheresse de la montagne du Nordeste où il loue ses bras à un propriétaire terrien. Sous ce prénom commun dans la région, il incarne la figure du migrant. Severino part à Recife, dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure, cherche du travail là où il peut, perd sa route, assiste à plusieurs enterrements. « Il n’a trouvé que mort/ celui qui pensait y trouver la vie,/ et le peu qui n’était pas mort,/ c’était une vie sévérine/ (cette vie qui est moins vécues que défendue,/ qui est encore plus sévérine/ pour l’homme qui migre). »

Pour ses derniers vers…

La puissance évocatrice des images de João Cabral, ses trouvailles philosophiques, ses envolées lyriques nous marquent longtemps. Ainsi la scène finale, où le migrant, désespéré, veut se suicider. À cet instant-là, un enfant naît : « Il n’y a pas de meilleure réponse que le spectacle de la vie », lui disent les villageois, Severino va-t-il se jeter « Hors du pont et de la vie »

Gladys Marivat – Lire – Magazine Littéraire – Numéro 520 – 521 

 

Dès le titre, la mort précède la vie. Et s’entrecroise avec elle. Car tel est le sort de Severino, né sur les terres arides et pauvres du Nordeste brésilien. Pour fuir la misère, ce jeune homme agira comme tant d’autres : il se fera migrant, partant en quête d’un avenir meilleur à Recife, capitale du Pernanbouc. De ce prénom commun, João Cabral de Melo Neto (1920-1999) crée un néologisme : « vie sévérine » signifie la portée d’un destin qui, de Moïse à Ulysse, est le propre de la condition humaine. « La misère est une mer » dans laquelle Severino est proche de se noyer. Le suicide le hante. Mais Mort et vie sévérine ne s’appelle pas Vie et mort sévérine : l’espoir sauve. Un humble charpentier lui redonne foi. « La mer dont on parle/ doit être combattue/ toujours, par tous les moyens,/ car sinon elle submerge/ et dévaste la terre entière. » Une naissance digne de celle du Christ intervient alors, et le charpentier assène : « La vie, vous a répondu/ avec sa présence vive. » Naître damné n’empêche pas de resister. Ici se tient la puissance de ce long poème de combat aux accents bibliques, paru en 19555 et jusque là resté inédit en français. Cette édition bilingue est précédée d’une utile préface, qui rappelle le contexte singulier de sa genèse. Il s’agissait initialement d’un auto (mini-pièce de Noël autour de la nativité) de commande… mais qui sera refusé et finalement inséré dans un recueil de poèmes. Sa portée n’émerge que dans les années 1960, lorsque s’instaure la dictature au Brésil. Le texte devient alors, dix ans après sa sortie, un emblème de résistance. Et, en devenant un classique, consacre son auteur, Prix Camões en 1990, « comme poète majeur »

Youness Boussena – Télérama – Avril 2023

 « Il est difficile de ne défendre, / qu’avec des mots, la vie. » L’Histoire officielle (qui n’est, presque toujours, qu’une histoire officieuse qui a triomphé) est faite de silence et, souvent, des malheurs et des tragédies que ce silence recouvre. Les épopées n’ont fréquemment voulu garder dans la mémoire collective que les seuls Vainqueurs ou les seuls Héros prétendus. Le Brésil, dont on sait désormais combien l’histoire entremêle larmes de sang et larmes de joie, eut au XXe siècle un immense poète-diplomate (très différent d’écriture et de tempérament de « nos » Claudel et autres Saint-John Perse) en la personne de João Cabral de Melo Neto (1920-1999) pour tenter de rendre justice à cette région de déserts, de pierre et de misère que fut le Nordeste.

Lorsque Euclides da Cunha chantait dans ses Hautes Terres (Os Sertões) l’épopée révolutionnaire des Canudos, la forme hybride de cette œuvre capitale du modernisme brésilien pouvait se placer sous le double patronage lyrique et épique de Jules Michelet et d’Élisée Reclus, en attendant qu’un Blaise Cendrars vînt y puiser l’inspiration. A contrario, l’épopée de Sévérino le migrant, dans ce récitatif polyphonique à la fois si humble et si architecturalement parfait qu’est Mort et vie sévérine, ne relève d’aucun patronage si ce n’est celui de la dignité humaine aux prises avec les affres de la destinée.

Dans le poème de João Cabral de Melo Neto (1), la mort possède toutes les Seigneuries : « Ici la mort est telle / qu’il n’est possible de travailler / que dans les métiers qui font / de la mort office ou bazar ». Il n’y a qu’elle, partout, et ses « plantations », et ses « choses de non : / faim, soif, privation ». L’odyssée de Sévérino le migrant ne lui permet de rencontrer pendant longtemps que des corps efflanqués, amaigris, faméliques ; des sécheresses mortelles ; des pierres tranchantes et, surplombant le tout, « le sec couteau solaire » (seca faca solar). Nul refuge dans ce périple, nul abri dans ces paysages de désolation et nulle fin non plus, sinon celle de « cette mort dont on meurt / de vieillesse avant trente ans, / d’embuscade avant vingt ans / de faim un peu chaque jour ». La sueur est ce linceul qui recouvre les pauvres travailleurs chaque jour oubliés de Dieu et les migrants permanents dont fait partie Sévérino le protagoniste, en route pour la Ville de Recife, dépositaire de tous ses espoirs.

Ce majestueux poème, comme un chapelet ou un rosaire, suit donc la marche et le « fil » de vie de Sévérino au long du fleuve Capibaribe, en l’accompagnant discrètement de sa cadence si travaillée et de cette versification toute cabralienne qui n’a pas son pareil. Que l’on en juge par cette métrique audacieuse qui tisse des anaphores comme autant de rets tantôt protecteurs, tantôt emplis de terreur (« – Dentro da rede não vinha nada (Dans le hamac, il n’y avait rien),/ só tua espiga debulhada (que ton épi égrainé)./ […] – Dentro da rede coisa vasqueira (Dans le hamac, chose écœurante),/ só a maçaroca banguela (rien que l’épi édenté)./ – Dentro da rede coisa pouca (Dans le hamac, peu de choses), / tua vida que deu sem soca (ta vie, qui n’a donné qu’une seule récolte) »), et fait se dérouler des rimes dans d’insondables refrains qui appellent autant la haute mer que les chants des veillées : « E, deixo o subúrbio dos indigentes (Oui, je laisse le faubourg des indigents)/onde se enterra toda essa gente (où on enterre tous ces gens)/ que o rio afoga na preamar (que le fleuve noie à marée haute)/ e sufoca na baixa-mar (et suffoque à marée basse) […]. E a gente dos enterros gratuitos (Ce sont les gens aux enterrements gratuits)/ e dos defuntos ininterruptos (et aux défunts ininterrompus) ». On perçoit également ici le travail du traducteur qui s’est efforcé de rendre, dans la mesure où une telle tâche est réalisable, la musique cabralienne, savante et populaire, qui fait se rejoindre la rigueur de l’art et la liberté de l’invention.

Mort et vie sévérine s’apparente, d’une certaine façon, à une version versifiée des Vies arides de Graciliano Ramos (livre également traduit en français par Mathieu Dosse). Quoique dans des registres différents, Cabral de Melo Neto et Graciliano Ramos possèdent le même talent narratif « sans rien en lui qui pèse ou qui pose », la même brièveté dense et universelle, le même art de mise en scène qui permet toutes les fraternités et toutes les sympathies. Dans la forme poétique élue par Cabral de Melo Neto, les vers servent à la fois de bornes, pour ne pas dire de parois, contre lesquelles viennent buter les Sévérino de toutes sortes et de tous âges (archétypalement fondus en un même Ur-personnage), et aussi de garde-fous contre la folie, la misère et l’impuissance partout répandues comme une peste. Rarement, comme dans Mort et vie sévérine, la mort aura été mieux jouée et déjouée (le théâtre médiéval occupant une place considérable dans la poétique cabralienne) selon un Cycle qui va de l’Ecclésiaste aux Psaumes, sans oublier les Proverbes de Salomon. Tout se passe comme si Cabral de Melo Neto avait réussi à rendre compte dans ses vers de la nature toujours fluante et refluante de la vie et de la mort.

Chez le poète du Pernambouc et pour l’emblématique Sévérino, la mort, parfois même volontaire, semble une issue à toutes les souffrances du pauvre peuple nordestin si dénué de tout. En effet, se jeter dans le fleuve, « hors du pont et de la vie » (« saltar, numa noite,/ fora da ponte et da vida ») représente, pour Sévérino, dans un moment de désespérance, l’ultime recours face au désastre de son existence déplacée, violentée, sans secours. Mais là où chez un Graciliano Ramos la tragédie gagnait irrémédiablement toute la scène, João Cabral de Melo Neto fait, suivant une immémoriale tradition chrétienne qu’il revisite, de la naissance du fils du Charpentier (O Carpina), auquel Sévérino confie toutes les amertumes de son existence, l’événement qui, s’il ne rachète pas toute une vie, lui confère un sens, une joie, une destination, qu’elle ne pensait plus jamais avoir.

Tout lecteur ou toute lectrice de ce grand poème universel devrait avoir à l’esprit, à l’orée d’une lecture si rare, tout ce qu’elle représente à la fois pour le Brésil d’hier et pour le Brésil de demain comme donation infinie d’espérance ; comme grimoire ouvert de toutes ces mémoires toujours possibles parce que porteuses d’incarnation à venir ; comme témoin de ce que peuvent la beauté et le courage d’un être solitaire quand il décide de s’emparer de la vie de son peuple et de ses gens, afin de les élever à cette hauteur qui ouvre le temps et qui a pour nom postérité. Considérons donc ce poème comme il nous considère nous-mêmes, toutes et tous autant que nous sommes et serons, à savoir comme autant d’astres dont ne saurait mourir la lumière. Cabral, supplantant son ancien homonyme, nous aura redonné tout un nouveau continent à habiter et à chérir, d’une neuve « explosion de vie sévérine ».

Louis Pailloux – En attendant Nadeau – Mars 2023

Le traducteur Mathieu Dosse au micro d’Artur Silva dans son émission « Passage à niveau » de Radio Alfa.

Émission enregistrée le dimanche 19 février 2023