La voix des peintures aztèques
L’iconographie aztèque ne laisse pas derrière elle qu’un esthétisme moderne aux traits épais et aux couleurs vives: il s’agit d’une forme d’écriture en soi, qui rend compte des rites et coutumes d’une grande civilisation. Entretien avec l’universitaire Jean-Paul Duviols, qui publie un ouvrage sur cet héritage culturel à la portée de tous
Disparu dans la violence il y a à peine cinq siècles, le monde aztèque a laissé derrière lui ce qu’Espagnols et Européens n’ont pas détruit, brûlé, tué. Parmi ces vestiges, les plus rares et peut-être les plus précieux sont les codex. Ces manuscrits font l’objet d’un livre récemment paru, Les peintures de la voix – Le monde aztèque en images par Jean-Paul Duviols, professeur de littérature et de civilisation latino-américaine à l’Université de Paris-Sorbonne. Loin d’une étude académique pour spécialistes avertis, cet ouvrage est un voyage initiatique pour les novices désireux de plonger, par l’image, dans le monde des Aztèques.
Le Temps: Pourquoi avoir dédié un ouvrage à l’iconographie aztèque?
Jean-Paul Duviols: J’avais à l’origine préparé un livre universitaire intitulé Images du Mexique, qui n’a pas été édité. J’ai donc développé le premier chapitre en un nouvel ouvrage, que j’ai voulu le plus clair et le plus didactique possible. C’est en quelque sorte une initiation à l’iconographie aztèque, et par là même à sa culture.
Les manuscrits aztèques se présentent sous la forme de codex. De quoi s’agit-il?
Les codex sont l’équivalent de nos livres européens. Leurs pages sont faites d’un long ruban de papier fabriqué à partir de l’écorce d’un figuier, l’amacuauitl. Elles étaient recouvertes d’un enduit blanc et pouvaient être peintes des deux côtés, avant d’être repliées en accordéon entre deux couvertures en bois. Pour les parcourir, il faut commencer par en bas à droite de la page, et lire en remontant vers la gauche et le haut. Ils sont donc très différents de nos livres!
Que racontent-ils?
Ceux qui nous sont parvenus sont principalement des documents de nature religieuse ou divinatoire: le compte des jours, les fêtes et rites, etc. Ils ne contiennent pas de textes, mais des peintures qui constituent cependant une forme d’écriture. Certaines sont ainsi pictographiques et représentent des objets ou des actions (un silex, un jaguar, etc.). Vient ensuite une forme idéographique qui reproduit des idées abstraites; la mort était ainsi représentée par son dieu, Mictlantecuhtli. Bon nombre d’experts estiment que l’écriture aztèque serait vraisemblablement apparue sous une forme achevée si la Conquête n’avait pas stoppé son développement. Entre parenthèses, cela aurait renforcé une curieuse observation, à savoir que les peuples ayant inventé l’écriture se situent tous plus ou moins sur la même latitude (Sumer, Egypte, Chine, culture maya…).
Vous avez étudié des codex pré et post-hispaniques. Qu’est-ce que la Conquête a modifié dans la manière de dessiner?
Il y a un changement radical dans l’esthétisme. Avant l’arrivée des Espagnols, les traits sont précis, les contours renforcés, les personnages sont représentés de profil, sans aucune perspective. Quant aux couleurs, elles remplissent des surfaces en à-plats, sans dégradés ni nuances. Après la Conquête, le style s’européanise, sous l’influence des vainqueurs. Des démons chrétiens surviennent, la perspective fait son apparition, etc. Cette touche de réalisme a dû être vue comme une amélioration de la technique, mais elle a aussi contribué à la perte de l’originalité du style aztèque. Il faut toutefois noter que les codex post-hispaniques n’en sont pas moins une mine d’informations parmi les plus riches à notre disposition.
Reste-t-il encore des choses à apprendre des codex?
En tant que tels non, je ne pense pas que les 22 codex précolombiens sauvés de la destruction recèlent encore de véritables trouvailles. Mais des spécialistes continueront de se pencher dessus dans le cadre d’études transversales sur des thématiques précises de la civilisation aztèque.
Propos recueillis par Fabien Goubet – Décembre 2018
Les éditions Chandeigne nous offre ici un magnifique ouvrage. La qualité du papier et de l’iconographie sont admirables. Ces illustrations sont le fruit du travail de Jean-Paul Duviols, professeur de littérature et civilisation latino-américaine à l’Université de la Sorbonne. Celui-ci s’appuie sur les codex aztèques pour nous donner un panorama de la civilisation et de l’Histoire de ce peuple. On se promène donc entre les pages du livre comme entre celles des codex au fil des sept chapitres et de leurs annexes, elles-mêmes richement commentées et illustrées.
L’auteur commence par faire le point sur sa source de travail. Les codex aztèques ont beaucoup souffert des destructions espagnoles. A posteriori, certains contemporains ont regretté ces autodafés tout en condamnant leur contenu jugé diabolique. Vingt-deux codex préhispaniques nous sont parvenus et nous laissent entrevoir un début d’écriture au travers de pictogrammes. Ainsi, les vingt jours du calendrier aztèque ont chacun leur image (crocodile, singe…) ; de même certaines idées comme la pluie, la guerre… Ces codex se lisent de droite à gauche et de bas en haut. Ils sont faits d’écorces de ficus, palmiers ou agaves et sont le fruit du travail des Tlacuilos, scribes. Une autre source importante est celle de Fray Bernardino de Sahagún. Cet Espagnol a appris le nahualt et a commencé sont enquête en Espagne auprès des populations envoyées par Cortés auprès des rois espagnols. Son but est de bien comprendre la civilisation aztèque afin de pouvoir mieux convertir les populations. Il met ainsi en page le Codex de Florence accompagné d’une Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne.
Les codex font particulièrement mention des calendriers. Le cours du temps est très important chez les Aztèques. L’année se composait de dix-huit mois de vingt jours soit 360 jours. Les cinq jours restants étaient considérés comme des jours sombres. Un deuxième calendrier sacré de vingt mois de treize jours, se superposait au premier. Un siècle durait 52 ans donnant lieu à la Fête du Feu nouveau. Quatre se sont succédé en 1163, 1215, 1267 et 1507, avant l’arrivée des Espagnols. Un feu gigantesque était allumé dans la poitrine d’un sacrifié.
L’Histoire aztèque fait référence à quatre passages, renouveaux de la Terre. Ce sont les Soleils. Le premier s’est éteint au bout de 676 ans. Les hommes, géants arrogants ont été dévorés par des monstres sortis de terre. Le deuxième, de 364 ans, a connu les cyclones et les hommes ont été transformés en singes. Le troisième, de 312 ans, s’est achevé par une pluie de feu et la mutation en papillons et oiseaux. Le quatrième Soleil a duré 676 ans et s’est clôturé par un déluge, les humains devenus des poissons. Selon les Aztèques, il ne reste qu’un seul Soleil, marqué par le mouvement et devant se terminer par une secousse sismique très importante.
Les codex nous montrent également la création du monde à l’image de l’histoire de Tezcuciztecatl et Nanahuatzín, dieux qui se sont sacrifiés pour créer le Soleil. Les autres divinités ont alors envoyé un lapin dans le deuxième astre pour éviter d’être éblouis, faisant naître la Lune.
Les phénomènes astronomiques sont recensés, étudiés et sources d’inquiétudes. Les comètes annonçaient la mort d’un personnage important ou une famine. Les éclipses faisaient naître la crainte de voir des démons descendre du ciel pour dévorer l’humanité. Les arcs-en-ciel étaient, eux, symbole de sérénité et de paix.
Jean-Paul Duviols nous offre également un aperçu du panthéon aztèque, toujours en s’appuyant sur leurs représentations. Nous pouvons citer Quetzalcóalt, le serpent à plumes, homme ayant vécu à l’époque toltèque et fondateur de la ville de Tula, déifié. C’est le dieu des vents, du maïs, de la connaissance, de la pensée religieuse. Opposé aux sacrifices humains il est défait par son adversaire et obligé de quitter le pays. Lorsqu’il part vers l’est, il se promet de revenir à une date qui correspond à l’année 1519, arrivée d’Hernán Cortés… C’est également le dieu de la fertilité, des techniques agricoles. Lorsqu’il est célébré en tant que dieu du vent, ses temples adoptent une architecture circulaire.
C’est au nom de ces dieux et pour nourrir le Soleil que les Aztèques se livraient aux sacrifices. Il en existait de plusieurs types comme le sacrifice gladiatorial où le condamné, attaché, peut se battre et éventuellement racheter sa liberté. Le cannibalisme accompagnait ces pratiques. Les Aztèques pratiquaient également les mutilations pour expier leurs pêchés : se transpercer par des épines d’agaves ou d’arbustes, les muscles, la langue, le pénis.
Plusieurs pages de codex nous apprennent comment la société aztèque était organisée. En bas de la pyramide se trouvaient les paysans, puis les artisans. Les commerçants, au-dessus, ont plus de privilèges, ils peuvent même agir comme espions. Leurs enfants intégraient les écoles réservées aux groupes supérieurs. En haut de l’échelle sociale se trouvait une noblesse de mérite, regroupant les guerriers qui s’illustraient aux combats. Ils profitent d’une propriété sur la terre mais ne peuvent diriger. La noblesse de sang contrôle l’ensemble, encadrée par les prêtres. Le roi est élu par cette aristocratie au sein de la famille du monarque défunt.
Le terme d’empire aztèque est quelque peu erroné. En effet, Jean Paul Duviols rappelle que le territoire aztèque était composé de 38 provinces soumises à l’impôt mais formant des petits États autonomes. Un maillage judiciaire s’applique. La sentence est souvent la mort : pendaison, strangulation, décapitation, lapidation… sont dispensées en fonction du crime. Le condamné pouvait aussi être sanctionné par l’exil, l’asservissement, la mutilation. Par exemple, les menteurs se voyaient couper les lèvres et oreilles. La consommation excessive d’alcool est réprimée. Seuls les personnes âgées (plus de 52 ans), les prêtres et les femmes enceintes étaient autorisées à boire.
La vie quotidienne est également marquée par des loisirs comme le jeu de pelote.
Après la mort, le corps est incinéré. Trois lieux accueillent les âmes : les « morts ordinaires » se rendent au mictlán. Un paradis est consacré aux morts par la foudre, aux noyés… Enfin, les morts aux combats accompagnent le Soleil dans sa course pendant quatre ans avant d’être transformés en colibris.
L’ouvrage se termine avec un chapitre sur l’Histoire aztèque illustrée par les codex. Les Aztèques sont un peuple venu par migration du nord-ouest du Mexique actuel. Ils fondent Tenochtitlán en 1325. L’invasion des Espagnols deux siècles plus tard est marquée par des affrontements sanglants comme le massacre de la noblesse aztèque dans le Templo Mayor ou celui des Espagnols et leurs alliés tlaxcaltèques lors de la Noche Triste. Près de la moitié des Ibériques (150 sur 300 soldats) et presque la totalité de leurs alliés (2000) meurent tués ou noyés. C’est suite au siège de Tenochtitlán en 1521 que les Aztèques se rendent, nous laissant encore bien des mystères à découvrir.
Il aura fallu un passionné de culture aztèque pour réaliser cet ouvrage ! En effet, Jean-Paul Duviols, professeur de littérature et de civilisations latino-américaines à la Sorbonne, est un spécialiste de l’analyse iconographique des voyages de découverte et de la colonisation de l’Amérique latine. Ce recueil parsemé de superbes images et qui s’apparente à un guide didactique s’attache à décrire et à analyser les codex mexicains (aztèques et mixtèques) et à démontrer leur originalité. Ils constituent des sources privilégiées pour la connaissance des cultures ancestrales du Mexique. Un ouvrage passionnant qui nous dévoile, à travers une sorte de parcours initiatique, l’histoire et le sens de ces manuscrits.
Que Tal Paris ? – Octobre 2018