A priori un oxymore… Et pourtant les vierges enceintes, ces statues de Marie dans l’attente de Jésus, la main posée sur un ventre rebondi, ont bel et bien orné églises et monastères, entre le XIIIe et la fin du XIVe siècle, au Portugal, en Espagne et en France. Une représentation sensuelle, féminine et humaine de la mère du Christ jouissant d’une forte ferveur populaire auprès de celles qui lui confiaient leurs espoirs et leurs peurs (il y avait jusqu’à 10 % de décès en couches au Moyen Âge).
En 1530, le concile de Trente décide de mettre à l’index ces représentations «irregardables» – le corps des femmes ne pouvant qu’être impur, il n’avait pas sa place dans les lieux de prière. Quel fut le destin de ces statues ? En existe-t-il encore ? Comment s’imposa le discours théologique pour discriminer (un peu plus) les femmes ? C’est à ces questions que répondent Jean-Yves Loude et sa compagne Viviane Lièvre, tous deux ethnologues, voyageurs et auteurs, connus pour leurs investigations dans les coulisses de l’histoire. Une enquête au long cours entre Le Puy-en-Velay et la ville portugaise d’Evora (à 130 kilomètres à l’est de Lisbonne), en passant par Saint-Jacques-de-Compostelle, Bragance ou Porto. Un voyage initiatique et érudit en quatorze stations (comme il se doit) dans les pas de la mère du Christ.
Fabrice Drouzy – Libération – Octobre 2022
Jusqu’au concile de Trente, on pouvait voir des représentations de la Vierge enceinte, posant la main sur un ventre rond ou au repos après l’accouchement. Les exigences pastorales mirent fin à ces modèles bien trop humains, qui mettaient en péril l’exceptionnalité de la naissance de Jésus (et en doute la vertu de Marie). De ce « culte dissuadé », il reste des traces : une douzaine de « Vierges de l’attente » en France, davantage encore de « Nossa Senhora do Ó » au Portugal et en Espagne, que Jean-Yves Loude et Viviane Lièvre ont répertoriées et photographiées (un QR code permet d’avoir accès à ce catalogue d’images). Ils racontent ce pèlerinage non conventionnel avec la bouche pleine des secrets glanés au cours des rencontres, révélant avec un plaisir presque potache la persistance d’une dévotion souterraine qui a traversé les siècles en dépit des oukases en latin, parce que les femmes en avaient besoin. L’enquête est à charge : pour les deux ethnologues, cette magnifique rondeur qu’il a fallu couvrir manifeste avec éclat l’oppression multiséculaire des femmes par l’Église, qui a toujours étouffé leur aspiration à vivre pleinement leur incarnation, y compris dans les jouissances permises par la maternité. Les excès de la condamnation font tout le sel d’un récit de voyage qui bavarde un peu mais qui est d’une grande générosité pour le lecteur. On n’a qu’une envie : entreprendre ce voyage pour aller contempler ces déesses protectrices (un peu Vierge Marie, mais surtout très femmes) à Brioude, Auzon, Perpignan ou Porto – et déposer à leurs pieds une petite paire de chaussons tricotés.
Agnès Mannooretonil – Revue Études
À la façon d’une enquête policière, Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude s’aventurent sur des pistes surprenantes, poétiques, savantes, iconoclastes… Ces quelques extraits de leur ouvrage invitent à les suivre dans les coulisses d’une histoire méconnue.
Avez-vous déjà vu des Vierges enceintes ?
La question pouvait surprendre. Elle nous surprit. Notre interlocuteur avait prévenu : pas de téléphone portable, ni d’enregistreur pendant l’entretien. Il n’autorisait aucune description des œuvres qui l’entouraient. Pas de mention de son nom, mais l’usage d’un pseudonyme : José Adão, « collectionneur ». Pas d’allusion à son âge, à ses véritables fonctions, ou à une caractéristique physique dans la relation de cet échange. En vertu de la nature de l’entretien, il demandait l’absolue confidentialité. Il nous fixait avec le regard amusé de celui qui ménage ses effets. Il laissait le silence peser.
Dans quelle mythologie ?
L’homme au sourire insistant formula sa question différemment : « Avez-vous déjà observé des représentations de la Vierge enceinte ? » L’accouplement des mots « vierge » et « enceinte » constituait un oxymore auquel j’avais cessé depuis belle lurette de prêter attention, par paresse, agacement, offense à la raison. Notre civilisation s’était construite sur tant d’invraisemblances que celle-ci – la représentation de Marie attendant Jésus, grosse ou pas – ne me préoccupait guère. Et Viviane pas plus. Des images de la Vierge enceinte ? Étions-nous passés à côté sans les remarquer ? Je balayai ma mémoire à la vitesse de la lumière. Aucune apparition. Sauf une : la célèbre fresque que Piero della Francesca peignit sur le mur de la petite chapelle de Santa Maria di Momentana, en Toscane, au milieu du XVe siècle. Madonna del Parto, Notre-Dame de l’Enfantement. On y voyait Marie en pied, sur le devant d’une scène dont deux anges tiraient le rideau. La Vierge, dans mon souvenir, y était représentée en dame florentine, la main droite posée au sommet d’un ventre dont l’état ne laissait aucun doute sur l’imminence de la délivrance. Une échancrure de la robe, ménagée du coeur au bas-ventre, suggérait le passage vers la vie…
Ce n’était pas vers l’Italie que senhor José Adão souhaitait diriger notre attention, mais vers le Portugal et la Galice. Il reprit : Vous faites partie des connaisseurs du monde lusophone, n’est-ce pas ? Dans la péninsule ibérique, s’est développé, du Moyen Âge à la Renaissance, un culte fervent à la Vierge enceinte. Les artistes de l’époque répondirent à cet engouement par une production notable de sculptures montrant Marie dans la plénitude de l’attente de Jésus. Seulement voilà, le Concile de Trente y mit le holà ! Lors de la vingt-cinquième et dernière session, en 1563, les Pères de l’Eglise votèrent un canon concernant l’Art. Bousculés par les attaques acides des protestants, les contre-réformateurs inscrivirent la pudeur à l’ordre du jour. Il fut décrété que les images suspectées d’illustrer un dogme erroné ou accusées d’inspirer des pensées impures n’auraient plus leur place dans les lieux de culte. Les Vierges enceintes, mais pas seulement, les Vierges allaitantes aussi, qualifiées d’indécentes, furent condamnées. On les traita d’« irregardables ». La fin du XVIe siècle, si elle n’affaiblit pas le culte marial, marqua l’effacement des représentations d’une mère de Dieu trop humaine. Quel fut le destin de ces statues ? Mutilées, détruites, cachées, enterrées, volées ? Recueillies par des musées comme des orphelines à l’hôpital de la Miséricorde ?
Que supposez-vous ?
Je refuse de supposer. Je veux savoir. Cette question préoccupe le théologien que je suis. Jusqu’à l’obsession. Je vous mets au défi de me rapporter des réponses. Que sont devenues ces représentations passées à la clandestinité ? Ont-elles toutes disparu ? Peut-on faire l’inventaire de celles qui restent ? Que subsiste-t-il des cultes dont elles furent l’objet ? Je veux constituer une collection privée d’images de ces statues, support visuel à une réflexion sur « le corps manipulé des femmes dans le discours des Pères de l’Église ». Ce n’est pas une mince affaire.
Des vierges convenables
Cette belle alitée devait autrefois faire partie des personnages d’une crèche grandeur nature. La mode en était répandue au Moyen Age, jusqu’au XIVe siècle. Ici, elle est la seule rescapée de la scène. Manquent Joseph, son fils Jésus, le boeuf et l’âne, et Salomé l’accoucheuse, la femme incrédule qui ne pouvait croire que Marie fût restée vierge. En principe, Joseph se tenait assis au pied du lit de sa femme. Jésus dormait dans la mangeoire sous les naseaux bienveillants des deux animaux domestiques. Les indications viennent de Luc, le seul évangéliste à évoquer la naissance de Jésus : « Et elle mit au monde son fils premier-né. Elle l’emmaillota et l’installa dans une mangeoire. ».
Je souligne: « Son fils premier-né ».
Par cette simple allusion, Luc annonçait la fratrie à venir, ce qui, à l’époque, était plus que normal. C’était, au contraire, l’idée du couple avec enfant unique qui pouvait choquer. Continuons. Françoise Pierron précise que la présence du boeuf et de l’âne découle d’une prophétie d’Isaïe, et que l’aveu d’incrédulité de Salomé l’accoucheuse est tiré d’un apocryphe du VIIe siècle, attribué au Pseudo-Matthieu.
Alors quel changement fondamental va-t-il se produire ?
À la suite d’une décision sans appel, Marie fut obligée de se lever, puis de s’agenouiller devant son divin fils. Elle fut sommée de l’adorer. Elle obéit sans se faire prier. Comme toujours. Elle prit l’attitude de la vierge orante qu’on lui connaît depuis, et Joseph l’imita sans rechigner. Cette mutation s’opéra à la fin du XIVe siècle. C’est simple à comprendre. L’Église prit conscience que la représentation de la Vierge couchée était inconvenante. Elle ne correspondait plus au discours sur l’Immaculée Conception. Pour donner naissance à Jésus, vrai homme et vrai Dieu, il fut décrété que Marie avait été exemptée de la faute d’Ève, du péché originel et de toute impureté accablant le corps des femmes. Dans ces conditions, libérée du cycle menstruel, elle ne pouvait ni ne devait connaître la souffrance de l’accouchement. Elle en était affranchie. Donc, elle n’avait pas à languir au lit dans la position d’une simple mortelle, donnant l’impression d’être épuisée par l’épreuve…
Rencontres avec des vierges remarquables
Enfin, nous accédons à un culte en activité. Et de belle façon ! Sur la planche en bois de l’autel, sont alignés, en vrac, des chaussons tricotés, des sandalettes, un flacon de talc, des poupons en résine, des grenouillères, des vêtements de bébés. Objets de demandes explicites. On recense aussi des photos de jeunes filles s’en remettant à la Vierge, ou de couples implorant un enfantement. Un message, griffonné au stylo bille sur une page arrachée, informe la Vierge des soucis d’utérus et d’intestins de la suppliante qui reconnaît tout de même des améliorations ressenties et qui remercie. Une collection de rubans colorés, déposés une fois « l’affaire conclue », atteste des souhaits exaucés. La responsable du site nous dira avoir surpris des Galiciens, des Brésiliens, des gens de loin, des êtres en pleurs et en prières, devant Na Sa do Ó.
Lors d’un mariage, la fiancée offre des fleurs à la madone, engage sa virginité, mais exige d’Elle, en échange, la protection de son couple et une prompte fécondité…
Pour moi, c’est son élégant déhanchement qui me fascine, ajouté à la façon dont sa main gauche se déploie sur son ventre. J’y vois comme une invitation à danser, sans penser à mal… La Vierge Ó, embarrassée, esquisse un mouvement gracieux pour dire, sans parler, son acceptation à l’ange de l’Annonciation. Le très jeune Gabriel, bouclé et efféminé, en robe fleurie, la contemple avec son doux regard de pierre, dévidant une louange gravée sur un ruban figé. Il dialogue ici avec Elle depuis qu’il a quitté l’atelier de Mestre Pero, au XIVe siècle. Quelle magnifique fidélité !
Dernier élément troublant : la surveillance de Dieu le Père dont le buste émerge de la voûte, tenant le ballon bleu du monde. L’humidité a pigmenté sa main bénissante et son visage, le transformant en un bienveillant roi Balthazar. Malicieux effet du temps ! Trêve d’ironie, querida ! Profitons de cette libre figuration du Créateur pour en évoquer une autre, plus symbolique, et revenir sur le sens du Ó des Vierges au ventre gros. Pour cela, convoquons, devant cette Vierge de l’Attente de Montemor-o-Velho, le fameux orateur portugais, Padre António Vieira, en tant qu’expert dusujet. Donnons voix, ici même, au sermon de Na Sa do Ó qu’il prononça dans l’église Notre-Dame de Ajuda, à Bahia, Brésil, le troisième dimanche de l’Avent de l’an 1640. Le prédicateur, en un tour de main, fit le tour du plus grand des mystères : l’Incarnation.
Le résumer relève de l’inconscience. Mais j’ose…
Selon Padre Vieira, la seule forme disponible pour illustrer la perfection est le O. Un premier O rassemble toutes les choses créées. Le second O, sans limites, est Dieu lui-même qui contient la totalité créée et plus, car Il existe hors et dans l’anneau du monde. Le ventre marial est le troisième O. La foi aide à comprendre que ce cercle de chair contient Dieu lui-même… Dieu, clame encore Padre Vieira, est en tout lieu et là où il n’y a pas lieu. Il occupe aussi bien l’infini sans contour que l’enclos du O. Et Lui qui est Éternité conçut d’y rester contenu neuf mois. Pour signifier sa présence hors et dans le cercle du temps créé. António Vieira sculpta son sermon avec le burin de la dialectique la plus aiguisée. Pour mieux les balayer, il souleva luimême les contradictions. Un exemple. Jésus dit à Jean l’Évangéliste, dans la première vision de l’Apocalypse Je suis l’Alfa et l’Oméga, le début A, et la fin O.
Cette révélation s’entend si le Christ parle à Jean en grec, mais pas en hébreu, leur langue commune. Pourquoi cette adaptation linguistique ? Parce que le mystère de l’Incarnation méritait une langue universelle qui puisse traduire la perfection O de l’achèvement. D’autant plus, et ça se complique, que l’alphabet grec contient à la fois un « o » mineur et un « O » majeur qui autorisent le passage de l’inachevé à la plénitude, de l’Homme au divin…
Golias Hebdo n° 748 semaine du 15 au 21 décembre 2022
À l’occasion du Festival du documentaire et du livre « Le Grand Bivouac » qui vient de se tenir à Albertville, on part à la découverte d’un chemin original, tracé par la photographe Viviane Lièvre et l’écrivain nomade français Jean-Yves Loude, invité du festival. Ensemble, les deux ethnologues sont partis du Puy-en-Velay jusqu’en Galice en passant par le Portugal, en quête de vierges enceintes, faisant du voyage une quête de vérité, de justice et d’égalité.
Pour sa 21ème édition qui vient de s’achever, le festival français d’Albertville a décidé de célébrer les « identités remarquables », mais aussi de « prendre le monde à témoin ». Témoin du monde et de ses coulisses, Jean-Yves Loude, en est un assurément, tant cet écrivain sillonne le monde -lusophone surtout- depuis plus de 30 ans pour le comprendre et surtout en témoigner à son retour.
Depuis de nombreuses années, on le suit à Si loin si proche, avec sa compagne Viviane Lièvre, à travers des récits qui nous emmènent sur les traces des mémoires silenciées des Afriques, des Açores à Lisbonne en passant par le continent africain, ou encore dans l’Hindou Kouch où ils ont tous les deux longuement séjourné en tant qu’ethnologues.
Pour son dernier récit « Le chemin des vierges enceintes », paru aux Éditions Chandeigne, Jean-Yves Loude s’est longuement plongé avec Viviane Lièvre dans les textes saints, dans le Nouveau Testament, ses évangiles canoniques mais aussi apocryphes, avant de se lancer physiquement en quête de représentations bien particulières de la Vierge Marie, le ventre rond, enceinte, allaitante ou parturiente. Des statuettes parfois disparues ou cachées car jugées « irregardables » par le Concile de Trente en 1563.
Leur voyage long de 14 stations, entre la France, le Portugal et l’Espagne, prend alors des allures de jeu de pistes, en quête de ces statuettes qu’il faut aller chercher dans les recoins de l’histoire, dans des églises, des musées ou des chapelles isolées. Chemin faisant, sur cette voie de Compostelle bien à eux, nos deux inspecteurs-voyageurs remontent aux sources du discours misogyne de l’Église et interrogent la faiblesse du rôle dévolu aux femmes, à commencer par Marie, une figure pourtant populaire qui a su traverser les âges et les interdits.
Pour écouter Jean-Yves Loude au micro de Céline Develay Mazurelle, veuillez cliquer ICI !
(Radio France International – Octobre 2022)
Sur la piste des vierges enceintes
A-t-on déjà vu des représentations de Marie enceinte de Jésus ? Des sculptures ont bel et bien existé au Moyen-Âge mais elles ont ensuite disparu : la Vierge devait être pure, donc moins humaine. C’est à ce sujet inédit que les Lyonnais Jean-Yves Loude et Viviane Lièvre se sont attaqués avec un road-trip, du Puy en Velay au Portugal sur le chemin des Vierges enceintes. Entretien. Par Maud Guillot.
Comment définiriez-vous votre parcours ?
Jean-Yves Loude : Nous sommes des ethnologues, Viviane Lièvre, ma compagne, et moi. Je suis écrivain, elle est photographe. Cela fait des années que nous parcourons le monde. Nous sommes connus notamment pour notre travail sur les Kalashs du Pakistan, une société structurée par le chamanisme, véritable laboratoire vivant de mythes, avec qui nous avons vécu plusieurs années.
Comment définiriez-vous le style de vos livres ?
Ce sont des sortes d’enquêtes littéraires, à la recherche de mémoires occultées derrière la façade de l’Histoire. Ces enquêtes peuvent nous prendre plusieurs années, nous amener à apprendre de nouvelles langues. Elles associent la recherche livresque et le terrain. C’est aussi une nouvelle façon de raconter le voyage car ces enquêtes sont l’occasion de découvertes culturelles, gastronomiques…
Pouvez-vous donner des exemples de livres sur ces mémoires occultées ?
Oui, plus d’un siècle avant Christophe Colomb, l’empereur du Mali, Abou Bakari II, a monté une expédition de deux mille barques pour découvrir les limites de l’Atlantique, expédition dont il ne ne reviendra jamais. C’est ce qu’on raconte dans Le Roi d’Afrique et la Reine on explique pourquoi cette ville portugaise comptait déjà 10 % de population noire au XVIe siècle, comment elle a été influencée par l’Afrique…
C’est fort de cette expérience que vous vous êtes intéressés à ce sujet des Vierges enceintes ?
Michel Chandeigne, éditeur spécialisé dans la Lusophonie nous a lancé ce défi. Il nous a demandé si nous avions déjà vu Marie enceinte. Nous avons pensé à la fresque de Piero della Francesca à Monterchi en Toscane. Cette madone est incroyable. Mais c’est tout. Dans l’iconographie chrétienne, c’est la Vierge à l’enfant qui est présente. Notre commanditaire nous a alors orientés vers le Portugal où quelques sculptures subsistent.
Mais pourquoi ce sujet qui semble anecdotique vous a-t-il autant passionné ?
Parce qu’il dit beaucoup du rapport de l’Église aux femmes, vision qui imprègne toute une société. On associe ces disparitions à la logique d’un discours d’exclusion élaboré par des hommes religieux aux dépens de la moitié de l’humanité. En fait, au Moyen Âge, entre le XIIIe et le XVIe siècle, il y a eu beaucoup de représentations de la Vierge enceinte, main posée sur son ventre rond. Elle faisait même l’objet d’un véritable culte.
Comment expliquez-vous ce culte ?
À l’époque, les femmes avaient peu de recours. La médecine ne pouvait pas soulager leurs douleurs et leurs angoisses. Il leur fallait une aide proche : la Vierge. On était alors dans le culte d’une femme présente, naturelle… humaine. Les artistes ont commencé à illustrer cette incarnation. Ça n’a posé de problèmes à personne. Les femmes déposaient des offrandes, des bougies et faisaient des prières devant ces statues qui devaient les aider à avoir des enfants puis les protéger pendant la grossesse et l’accouchement, synonymes de dangers de mort.
Pourquoi ce culte de la Vierge commence-t-il au Moyen Âge ?
Il est possible qu’il ait commencé avant. Le Concile de Tolède au VIIIe siècle a enregistré la fête de l’attente donc de l’Annonciation le 18 décembre. Mais on n’a pas de trace de la matérialisation de ce culte. Le culte de Marie est imposé par les ordres cisterciens, des hommes qui placent la mère de Jésus au centre de la dévotion. Marie, figure bienveillante est utilisée pour diffuser la parole de Jésus.
Alors comment expliquer ce retournement de tendance ?
Au XVIe siècle, la Réforme se moque du culte de Marie. Les Protestants voient dans la dévotion à Marie de l’idolâtrie. S’ils admettent que Marie est une croyante exemplaire et qu’elle a conçu Jésus de manière miraculeuse, ils ne croient pas en l’idée selon laquelle la Vierge est sans péché. L’Église va alors réagir avec le Concile de Trente, entre 1547 et 1563 en tenant compte de ces attaques. Les sculptures sont dissuadées voire interdites. On les détruit, on les brûle, on les enterre, on les emmure.
C’est donc sous la pression des Protestants que les vierges enceintes disparaissent ?
Pas seulement. Les autorités catholiques comment à penser que la gloire de la Mère éclipse le fils. Il existe d’ailleurs des pièces de théâtre données dans des villes où cette rivalité est mise en scène et moquée. Or, c’est bien Jésus le héros. Comme les femmes ont encore besoin de ce recours, on sculpte des Marie plus plates avec un bouclier doré sur le ventre sur lequel il est écrit JHS, Jésus Christ.
Cet interdit touche-t-il d’autres imageries de Marie ?
Oui, la Vierge allaitante aussi est suspectée d’impudeur. Ces images sont irregardables. Elle ne peut pas non plus être alitée car ça voudrait dire qu’elle vient d’accoucher. En fait, c’est l’avènement de l’Immaculée Conception : si ce corps a accueilli Dieu, il faut qu’il soit pur. Il ne peut pas vivre le statut des filles d’Ève. Marie doit échapper au statut de femme normale. Un personnage hors du commun a besoin d’une naissance merveilleuse.
Mais comment explique-t-on “techniquement” la naissance de Jésus ?
L’Église va reprendre la version de Brigitte de Suède, femme puissante et d’influence, très religieuse qui dit avoir eu une apparition au cours d’un pèlerinage en terre sainte. La Vierge lui apparaît dans son manteau d’accouchée. Marie lui parle et lui raconte qu’elle s’est agenouillée et que le bébé était là. Elle devient une déesse, la femme idéale, qui est Vierge. De même, Marie doit avoir été conçue sans souillure. Dans les textes canoniques, on ne sait pas qui sont ses parents. Dans un apocryphe postérieur de Jacques ou de Matthieu,
on apprend que ce sont Joachim et Anne, mais qu’ils ne l’ont pas eue pas par “voie naturelle”. Ils se sont embrassés et Anne était enceinte… C’est évidemment une construction du mythe a posteriori.
Combien de Vierges enceintes avez-vous retrouvées ?
Nous avons effectué 14 étapes, ou stations. Une sorte de pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle jalonné de ces rencontres. La première que nous avons trouvée est à Brioude en Haute-Loire où subsiste une Vierge parturiente du XVe siècle. Nous ignorions que dans les réserves était conservée une vierge enceinte de 50 cm, du XIVe siècle… Ça a été une belle surprise. Nous en avions trouvé une autre à Cucugnan. Avec beaucoup de difficultés. En bois, elle a été sauvée du bûcher in extremis.
Il n’y a que deux étapes en France. Comment l’expliquez-vous ?
Il n’y a jamais eu d’inventaire précis mais on pense qu’il y a eu plus de sculptures dans le Sud de la France sous influence de l’Ibérie et surtout en Espagne et au Portgual. On en compte une dans le Jura, à l’église de Chissey. Elle est spécifique avec une grossesse par transparence où on voit l’enfant Jésus. Mais notre objectif n’était pas de faire un simple inventaire. On voulait remonter le fil rouge de cet interdit.
Certaines d’entre elles se ressemblent…
Oui, car au XIVe siècle, il y a eu un maître, Mestre Pero, un Français, qui a beaucoup voyagé et diffusé son modèle. On voit la Vierge avec un côté effaré et la main en fourchette sur un gros ventre. Il a formé des disciples.
Comment ces statues ont-elles été sauvées de la destruction ?
Ce sont souvent les communautés qui les ont cachées. On en a trouvé une au Portugal, dans une chapelle privée qui avait été enterrée. Toute la population le regrettait. Finalement c’est grâce à la femme d’un notable local qu’elle est ressortie. Elles peuvent aussi ressurgir sur le marché de l’art… En tout cas, on ne sait jamais grande chose de leur histoire.
Mag2Lyon – Octobre 2022
Fin connaisseur de l´univers lusitanien, Jean-Yves Loude (avec la collaboration de Viviane Lièvre) nous livre avec Le chemin des vierges enceintes un magnifique récit sur le mystère des représentations de la vierge enceinte, des statues de Marie, la main posée sur son ventre proéminent, qui ont joui d´une ferveur populaire en France, en Espagne et au Portugal du XIIIème au XVIème siècle et qui ont, pour la plupart, disparu. Un voyage hallucinant.
Le chemin des vierges enceintes
L´écrivain et ethnologue Jean-Yves Loude ne cesse de nous étonner : sa curiosité, sa perspicacité, son sens de l´opportunité sont inépuisables. Après Un cargo pour les Açores publié en 2018, il nous mène maintenant, en fin connaisseur de l´univers lusitanien, vers le chemin des vierges enceintes. Son nouveau récit -qui a de belles photos de son épouse Viviane Lièvre-s´intitule justement Le chemin des vierges enceintes, publié aux éditions Chandeigne qui divulgue depuis des années on ne peut mieux les trésors de la littérature de langue portugaise. Le titre soulève des interrogations et suscite sans doute l´étonnement de nombre de lecteurs : vous avez écrit « vierges enceintes » ? Oui, vous avez bien lu. Du XIIIème au XVIème siècle, les sculptures de la Vierge enceinte, la main posée sur son ventre proéminent dans l´attente de Jésus, ont bel et bien existé et ont, pour la plupart, disparu. Elles ont joui d´une ferveur populaire en France, en Espagne et au Portugal, mais en 1563, sensibles aux critiques des Protestants, les membres du Concile de Trente ont exigé la mise à l´écart de ces images jugées « irregardables ».
Jean-Yves Loude et Viviane Lièvre marchent sur les traces de ces vierges, en guise d´enquête policière, et très vite ils associent ces disparitions à la logique d´un discours d´exclusion élaboré par des hommes religieux aux dépens de la moitié de l´humanité. L´enquête compte quatorze étapes. Elle s´amorce au Puy-en-Velay, France, et se termine à Saint-Jacques de Compostelle, dans la communauté autonome de Galice, en Espagne, mais la plupart de l´enquête se déroule au Portugal, en passant par des cathédrales, des couvents, des chapelles discrètes, des musées ou des villages retirés.
L´existence au Portugal, en Alentejo, de la voyelle majuscule : Ó
Dans l´un des chapitres consacrés à l´Alentejo, on apprend que les vierges enceintes encore existantes au Portugal sont toutes désignées par une voyelle majuscule : Ó. Aussi le nom de Nossa Senhora do Ó (Notre-Dame du Ó) est-il plutôt courant et il existe même le patronyme «do Ó». Jean-Yves Loude raconte que deux théories s´affrontent quant à l´origine de ce Ó : «Ó comme la rondeur parfaite, comme est «magnifique le ventre qui t´a porté», selon Luc XI. Ou Ó comme les sept chants du temps de l´Avent, entre le 17 et le 23 décembre, qui tous commencent par cette interjection sortant d´une bouche arrondie : les grandes antiennes, antifonas, ou prières du salut : Ó Emmanuel, notre Législateur et notre Roi, espérance et salut des nations : Viens nous sauver, Seigneur, notre Dieu. Le débat reste ouvert».
Promenade autour de la figure de l´écrivain José Régio
Au chapitre « De Portalegre à Lisbonne », on jouit d´une promenade autour de la figure de l´écrivain José Régio. Né en 1901 à Vila do Conde, près de Porto, José Régio était le pseudonyme littéraire du romancier, poète, dramaturge et essayiste José Maria dos Reis Pereira, professeur de Portugais et de Français au lycée national de Portalegre pendant trois décennies. Il était également dessinateur et collectionneur compulsif. C´est un peu à ce titre qu´il figure au récit puisque, à sa mort, en 1969, il a laissé 400 Christ en croix. La maison (une pension, en fait) où il habitait est entre-temps devenue un musée. Intrépide célibataire, il aimait Marie et les femmes. Madame Maria José Maçãs, conservatrice de la Casa-Museu José Régio, rappelle que l´écrivain était un homme double, sans cesse partagé entre foi et scepticisme. Il ne croyait pas en Dieu mais ne pouvait se passer de Lui, il lui a d´ailleurs consacré un livre de poèmes, De Dieu et du Diable, mais on ne peut pas manquer de citer non plus un autre ouvrage singulier dans l´œuvre de José Régio : Benilde ou a Virgem -Mãe, Benilde ou la Mère-Vierge, une pièce de théâtre portée à l´écran par le cinéaste Manoel de Oliveira en 1975. La pucelle Benilde, dont la grossesse fut annoncée par le médecin la veille de ses fiançailles, fut accusée de fausseté alors que, dans un état de transe mystique, elle répond qu´elle n´a connu que les bras d´un ange. L´histoire nous renvoie à la conception virginale de Marie dont la tolérance au niveau artistique a varié selon les convenances ou les intérêts de l´Église à chaque époque et selon les siècles.
L´histoire des travaux de Mestre Pero
Néanmoins, l´une des histoires les plus extraordinaires est celle concernant les travaux de Mestre Pero, un artisan du XIVème siècle -dont le parcours fut reconstitué par nombre de spécialistes- épris de la figure de la Vierge Marie enceinte. Or, ses travaux présentent une troublante similitude de style avec ceux d´un certain Magister Petrus de Bono Oculo qui en 1315 s´est occupé d´une commande pour le portail d´une église de Morella dans la province de Valencia en Espagne. Si l´on a affaire au même auteur, alors il s´agirait de Petrus de Bonnellis, galicus operarios, ou de Maître Pierre de Bon Œil ou de Bonneuil, son lieu de naissance, c´est-à-dire Bonneuil-sur-Marne, en région parisienne. Quoi qu´il en soit, nous sommes toujours dans le domaine des possibilités, sans aucune certitude.
Dans ce récit qui vous tient en haleine du début jusqu´à la fin, vous trouverez des histoires cocasses et des renseignements qui vous surprendront : des gâteaux et des pierres phalliques, des vierges noires, « A Campa do Preto » (« La tombe du Nègre » ou le tombeau de l´esclave inconnu), des recettes gastronomiques, de beaux paysages, ou les études de l´ethnologue portugais Moisés Espírito Santo.
Jean-Yves Loude nous enchante avec son immense talent de conteur tant et si bien qu´on regrette que ce récit se soit achevé à la page 407. On en aurait volontiers lu quatre cents autres pages. Inutile de vous dire que l´on attend déjà impatiemment le prochain livre de l´auteur.
Fernando Couto e Santos – Le petit journal.com – Décembre 2022
Il y a (cependant) un récit qui se distingue radicalement des autres, parce qu’il est quête patrimoniale: Le chemin des vierges enceintes (Ed. Chandeigne) Deux ethnologues, Jean-Yves Loude et Viviane Lièvre, parcourent les chemins de Saint-Jacques pour trouver des représentations de la Vierge enceinte: peu d’entre elles subsistent, car elles ont été mises à l’écart comme les Vierges alitées ou allaitantes. Ce voyage, qui se déroule entre Le Puy-en-Velay et Saint-Jacques-de-Compostelle puis le long du chemin portugais, entraîne le lecteur dans un bien curieuse enquête.
Gaële de la Brosse – Le pèlerin – Décembre 2022