Mathias Énard nous parle et lit un extrait de L’Invention de l’Amazonie d’Euclides da Cunha dans son émission «La salle des machines» diffusée le 21 février dernier (à partir de 20 minutes et 50 secondes).

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Judas et les aventuriers

Le regard est ferme et cache assez bien toute compassion, le nez superbement droit, la veste boutonnée comme il faut jusqu’en haut ; les épaules sont plutôt étroites. On ne sait ce que regarde ainsi le jeune Euclides da Cunha sur cette photographie très posée prise à Manaus où il se rend pour la première fois en décembre 1904. L’Amazone le déçoit sans mesure, très inférieur en beauté et en espoirs à l’image subjective héritée de ses lectures des explorateurs du Nouveau Monde. C’est une déception sans stupeur, mélancolique et froide qui s’exprime dans un style où le factuel et le fantastique se mêlent de façon inattendue. Les aberrations ordinaires Machado de Assis et la mélancolie spontanée de Lispector y trouvent leurs racines naturelles.

La faune est monstrueuse, l’incomplétude de la nature partout à l’œuvre. La terre bourbeuse charriée par le fleuve contient sa propre mort. Rien dans ce Brésil sauvage n’est pérenne, ni même fixe, comme si la nature, soumise par nécessité à la génération et à la corruption, penchait ici vers une incessante destruction d’elle-même. L’Amazone, torrent destructeur, n’a pas la force civilisatrice du fleuve Jaune ou du Mississipi. da Cunha ose pousser l’opposition dans ses derniers retranchements, au point qu’un enchaînement logique des efforts des énergies naturelles révèle en Chine et en Amérique du Nord une harmonie préétablie entre l’homme et la nature qui fait ici défaut, de la source (la Cordillière des Andes) à l’embouchure (l’Atlantique).

La géographie physique de da Cunha est aussi bien une géographie humaine. On glisse impunément sans s’en douter de l’une à l’autre. La dissipation des forces considérables de l’Amazone est tout autant le miroir triste des efforts et des désillusions humaines que la déchéance morale et physique des seringueiros et des récolteurs de caoutchouc est celui des crues incessantes, destructrices des îles, des deltas et des forêts. Il y a là une collusion de faux calculs, comme si le décor naturel des caoutchoutiers était lui aussi pris à son propre piège.

« Judas-Ahasvérus » est la magnifique coda de ce court bréviaire de la déception et de la mélancolie, à lire toutes affaires cessantes. D’affreux Judas de paille et de haillons, empalés sur la proue d’un radeau de fortune, pendus à un mât et voués à l’errance éternelle, descendent le fleuve. Injuriés, lapidés depuis les rives, criblés de balles, à la fois craints et fêtés, il s’en vont lentement en une procession fantômatique

L’introduction très informative de Patrick Straumann relève à juste titre des parallèles avec Rimbaud et Conrad. L’élégante traduction de Mathieu Dosse rend à merveille l’assemblage de styles qui relèvent du journalisme, de la prose patriotique et du cauchemar intime, tous soumis à la rigueur des horreurs tropicales, aussi bien humaines que naturelles. Un très beau livre, unique et précieux.

Fabrice Pataut – Le passe muraille – Décembre 2020

Un paradis perdu

Trois récits de voyage en Amazonie du grand écrivain Euclides da Cunha

Avec Joaquim Maria Machado de Assis (1839-1908), Euclides da Cunha (1866-1909) peut à juste titre être considéré comme le fondateur de la littérature brésilienne – à moins qu’il ne faille faire remonter cette fondation à l’époque de l’aventurier et orateur jésuite luso-brésilien Antonio Vieira (1608-1697), logicien subtil et défenseur du droit des Indiens, né et mort à Salvador de Bahia. Une génération séparait Machado de Assis, l’auteur de Moires posthumes de Bras Cuba, de son cadet Euclides da Cunha – Prononcez ” Euclidge da Cougna”. Familiers de Rio de Janeiro l’in et l’autre, tous deux élus à l’Académie brésilienne des lettres, ils sont morts presque au même moment, quand le Jeune République brésilienne fêtait son vingtième anniversaire. Euclides da Cunha avait 43 ans, en 1909, lorsque cet ancien cadet de l’école militaire de Rio renvoyé à cause de ses idées factieuses s’est employé à régler à sa manière une triste affaire d’adultère au cours de laquelle sa femme s’était donnée à un homme pmus vieux et plus riche que lui qui avait eu l’outrecuidance de se montrer insolent : avec un pistolet.  Malheureusement, l’amant était armé lui aussi, et c’est l’auteur d’Os sertoes, fabuleux roman « géologique » sur l’insurrection mystique des Canudos contre la jeune République brésilienne, qui a été envoyé au cimetière après s’être pris une balle dans le dos.

Le regretté Euclides da Cunha n’a donc laissé q’un seul chef-d’oeuvre derrière lui – et quel chef-d’oeuvre ! « Brazil greatest book », selon de nombreux critiques littéraires nord-américains, Os sertões a inspiré  La guerra del fin del mundo au Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa. Les trois récits que publient aujourd’hui les Éditions Chandeigne sous le titre de L’invention de l’Amazonie – avec une judicieuse introduction de l’excellent Patrick Straumann – nous font regretter qu’Euclides da Cunha, le romancier assassiné, n’ait jamais pu composer le grand roman qu’il ruminait depuis son retour de Manaus en 1905. De même qu’il avait célébré l’identité national brésilienne à travers le petit peuple du sertão – l’intérieur aride du nordeste brésilien -, ce petit-fils d’un entrepreneur enrichi grâce à la traite négrière rêvait de placer l’«enfer vert» amazonien sur la carte de la littérature universelle. Il faut imaginer l’Amazonie vers 1900 comme une région à demi abandonnée par la bourgeoisie nationale et les praticiens de Rio de Janeiro et São Paulo. Le marquis de Pombal  avait soustrait cette immense région grande comme sept fois la France à la sollicitude des pères jésuites à la fin duXVIIIe siècles de la rapacité des «rois du caoutchouc». Fitzcarraldo, le film de Werner Herzog, donne une assez bonne idée de la folie qui régnait dans la région à cette époque. L’histoire de l’«intégration» de l’Amazonie à la géographie brésilienne est très compliquée – et elle le reste jusqu’à ce jour avec toutes les polémiques sur la déforestation que l’on connaît.

C’est en tant qu’acteur de cette histoire qu’Euclides da Cunha, en décembre 1904, a quitté la baie de Rio de Janeiro pour se rendre à Manaus et entamer une mission de reconnaissance du bassin ouest de l’Amazonie. L’expédition qui l’a conduit jusqu’à la frontière péruvienne avait été commandée par José Maria da Silva Paranhos, baron de Rio Branco (1845-1912), un avocat, un historien et dilomate, lui aussi membre de l’Académie brésilienne des lettres, qui a réglé tous les problèmes frontaliers du Brésil – et notamment avec la France, qui prétendait que la Guyane se prolongeait jusqu’à l’embouchure de l’Amazone.

« Croquis » de voyage

Impressions générales, Les caoutchoutiers, et Judas-Ahasvérus, les trois récits amazoniens d’Euclides da Cunha que publient aujourd’hui les Éditions Chandeigne, ne sont pas tant des esquisses romanesques que des « croquis » de voyage.  Lorsqu’il évoque les « midis silencieux » et les nuits « formidablement bruyantes », l’écrivain nous permet de nous imprégner d’une athmosphère très particulière – presque surréaliste par instants. À sa manière, l’auteur d’Os sertões écrit le premier chapitre du grand roman ethnographique des explorateurs du XXe siècle – Claude Lévi-Strauss, Raymond Maufrais, Michel Bernanos, Alain Gheerbrant. «L’homme est en ces lieux un intrus impertinent. Il est arrivé là sans être attendu no désiré – lorsque a nature arrangeait encore son plus vaste et luxueux salon. Il y trouva ainsi un opulent désordre.» Des récits fascinants.

Sébastien Lapaque – Le Figaro – Décembre 2020 

Misère des hommes

L’invention de l’Amazonie, c’est sous ce titre que les éditions Chandeigne publient trois petits textes de l’écrivain brésilien Euclides da Cunha (1866-1909). Petits mais somptueux, dans la belle traduction de Mathieu Dosse.

En ces premières années du XXe siècle, l’auteur de Os Sertões, paru en 1902 (Hautes terres. La guerre de Canudos, traduit par Jorge Coli, Métailié, 2012), vient de publier son grand œuvre, qui le libérera de la carrière militaire et lui ouvrira les portes de l’Académie brésilienne des lettres. Euclides da Cunha s’est attelé déjà, à travers des articles de presse, à un nouveau projet qu’il intitule Paradis perdu, pour lequel il cherche, au fil des missions qu’il effectue dans les régions amazoniennes pour le ministère des Affaires étrangères, la documentation précise dont il a fait la caractéristique de son écriture. Ces trois textes appartiennent à ce matériau préparatoire, publié dans différents journaux et réunis dans un volume, À margem da história, paru en 1909, à la veille de la mort dramatique de l’auteur à l’âge de quarante-trois ans.

Euclides da Cunha projette ses personnages dans une nature toute-puissante. Le fleuve est d’ailleurs le personnage principal du premier texte, « Impressions générales », en lutte avec l’autre réalité première, la géologie et ses accidents démesurés. Le fleuve Amazone, puis le Rio Purus qu’il remonte en quête des frontières avec le Pérou, est un flux destructeur, un cataclysme qui ne laisse derrière lui qu’incertitude et ruines. Il avance tel le soc d’une charrue qui ouvre la terre et la disperse, déplaçant les rives qui le contiennent mal jusqu’aux abysses de l’Océan. Sur fond de cette gigantomachie, la figure des travailleurs de cette tragédie tellurique n’émerge qu’à peine, comme le point rouge dans un tableau de Corot. À grand-peine ils survivent, tant les vapeurs et les fièvres de la forêt les accablent, rendant leur conscience amorphe et crépusculaire.

En dressant le cadre physique dans lequel s’ancre l’impuissance humaine, Euclides da Cunha offre une sorte d’explication au mystère qui taraude le journaliste parti à la découverte de ces contrées : comment est-il possible que des hommes, venus parfois de loin, travaillent dans cet univers hostile à se rendre esclaves, endettés dès avant leur arrivée dans les forêts où ils récolteront le latex, esclaves de maîtres qui les exploitent, abandonnés aux pires instincts et soumis à une nature qui détruit systématiquement le fruit de leur labeur ? Mystère de la misère des hommes, de leur exploitation et de leur servitude volontaire tout à la fois.

C’est là qu’apparaît, après l’écrivain qui saisit le mouvement impérial des eaux, de la végétation et des fièvres, l’homme politique réfléchissant sur le destin du Brésil. Dans ces premières années de la république qui a succédé à l’empire, Euclides da Cunha se demande comment la modernité, qui tente de s’implanter dans les villes de la côte, pourrait pénétrer aussi cet intérieur du continent où s’épuisent les forces de la raison dans un combat inégal. Plus inquiétant encore, la république qui a vaincu est bien loin d’offrir les bienfaits de la démocratie. Elle a permis et même favorisé les instincts de lucre et la violence qui les accompagne. Les portraits que dresse l’écrivain, sur les récolteurs de latex (les seringueiros) et, tout à l’opposé, sur les maîtres du caoutchouc, jettent une lumière crue sur un peuple d’esclaves modernes et une caste de maîtres sanguinaires, qui s’enrichissent à leur aise dans un monde sans lois et iront dépenser après leur fortune mal acquise dans les flonflons d’une fête parisienne éphémère. Ce contraste donne lieu à des descriptions puissantes où ces destins font corps avec la tragédie de la nature. Euclides da Cunha voudrait bien en tirer une philosophie de l’histoire, mais comment trouver dans ce magma putride la trace de la Raison hégélienne faisant l’Histoire ?

Le dernier texte de cette brève anthologie s’intitule « Judas-Ahasvérus ». L’auteur y décrit un vieux rituel médiéval fort suivi au Brésil dans la tradition populaire : on façonne un épouvantail à l’image de Judas qu’on dresse sur la place du village pour l’accabler de toutes sortes de violences verbales et physiques. Sur les rives de l’Alto Purus, cette tradition prend un caractère particulier. Le jour de Pâques, après avoir copieusement insulté le Judas de paille et criblé son corps de balles, on le fixe sur un radeau improvisé et on le dépose dans le courant qui va l’emporter à son gré vers d’autres lieux. Malmené par les caprices du fleuve, il sera à nouveau soumis à la violence des hommes qu’il rencontrera au fil de son errance.

En recourant au mythe du juif errant Ahasvérus pour expliciter cette pratique ancestrale, Euclides da Cunha commente pour son lecteur l’impuissance des temps, et donc de la modernité dans laquelle il voudrait avoir confiance, à l’instar de tous les militaires positivistes brésiliens de l’époque. Incapables de conduire le cours de leur existence, les humains se vengent de leur faiblesse sur la figure de Judas. En articulant ce constat amer au mythe d’Ahasvérus – sans doute emprunté au livre éponyme d’Edgar Quinet –, Euclides da Cunha exprime une vision désespérante, sinon désespérée, de l’histoire, qui tangue entre l’éternel retour des malheurs et des fêtes expiatoires et la linéarité des progrès de la civilisation où transparaîtrait l’espoir d’une amélioration. Ces magnifiques petits textes sont riches d’une émotion puissante et sans illusion.

Jacques Leenhardt – En attendant Nadeau – Décembre 2020

Entretien avec Patrick Strauman – Auteur de la préface

Ecrivain, journaliste et grand amoureux du Brésil et de sa culture, Patrick Straumann nous présente l’auteur brésilien, Euclides Da Cunha, et son ouvrage “L’invention de l’Amazonie” qu’il a préfacé. Rencontre.

Ecrivain, journaliste, critique de cinéma, Patrick Straumann a une véritable passion pour le Brésil et sa culture. Amour qu’il nous fait découvrir dans son livre La meilleure part. Aujourd’hui, c’est le grand écrivain brésilien Euclides Da Cunha (1866/1909) et son ouvrage L’invitation de l’Amazonie – préfacé par ses soins – qu’il nous présente.

Micmag : Si Euclides da Cunha avait beaucoup de cordes à son arc – journaliste, sociologue… -, il est avant tout connu pour être un des plus grands écrivains brésiliens…

Patrick Straumann : Comme écrivain, son importance réside dans le fait qu’il a, sans doute le premier, confronté le Brésil du sud-est (le Brésil de Rio et de São Paulo) avec la réalité d’un nord-est miséreux, superstitieux, archaïque. Il a également transformé le « sertão », la région aride qui s’étend du Minas Gerais jusqu’à la Bahia, en une véritable « scène littéraire : le “nordeste” est devenu, au cours du 20e siècle, un des lieux emblématiques de la culture nationale — Jõao Guimaraes Rosa, par exemple, y a situé l’intrigue de son grand roman « Diadorim” ; plus tard, les cinéastes du Cinema Novo (Glauber Rocha, Rue Guerra) y ont tourné quelques uns de leurs films les plus importants.

M : Il a aussi apporté une vision nouvelle de la forêt amazonienne..

P.S. : Je dirais qu’il a proposé, à travers son projet amazonien, une toute nouvelle approche descriptive de la forêt tropicale, provocant une véritable (re)découverte de la région. Enfin, je mentionnerais aussi son style très particulier, basé sur un vocabulaire « métissé », qui emprunte autant à l’épopée qu’à la science et au journalisme.

M : Euclides D Cuhna était aussi un explorateur, un pionnier des études de terrain …

P.S. : Comme explorateur, Euclides Da Cunha a surtout participé à l’élaboration du tracé de la frontière entre le Brésil et le Pérou — son voyage est postérieur aux grands conflits frontaliers que le Brésil avait connu avec la France (1900) et la Bolivie (1903). En 1904/5, lorsque le Ministère des affaires extérieures l’envoie en Amazonie, il doit son ordre de mission à sa réputation d’écrivain et de « patriote », gagnée avec la publication de son ouvrage « Hautes Terres » qui livre une description très dramatique d’un conflit armé entre des rebelles mystiques du nord-est du Brésil et l’armée de la République.

Avec L’invention de l’Amazonie, composé de trois récits, le grand auteur brésilien Euclides DA Cunha nous entraîne au coeur de la nature équatorienne, de ses populations et des drames qui s’y vivent. Découverte.

Un voyage en Amazonie n’est pas vraiment un voyage comme les autres tant la région est vaste, la nature riche et les peuples rencontrés nombreux. C’est peut-être pour ça qu’Euclides Da Cunha n’a pas gardé pour lui toutes les découvertes rapportées de cette immense contrée. L’invention de l’Amazonie, composé de trois petits textes, revient sur son expédition de 1904 et nous livre ses réflexions.

Le premier récit, Impressions générales, est une description de la nature. L’auteur fait, de cette terre en formation, son personnage principal. Un personnage souvent tortueux et indéchiffrable.

Voici l’impression principale que j’eus, et qui correspond peut-être à une vérité objective : l’homme est encore en ces lieux un intrus impertinent. Il est arrivé là sans être attendu ni désiré – lorsque la nature arrangeait encore son plus vaste et plus luxueux salon… Les fleuves eux-mêmes ne sont pas encore installés dans leurs lits ; ils semblent plutôt chercher à tâtons un point d’équilibre …

Dans les deux récits suivants, Les Caoutchoutiers et Judas-Ahasvérus, Da Cunha observe les populations “sauvages” et les injustices sociales dont elles sont victimes et nous rappelle comment et pourquoi la “civilisation” les a chassées sans relâche.

Le voyageur cherche le logis du “freguês”, et le découvre au milieu de la brousse, après avoir traversé un étroit sentier mal entretenu. C’est que l’habitant ne fait pas le moindre effort pour améliorer son foyer, d’où il peut être expulsé d’une minute à l’autre, sans avoir son mot à dire.

Une belle écrite, un regard pertinent et émouvant sur une région pleine de surprises.

Marie Torres – Micmag.net – Novembre 2020