Incontournable, culte, riche de cette érudition allouée aux donnants, Patrick Straumann délivre dans son ouvrage « Lisbonne ville ouverte » les fondations d’un Portugal magnanime. L’heure grave, la pluie glacée d’une période néfaste, 1940 n’aura pas pour cette ville le goût de rance. Les murs s’écartent, les mains se tendent. le passage de l’ombre à la lumière affranchit le champ des possibles. le Portugal ouvre ses portes aux réfugiés. le seuil accueillant, laissant les rais d’une clairvoyance pour les affamés d’une paix à l’aura universelle. Les assoiffés de quiétude, d’espoir, les hommes dont l’éclat d’écriture cherche à éclore. Les intellectuels dont la page blanche dans leurs mains frigorifiées ne demande que l’octroi d’une majuscule en devenir. Lisbonne la magnifique, point dans le cercle offre un havre. La fraternité, la solidarité sont dans les lignes de l’auteur des mots bâtisseurs. Les anecdotes fusionnent. On admire la portée de l’intelligence dans ces croisements où les hôtes éphémères d’une ville se serrent les coudes. Mots sur les maux, ils sont le vif et leur courage est bien plus qu’un chemin créateur mais une réalité. Combien de juifs persécutés, dévorés par cet antisémitisme, fuyant le nauséabond ? « Dans les conversations qui se nouent, on devine l’écho lointain de vies d’errantes, on a l’impression qu’à l’instar des vagues que la mer jette inlassablement sur la plage lumineuse, la tragédie que vit le monde aujourd’hui est venue elle aussi déposer son écume irisée sur le sable. » « Sans doute est-ce aussi la mémoire de son histoire qui rend la vie attentive aux rencontres qui peuvent se nouer sur son sol. »Patrick Straumann délivre le mémoriel pour son grand-père Tadeus Reichstein inventeur de la synthèse de la vitamine C, qui a foulé la terre Portugaise en courant d’air avant de partir pour Les Etats-Unis. Patrick Straumann cherche encore le pourquoi de ce départ. Juif polonais, naturalisé suisse portant sur ses épaules cette douleur infinie. A l’aube du XXI ème siècle je pense à cet homme. J’aurai aimé le retenir du regard. Ce récit nourricier, généreux de recherches, de sources est un devoir de lecture. Sa force est sa première des qualités. On ressent l’idiosyncrasie en plongée si vive que rien absolument rien ne peut rester de côté. Ce récit resserre les liens et rend hommage aux Grands de ce monde. Lisbonne la sage, est un modèle à reproduire en invisibilité. Puissant et bénéfique. A lire en urgence. Publié par Les Editions Chandeigne, Lisbonne ville ouverte est en lice pour le Prix Hors Concours 2019 et c’est une grande chance.

Evelyne Leraut – le club de “La cause littéraire” – Août 2019

 

Laure Adler a reçu Patrick Straumann le 19 novembre 2018 dans son émission “L’heure Bleue”.

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Une porte de sortie de l’Europe en guerre

Pour regarder la vidéo de la présentation de Lisbonne ville ouverte par Nathalie Cohen journaliste pour Akadem veuillez cliquer ici !

Patrick Straumann est l’invité culture de Catherine Fruchon-Toussaint. Diffusé le jeudi 28 juin 2018.

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Le salut par le Portugal

L’auteur rappelle le rôle capital joué par Lisbonne au cours du tragique été 1940

Dans Le consul (Gallimard, 2015), le romancier algérien Salim Bachi a retracé l’étonnant destin d’Aristides de Sousa Mendes, un diplomate portugais en poste à Bordeaux au moment de la débâcle de juin 1940, qui s’est employé à sauver des Juifs fuyant l’avancée des armées nazies malgré les ordres de sa chancellerie. Catholique et monarchiste, ce dévot de Françoise d’Assise, marié et père de quatorze enfant tombé amoureux fou d’une musicienne française âgée de trente ans, était un personnage étonnant. Homme rare en son siècle, il refusait d’accorder l’avantage à ses impératifs de fonctionnaire sur les commandements de sa conscience. On retrouve ce héros méconnu, relevé de ses fonctions en juillet 1940 et mort, le 3 avril 1954, dans le plus complet dénuement, dans Lisbonne ville ouverte,un livre flâneur dans lequel Patrick Straumann se souvient du rôle joué par la capitale portugaise dans la deuxième moitié de l’année 1940, lorsqu’elle était devenue l’unique porte de sortie du continent vers l’Angleterre, le Maroc, les États-Unis et le Brésil.

En quête de jours meilleurs 

À la lecture de cette évocation historique et littéraire d’une extrême délicatesse, on est frappé par le nombre d’écrivains et d’artistes passés par Lisbonne en quête de jours meilleurs : Hannah Arendt, Isaiah Berlin, Bella et Marc Chagall, René Clair, Julien Green, Antoine de Saint-Exupéry, Peter Schwiefert, Man Ray, Jean Renoir, Franz et Alma Werfel. Tous n’avaient pas été réduits au statut de “gibier de camp de concentration” par les promoteurs de l’Europe nouvelle. Mais la route menant à la civilisation occidentale souveraine et triomphante s’étant perdue dans les marécages idéologiques des années 1930, c’est aux Amériques que ces femmes et ces hommes espéraient revivre. C’est ainsi, quatre siècle après le temps de s Découvertes, le Portugal est redevenu le point nodal de l’histoire européenne.

Un statut équivoque pour un pays gouverné depuis 1932 par António Salazar, un dictateur assez bonhomme dans son genre, mais un dictateur quand même, et surtout un admirateur d’Hitler. Les dirigeants de l’Estado novo n’ont pas persécuté les juifs portugais – ils en ont même sauvé des griffes du nazisme -, mais ils ont cédé au préjugé associant les réfugiés juifs de France, d’Allemagne et d’Europe centrale à des subversifs communistes. Comme son ami le dictateur brésilien Getúlio Vargas et son voisin espagnol Francisco Franco, António Salazar était cependant un habile. L’histoire portugaise de ces années s’est déroulée dans une façon de clair-obscur que Patrick Straumann restitue avec sensibilité. Petit-fils de Tadeus Reichstein, un juif polonais naturalisé suisse par Lisbonne fin 1940, l’écrivain est directement concerné par la chronique de la dispersion, des malheurs et des persécutions des “gens de la nation juive”, comme disait le jésuite António Vieira au XVIIe siècle. Au tréfonds de l’histoire du Portugal – la patrie d’Uriel da Costa et du grand-père de Baruch Spinoza – s’obstine une mémoire juive qu’il convient d’interroger. Dans les jours de malheurs de l’été 1940, elle l’a été de manière singulière.

Sébastien Lapaque – Le Figaro – Juin 2018 – 

 

Journaliste et critique, Patrick Straumann restitue l’atmosphère de Lisbonne en 1940 où affluent des réfugiés de toute origine. Entre les anonymes, artistes et intellectuels, figure son grand-père, Tadeus Reichstein.

Lisbonne, 1940. « S’y retrouve tout ce que l’Europe a perdu ou laissé choir », écrit Jean Giraudoux après avoir traversé la capitale portugaise sur la trace de son fils parti s’engager à Londres. C’est aussi, le temps de l’Exposition du Monde Portugais que Salazar initie pour célébrer les huit siècles de la fondation du Portugal. Journaliste et critique, Patrick Straumann jette sur la ville blanche un éclairage sur l’envers de ces années de guerre, laissant entendre les échos du passé. Après la chute de Paris et la fermeture des ports méditerranéens, la capitale portugaise offrait la dernière porte de sortie à une Europe plongée en guerre. Lisbonne est alors le centre d’embarquement vers le nouveau monde, les États-Unis, et l’espoir. « Que des trajectoires aussi différentes les unes des autres puissent se croiser à l’extrême occident de l’Europe m’a alors paru significatif de l’importance que la ville a acquise sur la carte de l’exil, consigne l’auteur. Et, de fait, la liste des réfugiés qui ont eu la vie sauve grâce à leur passage par le Portugal est aussi longue que diverse – elle va de Hannah Arendt à Franz et Alma Werfel en passant par Marc Chagall, Jean Renoir et René Clair ». Une digression familiale restitue la trajectoire du grand-père maternel Tadeus Reichstein, inventeur de la synthèse de la vitamine C ; Il passe par Lisbonne à l’occasion d’un aller-retour aux États-Unis. Juif polonais naturalisé suisse, sa correspondance privée éclaire ces temps troublés. Adossé à une recherche d’archives impressionnante, croisant mémoire familiale et Histoire, l’auteur donne une pleine signification à l’une des phrases les plus commentées de Walter Benjamin – suicidé à Port-Bou alors qu’il s’apprêtait à passer la frontière espagnole, en septembre 1940.

L’importance qui reviendrait indistinctement « aux grands et aux petits événements » dans l’écriture de l’histoire. L’éblouissant travail de mémoire se déploie dans un vibrant recueil de sensations, de sons, de couleurs, de bruissements de langues. Le lecteur circule d’un destin l’autre, et quelles figures ! De Julien Green, Aristides de Sousa Mendes le diplomate honni par Salazar à l’autocrate lui-même, ou Franz Blei, essayiste viennois, éditeur de Musil, Broch, Robert Walser, traducteur de Gide, Claudel et Molière, etc. Qu’il évoque avec précision le film Casablanca de Curtiz et la trajectoire des acteurs qui n’est pas sans rappeler les personnages qu’ils incarnent, Patrick Straumann réitère avec obstination la nécessité de réifier la trace de ces réfugiés et de Lisbonne, ville ouverte.

Vénéranda Paladino – Dernières nouvelles d’Alsace – Juin 2018

 

 

Lisbonne, transparence et mystère

Les écrivains Gilles Ortlieb et Patrick Straumann évoquent le passé proche de cette ville si profondément poétique.

Il y a les villes où l’on s’enracine, que l’on ne veut – ou peut – jamais quitter. On peut y être chez soi depuis des générations, ou né par hasard, selon les fluctuations et les tragédies de l’histoire. Pas de quartier de noblesse ou d’ancienneté à fournir… Paris est assurément de celles-là. Et il y a d’autres grandes cités qui semblent construites, agencées, pour le passage, le temporaire, le transitoire… Lisbonne en est l’exemple le plus émouvant, le plus mélancolique, avec sa lumière et, l’instant d’après, son crépuscule. Avec, aussi, une forte résistance, passive mais efficace, à la modernité galopante et à ses défigurations.

Deux portraits, deux époques, un ville

Deux livres, à leur manière, montrent sensiblement cette ville, à l’embouchure du Tage, comme au bout d’un monde, ou du monde. Les temps ne sont pas tout à fait les mêmes : le début du XXe siècle pour Gilles Ortlieb, la dernière guerre pour Patrick Straumann. Mais comme Lisbonne appartient à un passé toujours présent, les époques importent finalement peu. Sauf, bien sûr, pour le sort et le destin des personnes. Ce qui rapproche aussi ces deux récits, c’est la voix propre et le cheminement des auteurs, touristes non volages, piétons attentifs aux noms, aux lieux, aux secrets de la ville. « Le sujet du livre qui suit est Lisbonne… », écrit Patrick Straumann, au début de son prologue. Indication valable pour les deux auteurs qui marchent, aujourd’hui, dans la ville redessinée, après le tremblement de terre de 1755, par le marquis de Pombal.

Le pluriel de la mélancolie

Ângelo, « portrait d’un fou » et d’un poète C’est le « portrait d’un fou », d’un « frère inconnu » que Gilles Ortlieb peint avec une attention remarquable. Avec cette densité qu’on trouve dans tous ses écrits, qu’ils fussent de prose ou de poésie. Une densité qui ne pèse jamais mais cherche, attend, désire. Le fou se nomme Ângelo de Lima. Il vécut de 1872, date de sa naissance à Porto (autre ville marquante, présente dans ce livre), à 1921, année de sa mort. L’homme était poète. Mais son oeuvre tient en très peu de pages. Il fut publié en 1915 par Fernando Pessoa dans le second numéro de la prestigieuse et très éphémère revue moderniste, Orpheu. Tout part de la visite d’un ancien hôpital à Lisbonne, où l’homme fut interné à partir de 1902 pour « trouble à l’ordre public » et « offense à la morale ». Ortlieb associe les lieux de Lisbonne, leurs noms qui produisent une sonorité favorable à la rêverie, à ce que fut la vie d’Ângelo, à ses dessins et écrits – étonnants – qu’il cite. Une photographie, parmi d’autres reproductions, le montre, avec un visage grave, à la fois égaré et  présent. « Le passé d’un hommese révèle aussi difficile à appréhender que l’histoire d’une ville, écrit Ortlieb paraphrasant presque Baudelaire, et la nuit de Lisbonne pourrait bien n’être que le décor d’une rencontre impossible. » Mais le mérite de ce livre est précisément de rendre cette rencontre possible, lisible.

Les fabuleux trésors du centre du Portugal

« Lisbonne est un éventail qui s’ouvre et se ferme »

La démarche de Patrick Straumann n’est pas en contradiction avec celle de Gilles Ortlieb. Une ville comme Lisbonne ne peut être appréhendée sans référence aux multiples strates de son passé. Le temps d’Ângelo se situait au début du XXe siècle. Quelques décennies passent, et nous sommes à la fin des années 1930, période d’ombre et d’inquiétude. Or, Lisbonne fut une sorte d’étape, de promesse, pour nombre d’exilés. L’exemple du photographe Roman Vishniac permet à l’auteur de tirer le fil d’une double histoire : la grande et celle de sa propre ascendance, en la personne de son grand-père, Tadeusz Reichstein, qui passa, comme beaucoup d’exilés aux noms connus ou inconnus, par la capitale portugaise, avant le départ outre-Atlantique. « Lisbonne est un éventail qui s’ouvre et se ferme », écrivait Giraudoux…

Jaén, Úbeda, Baeza, joyaux de l’Andalousie

Comme Gilles Ortlieb, Patrick Straumann chemine dans les rues de Lisbonne au présent. C’est de là que le passé peut être rappelé, resurgir… Sur le plan de l’histoire, il est précis et informé, notamment à propos de la figure de ce dictateur singulier que fut António Salazar… Mais c’est encore la ville, claire et obscure, qui est son vrai sujet.

Patrick Kéchichian – La Croix – Juin 2018

Transits lisboètes

Alors que l’Europe, au début des années 1940, se transformait en un vaste camp de concentration, Lisbonne, la “Ville blanche” chère au cinéaste suisse Alain Tanner (Dans la ville blanche, 1982), fut l’une de dernières portes encore entrouvertes vers les refuges ultramarins. Patrick Straumann, journaliste et écrivain suisse vivant en France, retrace à travers une série de portraits cette étape méconnue – liée pour lui à une énigme familiale – que traversèrent des milliers d’exilés. Seuls une cinquantaine d’entre eux furent autorisés à rester sur place par le régime, neutre mais plutôt favorable à l’Axe, du dictateur António Salazar (1889-1970). Les autres disposaient d’un visa de transit valable trente jours et peu ont laissé de souvenirs sur cette paradoxale antichambre du salut. Cette enquête passionnante, accompagnée de photographies, nous remet sur les traces des séjours lisboètes oubliés de Marc et Bela Chagall, Alfred Döblin, Arthur Koestler, Julien Green ou Jean Renoir, et de tant d’anonymes qui métamorphosèrent la capitale portugaise en une brève et étonnante Babel.

Nicolas Weill – Le Monde – Juin 2018

En transit à Lisbonne

Le récit de Patrick Straumann est né de divers séjours dans la capitale portugaise, dont on trouve notamment la trace dans les descriptions de la ville. Voir nommés les lieux, c’est retrouver des endroits qu’on a soi-même arpentés, tant cette ville, parmi de nombreuses cités du monde, se prête à la flânerie, à la déambulation, à l’errance. L’auteur voyage au présent et reconnaît ces places, ces artères, ces hôtels qui, en 1940 et 1941, ont été remplis d’exilés, de fugitifs qui avaient traversé l’Europe afin de trouver un paquebot en route vers New York. Les Allemands, comme Hans Bellmer, Max Ernst ou Hannah Arendt, sont en nombre, certains venus des camps d’internement du sud de la France, Les Milles ou Le Vernet. Les Centre-Européens sont aussi nombreux, et tant d’autres. Des Français, rebelles au régime de Vichy, comme Saint-Exupéry ou Breton, d’autres que leurs origines juives transforment en parias, mais aussi Jean Renoir, qui obtient sans trop de peine son visa pour le Portugal. Sur le SS Siboney, le cinéaste et son épouse partageront leur cabine avec Saint-Exupéry. Le même navire transporte Roman Vishniac et ses précieuses photos d’un monde qui sera bientôt englouti.

Straumann présente ces artistes et ces penseurs en de courts chapitres, comme autant de vignettes accompagnées de photos des lieux, de documents d’époque. On est ainsi frappé par la fiche de la PVDE, la police politique de Salazar, établie au nom d’Isaiah Berlin, philosophe né à Riga, installé par la suite en Angleterre. Il réside dans un hôtel d’Estoril, sur la côte, en même temps que Golo Mann. D’autres chapitres mettent en lumière les figures de ce Portugal à la fois accueillant et verrouillé. Celui qui verrouille est Salazar, le dictateur plus discret que ses compères du temps, et dont la longévité au pouvoir révèle une forme d’habileté. Il a su définir son œuvre : « Mon rôle était peut-être de servir de frein contre une accélération trop rapide. » L’étouffement de toute opposition, la répression violente exercée par la police secrète et quelques vagues réformes pour donner le change ont en effet assis ce pouvoir. Ce qui n’a pas empêché, pendant la guerre, que de nombreux exilés trouvent refuge sur le territoire. Pas seulement du fait du dictateur, mais tout de même. Le traité de Windsor signé entre l’Angleterre et le Portugal évite que le pays ne succombe tout à fait aux séductions des vainqueurs nazis et fascistes. Si des lois diverses empêchent les Juifs d’entrer sur le territoire, une autre loi protège les Juifs portugais où qu’ils soient et ce ne sera pas inutile pour ceux qui se trouvent hors du territoire national.

Et puis il y a des « Justes », comme le consul Sousa Mendes, en poste à Bordeaux, qui signera de nombreux visas. Un très beau récit de Salim Bachi le rappelait il y a peu. Convoqué par son ministre de tutelle, il se défend. Il a agi « pour restaurer le nom du Portugal et payer ses dettes contractées durant la persécution des Juifs au cours des XVe et XVIe siècles ». Straumann revient sur l’histoire du Portugal et sur la relation entre le pouvoir et la communauté juive. On pourra comparer avec ce que décrit Pierre Assouline dans Retour à Séfarad, puisque les expulsions sont à peu près contemporaines, les persécutions liées à la recherche d’une pureté du sang aussi, mais le Portugal s’ouvre plus vite à cette communauté qui fut si utile aux rois très catholiques. On a besoin de financer ses explorations ou ses conquêtes, et de se soigner. Au XVIIIe siècle, Pombal, grand réformateur du pays après la catastrophe du tremblement de terre, révoque la loi sur la pureté du sang, et en 1868 la petite communauté juive de Lisbonne défriche un terrain offert pour la nouvelle synagogue.

Cette communauté sera la première à venir en aide au consul Mendes après sa déchéance. Elle aidera aussi les immigrants venus de toute l’Europe. Mais ses moyens restent modestes, dans un pays exsangue, où les enfants mendient dans les rues. D’autres aideront, et l’on a envie de citer ces journalistes d’O Seculo qui hébergent des enfants isolés dans le centre social appartenant au journal, sur le trajet qui longe le Tage.

Dans cette ville qui rassemble « tout ce que l’Europe a perdu ou laissé choir », selon une autre formule de Giraudoux décidément plus lucide que dans Pleins pouvoirs, journal d’avant-guerre qu’on peut oublier, on croise Döblin et Koestler, Saul Steinberg, le futur illustrateur du New Yorker et la famille Mann. Grâce à l’infatigable et courageux Valerian Fry, d’autres ont pu quitter le Sud de la France, comme Werfel et son épouse Alma, autrefois épouse de Mahler. Elle transporte un manuscrit auquel Hitler tenait beaucoup : celui d’un mouvement de symphonie composé par Bruckner. On voit en vitrine les œuvres honnies de Romain Rolland et de Stefan Zweig. Les cinémas passent Ninotchka. Une vaste « Exposition du monde portugais » vante les réalisations passées et présentes du pays, établissant le parallèle entre les rois et l’actuel chef de l’État. Rien n’y fait, pour Döblin : « Là-bas féérique, l’exposition brillait de tous ses feux. Cet enchantement fut notre dernière vision d’une Europe plongée dans le deuil. »

Balade dans une ville d’hier et d’aujourd’hui, évocation des figures fameuses qui la hantent, description des attentes, des peurs, des angoisses mortifères, Lisbonne ville ouverte est également une enquête sur la famille du narrateur et, qui sait, la matrice d’un livre à venir sur Paul Reichstein, grand-oncle de Patrick Straumann. Commençons par Tadeus, le grand-père, né en Pologne, ayant vécu dans un certain confort bourgeois, avant que les pogroms de 1905 à Kiev, où son père avait une usine, n’incitent les siens à quitter l’Est pour Zürich. Tadeus devient chimiste, invente une précieuse synthèse de vitamine C et travaille pour les laboratoires Roche. En juin 1940, on l’envoie dans le New Jersey. Il part de Lisbonne mais au bout de quinze jours il rentre en Europe. Il est à Bâle et fait ce qu’il peut pour aider sur le plan matériel et financier les Juifs internés en France. L’auteur sait peu de chose de son grand-père mort en 1996. Il n’en sait guère plus sur son grand-oncle Paul dont on disait qu’il éprouvait « une étrange aversion à faire du surplace ». Les pages qu’il consacre à cet aventurier nous mènent du Chili en Australie, en passant par l’URSS stalinienne et les États‑Unis. Ce n’est qu’un aperçu du voyage. On attend de tout en connaître.

Terminons sur un dernier chapitre ; il résume tout, relatant l’existence de Franz Blei, écrivain, traducteur et bibliophile né en Allemagne, quand ce pays aimait l’Europe. Ce que l’on vient d’écrire rappelle la tragédie qui conclut l’existence de Walter Benjamin, ombre qui traverse les pages de ce livre. Blei tient à ses livres, comme l’auteur de Sens unique, avec sa malle légendaire. Il monte pourtant à bord du navire qui l’emmène à New York. Sa bibliothèque demeurera pour toujours à Lisbonne, dans une dépendance de la bibliothèque nationale. Blei s’est résigné à la laisser. Résigné ? Peut-être s’en est-il libéré, comme du poids d’un continent qu’il abandonne : « Se souvenir ? Oublier est bien plus agréable : nous devrions élever des rats dans nos archives au lieu de les chasser. »

Norbert Czarny – En attendant Nadeau – Juin 2018

Lisbonne est une nostalgie. Elle a trouvé son mode : la saudade. C’est sur ce ton que l’auteur invite à revenir dans la capitale portugaise à un moment particulier, l’année 1940, quand tous ceux qui fuyaient la barbarie s’y réfugiaient dans l’espoir d’embarquer vers New York ou Rio. Au fil des pages surgissent Man Ray, Arthur Koestler, Julien Green, Hannah Arendt… L’enquête de Patrick Straumann prend un tour personnel lorsqu’il retrouve la trace de son grand-père, pionnier de la pharmacologie. Le récit déborde néanmoins le cadre de l’année 1940 : de chapitre en chapitre, on remonte le temps, du passé glorieux de ce petit pays lusitanien, jadis «centre du monde», jusqu’à ses heures inavouables. Straumann rappelle le XVIe siècle meurtrier qui a vu les grands pogroms des juifs, quoique convertis, dresse un portrait de Salazar et de ses relations ambiguës avec le fascisme et le nazisme.

Paul Mousset – Libération – Mai 2017

Mathilde Parra a reçu Patrick Straumann pour parler de son livre Lisbonne ville ouverte, le 26 mai dernier dans l’émission Lusitania.

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Le journaliste Silvano Mendes a reçu Patrick Straumann pour parler de son nouveau livre, Lisbonne, ville ouverte. Enregistré en direct le 23 mai 2018.

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