Il n’existe, à ce jour, que des conjectures sur l’origine et la nature des soixante-seize doubles feuilles connues en tant que Codex (ou livre de feuilles cousues) Casanatense (du nom de la bibliothèque romaine où elles sont conservées). Comme le rappelle l’historien indien Sanjay Subrahmanyam dans sa lumineuse préface, les spécialistes s’accordent à peu près pour reconnaître que ces portraits des peuples orientaux qui habitaient les r­ives de l’océan Indien et au-delà, jusqu’en Chine, datent des années 1540 et sont dus à un ou plusieurs artistes indiens. Mais qui a rédigé, en portugais, les légendes qui les accompagnent ? Qui les a commandés ? À qui et à quoi étaient-ils destinés ? Sont-ils fondés sur des observations concrètes ou des récits de voyageurs ? À quel milieu ­l’artiste ou les artistes appartenait-il ? Ce livre, où l’ensemble de ces aqua­relles sont superbement reproduites, est un catalogue d’énigmes. Il prouve surtout qu’il n’est pas nécessaire d’être au point sur la connaissance d’une œuvre pour en admirer la vigueur la richesse, la poésie, et partager la curiosité dont – cela, en tout cas, est certain – elle est le témoignage et qu’elle sait transmettre jusqu’à nous.

Florent Georgesco – Le Monde – Décembre 2022

Instantanés de l’Afrique à la Chine au XVIe siècle

Commandé par des Portugais de Goa au milieu du XVIe siècle, peint par un anonyme, Indien ou métis, ce codex représente les peuples de l’Orient, de l’Afrique à la Chine. Pour chacun, un homme armé, arc ou épée, fait face à la femme portant un oiseau, ou chargée d’un panier. Le regard de l’artiste s’exerce sur la vie quotidienne – tissus, plantes, animaux – mais aussi sur des scènes de guerre, des sacrifices humains, toujours avec la même naïveté très expressive: un enchantement visuel, un commentaire passionnant.

Isabelle Rüf – Le Temps – Novembre 2022

Énigmes à Goa. Sous les dessins, les débuts de la conquête portugaise en Orient.

Seuls les dieux indiens Vishnou, Shiva et Braa sont saisis de face Tous les autres personnages figurant dans le Codex de Casanatense – vaste ensemble de dessins à l’aquarelle représentant au milieu du XVIe siècle les peuples de l’Océan Indien puis de l4insulinde jusqu’à la Chine, en contact avec les portugais – sont dessinés en trois quart ? L’œil le plus proche est raccourci pour donner plus de vraisemblance. Et ces visages ont ainsi un drôle d’air de famille, comme si vêtus de nouveaux atours, les mêmes femmes et hommes passaient d’une contrée à une autre.

Redécouvert dans les années 50 dans la bibliothèque de Casanatense, à Rome, ce document rare est pour la première fois reproduit dans une édition grand public. Beaucoup de mystère entourent sa production. Dabs la présentation, l’historien Sanjay Subrahmanyam détaille les différentes hypothèses et pour sa part voit dans le Codex « un projet où il y avait un mécène ou un commanditaire portugais (ou en tous cas, européen), probablement installé à Goa, et un artiste indien, ou une poignée d’artiste à son service. » L’exécution aurait été réalisée dans les années 1540 ou un peu plus atdr. C’est alors l’épopée de la constitution de l’empire portugais des Indes : la prise de Goa date de 1510, les envoyés de Lisbonne ont créé une série de comptoirs et d’enclave coloniales, et la mort de Magellan sur une île des Philippines, lors du premier tour du monde, ne date que d’une vingtaine d’années. Le codex (terme employé au Moyen Âge pour désigner un ensemble généralement cousu de feuillets illustrés et manuscrits) n’aurait pas été destiné au public portugais mais pourrait avoir été fabriqué « en tant que cadeau pour un des seigneurs de l’arrière-pays de Goa », selon Sanjay Subrahmanyam. Ce qui expliquerait le déroulé des soixante-seize planches, représentant souvent un couple homme-femme et sur lesquelles apparaissent des légendes manuscrites en portugais.

Le voyage illustré commence au cap de Bonne Espérance avec les « Cafres » et se termine en Chine dont les habitants sont appelés « Chinas ». « Cette terre de Chine est très riche, mais il est très périlleux d’aller y naviguer er de nombreux navires s’y perdent », est-il indiqué. L’éditeur accompagne chaque planche d’explications et d’extraits de textes de l’époque écrits par des navigateurs-aventuriers portugais. Leurs commentaires sont généralement très descriptifs, dans un style pré-encyclopédique. Les hommes sont en armes, avec une exception « féministe » celles des amazones pachtounes, bottés, à cheval, et le carquois en bandoulière. Les femmes portent plus généralement des fruits sur la tête, désignent des oiseaux, tiennent une fleur au bout des doigts.

Les couleurs délicates, la légère gaucherie des postures donnent beauxoup de charme à ces dessins. Quelques-uns montrent la vie quotidienne des portugais de l’océan Indien. À Ormuz, il fait si chaud que des convives déjeunent autour d’une table posée dans un bassin rempli d’eau. Avant de retrouver les paradis à épices : Ceylan et la canelle, les îles Moluqyes et le girofle er l’arachide de Banda « d’où viennent la noix de muscade et le macis ». Il faudra aussi passer par quelques scènes d’horreur : l’ensevelissement d’une veuve vivante et les autosacrifices de « gentils » (non-chrétien) à leurs dieux.

Frédérique Fanchette – Libération – Décembre 2022

Le codex de Goa

Qui est l’auteur du codex 1889 de la Bibliothèque Casanatense de Rome ? On le sait originaire de Goa, mais les circonstances de sa production demeurent un mystère. Qui a bien pu dessiner, peindre et annoter les 76 planches de cet album, atterrissant en 1620 entre les mains du jeune jésuite portugais João da Costa ? Qui pour commissionner cette oeuvre de prestige, dont chacune des pages donne à voir un des peuples de l’Orient, des « Nubiens » aux « Sindes » ?

Dans sa préface au codex, magnifiquement reproduit en intégralité et commenté dans cet ouvrage, Sanjay Subrahmanyam entraîne son lecteur dans une vaste enquête autour de l’identité du ou plutôt des auteurs de l’album. Et la tâche n’est pas aisée : au milieu du XVIe siècle, se côtoient à Goa des administrateurs venus de Lisbonne, des hommes d’Église, des Juifs convertis, des artisans indiens, comme des Portugais dits « casados » puisqu’ils sont mariés avec des Indiennes. Autant de suspects qu’une passionnante plongée dans les travaux consacrés à ce codex depuis les années 1950 permet d’écarter ou d’incriminer. Que le lecteur se rassure, Sanjay Subrahmanyam parvient à percer une partie du mystère. Par sa trajectoire complexe, dont tous les rebondissements n’ont pas encore été élucidés, cette oeuvre d’une extraordinaire richesse témoigne de la diversité de la société portugaise de Goa et de la complexité des rapports qu’elle entretient avec la culture et les élites indiennes à l’Époque moderne.

Magazine L’histoire – Décembre 2022