Camilo Castelo Branco, la comédie inhumaine

Le «Balzac portugais», auteur des «Mystères de Lisbonne» adaptés au cinéma par Raoul Ruiz, a écrit «le Juif», une dénonciation des bûchers du Saint-Office et une mosaïque romanesque, avec trésor maléfique, amours contrariés et malheur à tous les étages.

«A la mémoire d’António José da Silva assassiné sur les bûchers du Saint-Office, à Lisbonne, le 19 octobre 1739.» Au XIXe siècle, la peur de spoiler n’était pas une obsession. D’entrée de jeu, puisque voilà l’exergue, on devine que l’un des principaux personnages du roman de Camilo Castelo Branco paru en 1866 va mourir. Mais «le Balzac portugais», le premier dans son pays à vivre de son métier d’écrivain, déploie tant de fils narratifs et d’intrigues, que les lecteurs avides de suspense trouveront à se sustenter ailleurs.

Camilo Castelo Branco (1825-1890) fut un auteur prolifique : romans par dizaines, poésie, correspondance. Deux de ses œuvres sont auréolées de gloire cinématographique, les Mystères de Lisbonne adapté par Raúl Ruiz et Amour de perdition par Manoel de Oliveira. Selon l’écrivain espagnol Miguel de Unamuno il s’agit là du «roman de passion amoureuse le plus intense et le plus profond qui ait été écrit dans la Péninsule».

Avec O Judeu, le Juif, qui paraît aujourd’hui chez Chandeigne, Camilo Castelo Branco, au summum de sa carrière, continue de creuser sa veine feuilletoniste : des histoires de famille sur plusieurs générations dans un XVIIIe siècle portugais flamboyant, des aventures amoureuses, une haine mère-fils d’anthologie, un trésor caché, des trahisons de tout ordre. Mais si son but est clairement de s’attacher son lecteur, il entend aussi le rendre plus intelligent. «Le Juif» est le surnom donné au dramaturge António José da Silva qui a réellement existé. En racontant son histoire le romancier s’élève contre l’abomination de trois siècles de persécutions religieuses dans son pays (au total 40 000 procès).

Camilo (c’est ainsi que les Portugais l’appellent) était un grand dévoreur de livres. Un jour, lisant un dictionnaire biographique en quinze volumes, il tombe sur deux notices propres à enflammer son imagination. Celle sur António José da Silva, un nouveau-chrétien (terme désignant alors les juifs baptisés après la conversion forcée de 1497 et leurs descendants) et l’autre sur un personnage du même XVIIIe siècle, un gentilhomme d’une famille d’anciens-chrétiens, le chevalier Francisco Xavier de Oliveira, diplomate, écrivain, esprit des Lumières.

Il va alors échafauder une histoire d’amitié entre les deux hommes, construire même un trio amoureux, en y incorporant la jeune Leonor, fille d’un fidalgo (gentilhomme portugais) et d’une mère nouvelle-chrétienne, avant de plonger dans un océan de malheur. Quand commence le Juif les trois jeunes gens ne sont pas encore de ce monde. Le roman débute tel un conte de fées très noir : on est en 1699, les projecteurs sont braqués sur la génération précédente. Jorge, le futur père de Leonor, est un enfant délaissé. Camilo Castelo Branco prend de la hauteur avant de fondre sur le décor : «Il est un phénomène moral, souvent exploré mais jamais expliqué, assavoir l’éloignement et la froideur d’une mère pour un fils exclu de la tendresse qu’elle prodigue à ses autres enfants, […]. Affligeante situation regardée comme la première des absurdes et lamentables énigmes de la condition humaine !»

Pièces d’or et pierres précieuses rapportées des Indes et du Brésil

La mère donc, dona Francisca Pereira Teles, femme du contrôleur général des finances du royaume, est une teigne. Ce fils haï – les deux autres sont choyés – a toutes les qualités, il va être notre jeune premier, nous guider dans cette époque cruelle et pleine d’aventures. Jorge est aimé heureusement par son grand-père, qui l’éduque dans la droiture, et envisage de lui léguer un trésor, «un coffret rempli de pièces d’or anciennes et de pierres précieuses rapportées des Indes et du Brésil» par des aïeux. Dona Francisca mène une vie impossible à son père et à son fils. Sa cupidité, son extravagance en font une semblable de haut lignage de notre Harpagon national.

Camilo nous présente ensuite Sara, la jeune fille dont Jorge tombe amoureux, à la colère de sa mère. C’est une protégée de la famille, recueillie enfant à la mort de ses parents, des nouveaux-chrétiens envoyés au bûcher pour «hérésie hébraïsante». Ceci est dit comme en passant. Fuite du couple, mise en sécurité chez une famille crypto-juive, mariage, émigration en Hollande, en Italie, à Londres : Camilo Castelo Branco ouvre les portes d’un monde autre, celui de la diaspora judéo-ibérique en Europe. Et l’on comprend comment pendant des siècles grâce aux échanges économiques et aux liens du mariage, «la nation» a réussi à garder une cohésion. Sara donne naissance à Leonor, correspond avec une cousine établie comme beaucoup de nouveaux-chrétiens au Brésil.

Cette parente s’appelle Lourença Coutinho. Elle a vraiment existé, elle est la mère du futur dramaturge António José da Silva. Entrée en scène de ce dernier, à l’occasion d’une descente de l’Inquisition au Brésil. Toute la famille est transportée à Lisbonne pour le procès de Lourença. On entre alors au cœur du sujet, avec des descriptions très réalistes des procès, de la prison, les effets de la torture, des «autodafés», cérémonies spectaculaires prisées de la foule, au cours de laquelle les victimes de l’Inquisition défilaient de part et d’autre d’un gigantesque crucifix. Devant, ceux dont la vie allait malgré tout être sauve. Derrière, les condamnés au bûcher.

Prison pour adultère 

La mère relaxée, la vie reprend prudemment. António, ami d’enfance du futur chevalier Francisco Xavier de Oliveira, devient avocat avant de passer à l’écriture pour le théâtre. Et pendant ce temps-là, le trésor caché du grand-père de Jorge continue à luire de son aura maléfique.

Personnages hauts en couleur, rebondissements romanesques ne sont pas l’exclusivité de l’imaginaire de Camilo. Sa vie même est marquée par les aventures, les intrigues, dans ce Portugal déliquescent du XIXe siècle. Enfant naturel d’un gentilhomme de petite noblesse et d’une fille de pêcheur, il se retrouve orphelin de mère à 2 ans et de père à 9 ans. Etudes inachevées, vie de bohème et 400 coups amoureux se succèdent. Jusqu’à la rencontre d’Ana Augusta Placido. Le père de celle-ci, inquiet, la marie en vitesse à un homme revenu enrichi du Brésil. Huit ans plus tard, devenus amants, le couple prend la fuite. Ils sont arrêtés, feront de la prison pour adultère. Au cours de sa détention d’un an, Camilo écrit Amour de perdition. Puis l’époux d’Ana étant mort subitement, la voie est libre pour le mariage. La fin de sa vie est marquée par le malheur, une maladie chronique le condamne à perdre la vue. Et c’est presque aveugle, assis dans un fauteuil, que le romancier mettra un point final à son existence.

Frédérique Fanchette – Libération – Mai 2022

«L’hérésie judaïsante est quasiment la raison d’être de l’Inquisition portugaise». Rencontre avec l’historienne Livia Parnes 

Livia Parnes est historienne. Elle signe la postface du roman le Juif de l’auteur portugais du XIXe siècle Camilo Castelo Branco. Et a conçu pour les éditions Chandeigne une exposition au sein de la bibliothèque Marguerite-Audoux à Paris, «La Diaspora juive portugaise (XVe-XXIe siècle), qui se tient jusqu’au 3 juin.

Jusqu’où le livre de Camilo Castelo Branco est-il proche de la vérité historique ?

Camilo, c’est ainsi qu’on l’appelle au Portugal, est proche de la vérité presque jusqu’au bout et c’est dans ce « presque » qu’est tout son art. António José da Silva et Francisco Xavier de Oliveira ont existé, comme la plupart des personnages historiques mentionnés. Le romancier met des notes en bas de page pour expliquer qui ils sont et s’y ajoutent celles du traducteur, Bernard Tissier. Si bien que ce double appareil de notation montre que tout ça est foisonnant. Les dates que donne Camilo sont vraies, les événements sont exacts, les citations des œuvres de da Silva et de de Oliveira également. Et avec cette matière réelle, il crée de la fiction, à travers les intrigues amoureuses, les aventures. Il invente ce que l’histoire a délaissé. Mais tout est plausible. Le lien d’amitié entre les deux hommes est un produit de son imagination, il n’y a aucune preuve qu’il ait existé, mais il aurait pu, les dates correspondent, le triangle amoureux avec la future femme d’António est quant à lui une pure invention, mais qu’importe. En revanche, l’histoire de l’esclave qui trahit, c’est vrai, on le voit dans les archives. Ce qui est remarquable c’est que dans toute cette mosaïque romanesque on ne perd jamais de vue l’objectif du roman, la dénonciation de l’Inquisition, du fanatisme religieux.

Camilo est-il un précurseur de ce dévoilement des crimes de la justice ecclésiastique ?

Lorsque paraît le Juif, il a 41 ans, il peut faire ce qu’il veut, il est au sommet de sa carrière. A ce moment-là il se fait le porte-parole du courant anticlérical issu de la révolution libérale de 1820. Il se pose en disciple d’Alexandre Herculano, grand maître du romantisme portugais, qui, quelques années avant le Juif, a écrit la première histoire critique de l’Inquisition, trois volumes dévorés par Camilo. Il fait un peu là son «J’accuse». Ce thème apparaît dans plusieurs livres et, on peut dire, oui, qu’il se situe parmi les précurseurs. Camilo fait l’histoire à sa manière, pour instruire, divertir, et en se divertissant lui-même. Il est à la fois un grand bibliomane et un frondeur caustique.

Quelle part de l’activité de l’Inquisition portugaise représentait la lutte contre «l’hérésie judaïsante» ?

La principale, c’était quasiment la raison d’être de l’Inquisition portugaise au XVIIIe siècle, des historiens montrent que dans certains tribunaux elle représentait 70 à 80% des procès. Le reste c’était pour sorcellerie, crypto islamisme ou protestantisme. «L’hérésie judaïsante» était aussi la plus gravement réprimée, le plus grand pourcentage de condamnés au bûcher le sont sous ce chef d’accusation.

Que sait-on exactement d’António José da Silva dit «le Juif» ?

Depuis le roman de Camilo, beaucoup d’auteurs s’intéressent à lui. Après son arrivée du Brésil, António José da Silva fait des études d’avocat, à Coimbra, puis il est arrêté une première fois par l’Inquisition, et relâché. Pendant les dix ans qui séparent ce premier emprisonnement du procès qui le mènera au bûcher, on ne sait pas comment il devient ce grand dramaturge dont les pièces étaient montées dans les théâtres du Bairro Alto et applaudies par le Tout-Lisbonne. C’est probablement du fait de cette notoriété que les archives de son procès ont été rendues publiques assez tôt. En 1737, il est déjà en prison, et pendant ce temps on monte ses pièces et des feuillets de ses textes circulent. Deux éditions vont paraître sous couvert d’anonymat, alors qu’il est écroué ; puis en 1744, cinq ans après sa mort. Mais les énigmes demeurent, d’abord ce trou biographique et ensuite le mystère sur sa judaïté.

On ne sait pas précisément à partir de quand on a commencé à le dénommer «le Juif» mais cela remonte déjà au début du XIXe siècle. Il était d’une famille nouvelle-chrétienne mais est-ce qu’il pratiquait ? On sait juste que ceux qui l’espionnaient en prison affirmaient qu’il jeûnait. Pour l’historien Nathan Wachtel, grand spécialiste du marranisme, sa religiosité était plutôt de l’ordre d’un déisme, partagé par beaucoup d’hommes et de femmes des Lumières. Par ailleurs, dans le procès d’inquisition il n’y a pas mention de sa qualité d’auteur, alors que ses pièces sont pleines de satire contre l’Inquisition, par exemple cette phrase : «Si c’est être coupable de ne pas être coupable, alors je suis coupable». Camilo lui s’empare de la thèse selon laquelle il a été arrêté à cause de ses pièces.

Quel type de théâtre était-ce ?

Pour la première fois, il a présenté au Portugal des pièces où étaient intégrés des airs chantés et des marionnettes à taille humaine. Il avait deux sources d’inspiration : le baroque espagnol et le théâtre italien. Il revisite des mythes anciens de la Grèce et explore les limites entre le faux et la réalité. Cela renvoie à l’hommage que lui rend Camilo jouant également de cette ambiguïté. Sa cinquième pièce s’appelle le Labyrinthe de Crète, et un de ses personnages dit : «en ce temps tout est mensonge et tout est vérité». Comment ne pas penser à son temps à lui, celui de l’Inquisition.

Et le chevalier de Oliveira, qui est-il réellement ?

Ce qu’on sait de lui c’est principalement par ses propres écrits. Il est le type même de l’estrangeirado du XVIIIe siècle, l’aristocrate portugais épris des Lumières et vivant à l’étranger. Il était réellement en poste auprès de cet ambassadeur à Vienne, puis il y a eu une brouille et il est parti en Hollande et en Angleterre où il s’est converti au protestantisme. C’est un personnage haut en couleur, aux nombreuses histoires d’amour. On a pu dire que Camilo avait trouvé en Francisco Xavier de Oliveira son frère d’âme.

Dans une note il est dit que la logique du Saint-Office a eu des traces jusqu’au salazarisme.

Il faut être prudent. Mais il est vraisemblable qu’une société qui vit sous la menace perpétuelle d’une dénonciation, et cela pendant trois siècles, en garde des séquelles. Et ce n’est pas étonnant qu’en 1966, l’écrivain Bernardo Santareno ait lui aussi emprunté la figure d’António da Silva avec sa pièce O Judeu pour faire une allusion à la persécution politique de son propre temps.

Frédérique Fanchette – Libération – Mai 2022