«Une once est une once – on dirait un serpent… Elle se retourne dans tous les sens, vous avez l’impression qu’elle est nombreuse, qu’elle se change en plusieurs.»

Mon oncle le jaguar & autres histoires est un recueil posthume de João Guimarães Rosa composé de neuf histoires, même si celle mise en avant dans le titre est parue en 1961, du vivant de l’auteur mort en 1967 (une précédente traduction de ce seul texte a été publiée chez Albin Michel en 1998). Toutes, plus ou moins explicitement, racontent des transmutations, des métamorphoses. Un serpent change de peau, un homme voyage dans les deux sens entre la vie et la mort, un âne devient un animal marin et de la viande pourrie du tabac pourri et réciproquement. Mais aucune de ces évolutions, aucune de ces aventures n’a la stupéfiante brutalité du chasseur d’onces devenant peu à peu lui-même jaguar. C’est son monologue qu’écrit João Guimarães Rosa, l’Indien s’adressant à un autre homme dont la présence est perpétuellement tacite mais qui n’intervient jamais verbalement.

Le chasseur, le futur jaguar, a le monopole de la parole. Cela commence ainsi : «-Hum ? Eh-eh… Oui. ’Sieu oui. An-han, vous voulez entrer, vous pouvez entrer… Hum, hum. M’sieur savait que j’habite ici ? Comment qu’il savait ? Hum-hum… Eh. ’Sieu non, n’t, n’t… Vous avez que ce cheval-là ? Chi ! Un cheval boiteux, fourbu. Il sert plus à rien. Chiste… Mais oui. Hum, hum. Vous avez vu mon petit feu de loin ? Oui. Eh, donc. Entrez, vous pouvez vous mettre ici.» Et ça s’achève ainsi : «Voilà l’once ! Ouille, ouille, vous êtes bon, me faites pas ça, me tuez pas… Moi – Macouncôzo… Faites pas ça, faites pas ça… Gnegnegnem… Heeé !… / Hé… Aar-rran… Aaanh… M’avez arrhooué… Rémouaci… Réïoucaanacé… Araaan… Uhm… Aïe… Aïe… Ouh… ouh… éeéé… éé… é… é…» («Rémouaci» et «Réïoucaanacé» sont en outre suivis d’appel de notes renvoyant au glossaire où on tente de montrer de quels bagages sont faits ces éventuels mots-valises.) Il y a évidemment une virtuosité tout au long du texte – on n’a jamais lu ça !- mais on perdrait l’émotion à trop se focaliser sur l’incontestable tour de force. Le sertão, à part l’épisode marin, est le lieu de tous ces textes. «Ici, c’est le bétail qui élève les hommes…» dit «Mariano, le vacher» dans la nouvelle consacrée à l’entretien que l’auteur eut avec lui.

Citons, au fil des neuf textes, quelques phrases manifestant, via ses sertanejos le plus souvent narrateurs, le rapport de João Guimarães Rosa avec les mots, la grammaire et les émotions. «Ni même Dona Calu, qui gardait encore le silence, dans cette hésitation qu’ont les gens âgés à déclencher leur souffrance, s’arrêtant d’abord en eux-mêmes, et demeurant ainsi un moment, comme s’ils cherchaient dans leur intime quelque soutien, tout ancien réconfort ayant fait ses preuves.» «De là, de la désolation paramosienne [Paramo est le lieu où se déroule le texte auquel il donne son titre, ndlr], me viendrait la mort. Non pas la mort finale – équestre, faucheuse, osseuse, si ostentatoire. Mais l’autre, celle-là.» «Si j’ai eu peur ? On a de la peine pour son corps.» «Car les histoires n’émanent pas seulement du conteur : elles le font ; raconter, c’est résister.» «Aujourd’hui, je pense que l’art de vivre ne doit répondre qu’à la tactique ; toute stratégie, en ce qui concerne cette matière particulière, est coupable.» «J’ai vu, entendu, tout ce qu’il fallait conformément observer ; tout ce qui est survenu : j’ai été flagrant témoin…» «Ah, humble, je voulais toujours l’être, mais n’y parvenais jamais, quelque chose d’encore plus fin que l’air que l’on respire m’en empêchait ; quelque chose de profond en moi, pas moins.» «Comment l’aider ? Si seulement le crocodile pouvait lui-même se décrocodiler…» «Le monde ne change jamais, il ne fait qu’empirer d’heure en heure.» «Sait-on ce que, hormis le temps, les deux aiguilles d’une horloge tracent entre elles ?»

Mathieu Dosse, le traducteur, cite en postface une phrase de l’entretien de 1965 de João Guimarães Rosa avec Günter Lorenz : «On parle dans le sertão la langue de Goethe, de Dostoïevski et de Flaubert, parce que le sertão est le terrain de l’éternité, de la solitude, là où l’intérieur et l’extérieur ne peuvent plus être séparés.»

Mathieu Lindon – Libération – Mars 2016