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François Busnel présente l’anthologie La poésie du Portugal dans son émission La Grande Librairie sur France 5 (diffusée le 23 mars 2022).
Vous trouverez un court extrait sur cette page. Vous pouvez visionner le reste en cliquant ici, sa présentation arrive à la cinquante-huitième minute.
« La Poésie du Portugal » : une épopée de héros et de monstres
Cette anthologie de poètes portugais, unique en son genre, parcourt toute une histoire de ferveur, de mélancolie et d’humour, avec Max de Carvalho pour guide. Mathias Énard l’y a suivi pour « Le Monde des livres ».
Le voyageur qui découvre l’île d’Ormuz, rocher perdu au beau milieu du golfe Persique, et qu’un hors-bord au moteur disproportionné dépose sur la plage depuis le port iranien de Bandar-Abbas, distant de quelques milles et au moins autant de haut-le-cœur, ne s’attend pas à être aussi facilement transporté hors d’Iran – le Golfe est une nappe de mercure, grasse et lourde, qui aveugle le soleil ; Ormuz, un rocher rouge, brûlant et sec, peuplé de chèvres amicales et de gardiens de la révolution dont les uniformes donnent sa seule note verte au paysage. Pourtant, sur la pointe, pas très loin du débarcadère, occupant l’aiguillon nord de cette île plutôt ronde, se trouve une antique forteresse, aux trois quarts ruinée ; les murs épais de moellons rouges sont gardés en vain par des canons sans affût, en métal rouillé, gisant sur le sable ainsi que des géants démembrés. Il est difficile d’imaginer qu’ils furent mis en batterie par Alfonso de Albuquerque lui-même au début du XVIe siècle, lorsque le navigateur portugais s’établit sur cette île sans eau, après l’avoir négociée au pouvoir omanais : quel séjour que ce caillou désertique, pour ces soldats si loin de Lisbonne, surveillant d’ici leur commerce ! On se prend à rêver, sous les arcades abandonnées, que le grand poète Luis de Camoes (vers 1525-1580), les yeux dans les étoiles, ait ajouté un chapitre perse aux Lusiades…
Afonso Lopes Vieira (1878-1946) se lamente ainsi dans ses Nostalgies tragico-maritimes : « Elle pleure au rythme de mon sang, la mer/ Allongé sur la plage/ Rêvant, j’écoute au fond de moi/ Un rêve qui se souvient/ Et qui pleure quelqu’un. » Le voyage, la mer, le songe du voyage et des lointains, comme les ruines rêveuses de comptoirs oubliés et la présence en creux de l’empire, sont un des éléments les plus fascinants de la poésie portugaise, telle qu’elle nous apparaît dans l’anthologie La Poésie du Portugal des origines au XXe siècle, éditée et traduite par Max de Carvalho. Il est des livres qui rayonnent comme des reliques dans une châsse d’or ; des ouvrages qui exhalent, avant même qu’on les entrouvre, le parfum des plaisirs qu’ils recèlent. On parcourt ce recueil en songeant aux Indes, au cap des Tempêtes, à Lisbonne, à Coimbra, à Porto, en découvrant, au fil de cette immense fresque, près de 300 poètes ayant vécu entre le XIIe et le XXe siècle : huit cents ans d’histoire poétique portugaise. Une épopée de héros et de monstres, tel Ulysse, fondateur de Lisbonne, ou le géant Adamastor, gardien du cap des Tempêtes.
Traductions douces à l’œil et à l’oreille
Chronologique, ce gigantesque recueil bilingue s’ouvre au XIIe siècle avec la naissance de la poésie lyrique en langue « vulgaire » de la péninsule Ibérique, les fameuses « chansons d’amis » des troubadours portugais et espagnols, proches, par les thèmes et les moyens de les mettre en œuvre, de leurs confrères d’outre-Pyrénées. Le premier temps de cette danse est donc d’abord commun à toute la péninsule et partagé par la suite entre la Castille et, à partir d’Alphonse Ier, Afonso Henriques le Conquérant (1109-1185), le royaume du Portugal naissant.
On ne s’étonnera donc pas d’y lire quelques pièces du roi poète et musicien Alphonse X le Sage (1221-1284), quoique roi de Castille et Léon, puisque la langue poétique, ce « galaïco-portugais » des origines, est identique : « Rose de belle apparence, rose de grande beauté/ Fleur qui fait notre joie et qui fait nos délices/ Notre dame de merci emplie de compassion/ Souveraine qui enlève les peines et les douleurs. » On pourrait appliquer ces qualités mariales à toute cette anthologie, tant les traductions de Max de Carvalho sont subtiles, légères, rythmées, douces à l’œil et à l’oreille, et inventives à plaisir – le lecteur découvrira quelques réjouissantes grivoiseries renaissantes ou baroques, chefs-d’œuvre d’humour salace, que la pudeur m’empêche de citer ici.
Les XIXe et XXe siècles occupent près des quatre cinquièmes du recueil – 1 300 pages à eux deux, et on comprend pourquoi : quelle forêt de poétesses et de poètes ! Le romantisme chante d’abord la passion du pays natal avant d’en « réviser » la gloire, ainsi Camilo Castelo Branco (1826-1890), qui voit dans la catastrophe de la bataille d’Alcacer-Quibir et la mort du roi Sébastien, le 4 août 1578, la vengeance de l’Inde : « Inde ma douce esclave attends un petit peu…/ Un roi fou part en guerre et fond sur le Maroc./ C’est Alcacer-Quibir ! Ah te voilà vengée ! »
La diversité portugaise
Les drames et passions portugais sont un des grands thèmes qui traverse l’anthologie, et débouche très vite sur cette interrogation plus profonde : quel est le sens du destin portugais ? Quelle est cette mélancolie qui se dégage de ces poèmes, dès la fin du XIXe siècle ? En avançant pendant près de mille pages dans les forêts de mâts du XXe siècle, Max de Carvalho précise les contours de la diversité portugaise, et retrace, par leurs vers, les destins d’autrices et d’auteurs qui tous partagent cette passion du texte. Autant de points d’une nébuleuse imaginaire – tous deviennent étoile de cette galaxie si bien cartographiée par Max de Carvalho.
Comme l’écrit José de Almada Negreiros (1893-1970) dans son Ode à Fernando Pessoa : « Tu fus seulement ton rêve d’être la voix du Portugal/Ton rêve de toi-même/Ton rêve des Portugais/Rêvé seulement par toi. » Incontournable Fernando Pessoa (1888-1935), la moustache et les lunettes de Lisbonne ! Fernando Pessoa dont les hétéronymes, autant de passagers clandestins au fond d’une malle perdue, sont devenus aussi célèbres que celui qui les rêva tous : Alvaro de Campos, Ricardo Reis ou l’intranquille Bernardo Soares. Et c’est ce rêve portugais, rêve infini d’un Portugal toujours réinventé, qui brille en facettes dans tous ces textes, comme l’impossible reflet du visage du buveur sur la surface sombre de son verre de vin. C’est peut-être le vin qui importe, en fin de compte, pas le reflet, s’il faut en croire l’abbé de Jazente, de son nom complet Paulino Antonio Cabral (1719-1789) : « Abandonne l’amour et laisse là les muses/ Pour ne coller tes lèvres qu’aux coupes du grand Bacchus,/ Car lui seul sait réjouir le cœur des malheureux :/ Estime l’homme réservé, fais l’éloge du sage ;/ Aime surtout la vertu et montre-toi prudent ;/ Prise un peu de tabac et parle à ta cousine. »
Mathias Énard – Le Monde des Livres – Novembre 2021
Max de Carvalho : « De siècle en siècle, les voix des poètes portugais s’appellent, se répondent
L’écrivain, et poète lui-même, évoque la poésie portugaise et les années passées à la côtoyer pour bâtir l’anthologie « La Poésie du Portugal », qu’il a dirigée.
Deux mille deux cents pages à l’origine (il en reste tout de même près de 1 900), plus de 1 100 poèmes (dont il a traduit lui-même plus des trois quarts), une entreprise solitaire et de longue haleine (presque quatre ans au total) : Max de Carvalho résume l’aventure qu’a constituée pour lui La Poésie du Portugal des origines au XXe siècle comme une « folie douce ». Pour cet écrivain et traducteur, né au Brésil en 1961, cette épopée éditoriale a longtemps ressemblé à « une longue traversée » au cours de laquelle il n’a, dit-il, « pas vu la terre ». Pour « Le Monde des livres », il revient sur la genèse de cet ouvrage, la façon dont il l’a pensé, organisé et construit.
Après votre monumental « Poésie du Brésil » [Chandeigne, 2012], vous publiez aujourd’hui un panorama, plus volumineux encore, de la poésie du Portugal. Quelle en a été la ligne directrice ?
Avant tout, un souci d’unité. Loin d’être une compilation, une anthologie doit former une construction à part entière. Mes choix ont été dictés par les correspondances qui allaient pouvoir s’établir entre les poèmes que je choisissais. En l’occurrence, mon fil rouge est ce que j’ai appelé « la matière de Portugal » – « matière » au sens d’un ensemble de thèmes hérités d’une tradition littéraire, comme on parle, par exemple, de « matière de Bretagne » pour désigner les romans arthuriens.
Il y a dans l’imaginaire portugais, c’est assez singulier, un certain nombre de thèmes, de hantises, à la fois historiques, mythologiques, poétiques, qui apparaissent selon une récurrence obsessionnelle. Le roi Sebastien [qui régna de 1557 à 1578], qui doit revenir, par un matin de brume, restaurer la grandeur du Portugal et proclamer le « Cinquième Empire » prophétisé dans les Saintes Ecritures ; Inès de Castro [env. 1325-1355], qui inspira à Montherlant La Reine morte ; la saudade (cette sorte de délectation morose, de plaisir doux-amer à jouir de sa souffrance) ; le thème du Minotaure dans le labyrinthe (Jorge Luis Borges insistait sur ses lointaines origines portugaises !) et bien d’autres… : tout cela revient et forme la trame de l’ensemble. De sorte que ce livre est comme une chambre d’écho. De siècle en siècle – même si chaque période a son histoire, son esthétique ou sa sensibilité propres –, les voix s’appellent, se répondent.
Des voix qui, écrivez-vous dans la préface, remontent à des « époques inouïes ». A quelles origines rattachez-vous ces huit siècles de poésie portugaise ?
Avant même l’importation de la canso, la chanson d’amour des poètes provençaux, les Portugais avaient déjà inventé leur mode d’expression propre, « la chanson d’ami ». Pour certains, elle découle des traditions liturgiques médiévales, pour d’autres, de l’influence de la poésie arabe du temps d’Al-Andalus et de la domination mauresque. Toujours est-il que, dans cette « chanson d’ami », le poète prête ses mots à une femme pour dire les travaux et les jours, les fêtes, les saisons, les rites, les amours… Cette veine primitive, qui dérive sans doute d’antiques floralies, a surgi vers le XIIe siècle. Elle est écrite en galaïco-portugais, une langue commune aux troubadours et aux jongleurs du nord du Portugal et de l’actuelle Galice espagnole. Une langue dont on a invoqué la « mélodieuse douceur ».
Votre livre se clôt avec Nuno Judice, né en 1949. Soit au moment où commence « l’âge d’or » de la poésie portugaise, sur lequel a longtemps plané l’ombre du grand Fernando Pessoa [1888-1935]…
Oui. Notons que cet âge d’or fleurit après-guerre, à partir du surréalisme portugais, à la fin des années 1940, plus de dix ans après la disparition de Pessoa – mort totalement inconnu du grand public en 1935 –, en plein salazarisme [la dictature instaurée par Antonio Salazar qui dura jusqu’à la « révolution des œillets », en 1974]. Une grande variété de voix s’affirment ensuite dans les années 1950 : Eugenio de Andrade, Sophia de Mello Breyner, Herberto Helder, Antonio Ramos Rosa, tant d’autres… La grande ombre de Pessoa plane sur cette prodigieuse floraison, irriguant les imaginaires, mais sans les écraser. C’est cela aussi que j’ai voulu montrer : Pessoane doit pas être l’arbre qui cache une forêt dense et riche d’essences très diverses. J’ai également eu le souci d’exhumer de nombreuses voix oubliées parce que secrètes, difficiles ou simplement hors « chapelles » littéraires.
Avez-vous fait des découvertes ?
Ah oui ! Et je pense que les lecteurs portugais eux-mêmes ne vont pas manquer d’en faire. Rien qu’au XXe siècle, des auteurs comme Antonio Gancho, Sebastiao Alba, Dalila Lelo, Grabato Dias, pour ne citer que les premiers qui me viennent, ou encore, bien connue au Portugal mais si peu en France, Luiza Neto Jorge, méritent absolument d’être lus. Sans parler des lusophones d’Afrique. Avec Rui Knopfli ou Gloria de Sant’Anna au Mozambique. Ou au Cap-Vert avec Jorge Barbosa, Osvaldo Alcantara, Ovidio Martins… Les Capverdiens sont intéressants parce qu’ils se sont rattachés, dans les années 1930, à une sensibilité plutôt brésilienne. Ils ne se considèrent pas vraiment africains. C’est pourquoi la poésie de ce petit archipel, perdu entre Portugal et Brésil, établit un trait d’union parfait entre l’Europe et l’Amérique.
Cette « somme anthologique », comme disait Herberto Helder, vient-elle combler une lacune ?
Oui. D’autant plus criante que, paradoxalement, depuis quarante ans, peu de traditions poétiques peuvent se féliciter d’avoir vu paraître en France tant de traductions en volumes. Mais il n’y avait jamais eu de panorama d’ensemble bilingue. Des collections prestigieuses comme celle de « La Pléiade » avaient donné à lire d’autres trésors de la poésie romane – ceux d’Espagne ou d’Italie. Ne manquait que le Portugal, où l’art poétique est, depuis toujours, le fleuron de la littérature. Du reste, à travers des formes populaires vivaces, telles que le fado, ce cante jondo ou « chant profond » lusitanien, son atmosphère est très présente au quotidien. Comme si, souterrainement, la poésie irriguait l’âme des Portugais.
Entretien mené par Florence Noiville – Le Monde des Livres – Novembre 2021
Trésors de la poésie du Portugal
« Le portugais est le latin / des voyageurs qui ont tout perdu », écrit le poète Emmanuel Godo. On croyait l’histoire bien connue, celle des trésors engloutis se mêlant, voire se superposant à celle des trésors oubliés ; celle d’une poésie qui, bien qu’européenne, figurait encore un véritable « monde du silence » inconnu et infréquenté. Comme celle qui s’efforçait, il y a presque dix ans de cela, de nous redonner une certaine matière de ou du Brésil (La poésie du Brésil. Anthologie du XVIe au XXe siècle, Chandeigne, 2012), lancée comme une caravelle sur la vaste mer des publications par Max de Carvalho, la grande entreprise proposée par ce volume consiste à nous fournir, sur près de deux mille pages bilingues de poésie du Portugal, les archives brûlantes et odoriférantes d’un lyrisme lusitanien aux mille nuances et aux mille irisations : les outils multiples d’une résurrection aussi nécessaire qu’urgente, en ces temps de grand naufrage.
C’est peu dire que le mythe ô combien portugais du roi Sébastien (O Encoberto, le Roi caché), perdu, évanoui à jamais dans les brumes marocaines d’Alcácer-Quibir un jour d’août 1578, devient lui-même de plus en plus emblématique, avec le temps, de toute la poésie du Portugal elle-même, spectrale, errante, répandant ses chants d’oubli comme autant de fleurs du désastre abritées ici dans un bloc bleu excellemment taillé dans l’outremer (ou le roi), sur la face duquel, au moment même où il s’apprête à ouvrir et à voir les trésors du précieux coffret, le lecteur se découvre étrangement doublé ou accordé dans ses désirs par ceux d’un couple à la croisée, le fixant ou l’invitant de façon tout ambiguë à le rejoindre (ou à le libérer – vertige des contraires), dans le palais éclairé des chats bleus.
Tout porte à croire que, des premiers troubadours des « chansons d’ami » en passant par les poètes réunis dans le Chansonnier Général de Garcia de Resende (1516) ou les poétesses magistrales de l’âge baroque (Soror Violante do Céu, Soror Maria do Céu) ou symboliste (Florbela Espanca) jusqu’aux premières expérimentations modernes d’un António Nobre ou d’un Cesário Verde elles-mêmes confondues avec les fulgurances ultérieures d’un António Gancho ou d’une Ana Hatherly, a couru comme un pressentiment tout à la fois d’une singularité lusitanienne et d’une saudade (poignante nostalgie mi-douce mi-amère) infinie qui la contient en même temps qu’elle l’expulse. Dans aucune autre poésie européenne, le désir du rivage, du port ne fut autant celui de son contraire, celui du grand large, de la « Sombre-Mère » et d’une mort aussi naufragée que libératrice, aussi effondrée dans sa couleur noir-désespoir qu’un empire ruminant ses Indes et ses Afriques, aussi bleuie et violacée qu’un Yorick parlant un portugais empli de sarcasmes, noyé irrémédiable avec dans l’œil la brûlure mouillée des vaincus d’avance.
Ce fut d’ailleurs tout l’intenable paradoxe de la poésie lusitanienne tout au long de son histoire : écrire une poésie de la Conquête (maritime, principalement) tout en sachant pertinemment que les sujets de sa Majesté, la très grande majorité de ceux qui ne partaient pas, n’y croyaient qu’à demi, bien plus amoureux de leurs rêves sans victimes (sinon eux-mêmes) que de la mise sous coupe réglée de pays lointains où les « Iles d’amour » chantées et célébrées par Camões n’ont nul besoin d’être exotiques, puisque, de l’Algarve au Minho, des criques et des raparigas en fleurs attendaient et attendent encore bienveillamment leur voyageur. Le fameux Cinquième Empire, le sage vieillard du Restelo, le géant Adamastor, les sonnets de l’Inde, des voiles ferlées et de l’ultime fatigue, s’ils ont nourri la mémoire de ce peuple jusqu’au cinéma centenaire d’un Manoel de Oliveira, ne constituent, au fond, que le contenu manifeste d’un songe dont on ne s’éveille jamais et qui a nom tantôt Désir, tantôt Désespoir.
Du roi Denis ou Dinis jusqu’à Al Berto, de Filipa de Almada jusqu’à Sophia de Mello Breyner Andresen, toute la lyrique portugaise a connu l’humble ressac du désir océanique revenu murmurer sa chanson entre les parois d’une chambre… de bonne ou de princesse. Nous nous trouvons là en face d’une poésie dont les plus sanglants crépuscules ne sont que presque incidemment ceux de la guerre, et bien plutôt ceux de cette aube cendre et garance où les amants tantôt s’étreignent, tantôt s’éloignent, une dernière fois. La matière de Portugal, pour reprendre cette expression au principal traducteur et préfacier de ce magnifique ouvrage, est un adieu ininterrompu, une despedida sans fin. Toutes et tous, que ce soit la brûlante Inès de Castro ou « l’universel » Pessoa, y éprouvent sans cesse qu’un premier regard s’ourle toujours déjà de la tristesse d’un dernier, que les portraits au miroir ne donnent jamais que sur l’infini et non sur quelque impossible « identité », que les animaux domestiques, chiens ou chats, y sont bien plus extraordinaires par leur ambiguïté même que n’importe quel vice-roi de Goa. Et si l’on a raison de voir dans les Lusiades l’athanor tout alchimique (et de contrebande) où tente de se fondre l’or maudit des conquêtes, on ne devrait pas oublier non plus que le poète-soldat écrivait, nous dit la légende, à la lueur des yeux de ses chats ! Il nous apparaît que toute la poésie du Portugal doit plus à ses pauvres, à ses mendiants, à ses varinas (marchandes de poisson), à ses fadistes du long des quais, à ses religieuses hallucinées, à ses Lisboètes au cœur transi et à ses alente-jeannes à l’âme si simple et si nue, qu’à tous ces échevins boursicoteurs, ces gandins collet monté, ces imitations frelatées des modes françaises ou espagnoles, ces tyrans-sur-mappemonde qui croient avoir conquis/compris l’Angola ou le Cap-Vert quand ils y ont posé leurs lourds doigts bagués.
Un tel voyage aux confins d’une mémoire tremblante et d’une lyre aux accords si onctueusement mélancoliques nous serait interdit si Max de Carvalho et les nombreux traducteurs et traductrices qui l’accompagnent (Anne-Marie Quint, Michel Chandeigne, Patrick Quillier…), par leur splendide rendu, ne nous avaient ouvert, une nouvelle fois, après le Brésil (cette Pasargades imaginaire d’outre-Atlantique, fille du poète anthologiste Manuel Bandeira, contrée rêveuse et rêvante qui échange souvent ses poètes, ses figures et ses tropes, avec sa cousine linguistique, certainement plus funèbre), les portes et les chemins du Portugal.
Il faut lire ce livre comme on s’apprête à un bal fantastique, à une nuit sans sommeil, à un amour qui ne connaît ni bornes ni raison. Et si, d’échos en échos, de paysages en paysages, un monde englouti, enfin, se dessine, nappé de brouillard, un peu sombre et très gris, il ne faudrait pas apposer trop vite sur sa beauté vertigineuse une unité dérisoirement rétrospective. Nous aimons aussi que de ce grand concert d’Extrême-Europe, de cette anthologie symphonique tissée de thèmes obsédants et de rythmes si nocturnement reconnaissables, s’échappent fort heureusement des voix, sublimes irréductibles (Herberto Helder !), des silences irréfragables (tant délibérés que causés, hélas, par la démence), des mélodies clandestines (Eugénio de Andrade ou Ruy Belo dont nous retrouvons avec plaisir quelques élégies inoubliables), des couacs majeurs autant que joyeusement inattendus (Gil Vicente semble donner la main par-delà les siècles à Jorge Sena ou à Fernando Assis Pacheco, par leur extrême irrévérence), pour ne rien dire des savantes mélopées mi-tendres, mi-sarcastiques d’un Vasco Graça Moura ou des orchestrations chaque fois uniques qui ponctuent tout cet ouvrage inestimable. Il faut mesurer l’ampleur inouïe du travail d’exhumation accompli ici, puisqu’un cortège immense de poètes non traduits en français figure dans ce navire amiral, sans compter les notices essentielles situées à la fin du volume, qui aiguillent le propos – vrai portulan d’érudition.
À partir de là, il ne reste plus au lecteur Sindbad qu’à se laisser porter par le courant ou la vague ; point n’est besoin d’escadre triomphante, un livre bilingue tel que celui-là promet autant qu’il tient, présage autant qu’il aiguillonne, nous embarque, en somme, pour le cœur des peuples mêlés du Portugal, si jumeau du nôtre, et, croisant au large d’une Europe aujourd’hui sidérée, maritime-tragique, nous étreint par sa lucidité inconsolable et sa saudade moitié testamentaire, moitié enfantine.
Louis Pailloux – En attendant Nadeau – Février 2022
Mathias Enard s’entretient avec le poète et traducteur Max de Carvalho alors que paraît son anthologie de La poésie du Portugal. À écouter à partir de la trentième minutes !
Pour écouter le podcast, veuillez cliquer ici !
Fernando Pessoa s’est échappé du Martinho. Il a laissé son double de bronze devant le café lisboète et le voilà à bord d’une automobile. Dans cette volumineuse anthologie bilingue consacrée à la poésie portugaise, l’auteur aux multiples hétéronymes ne colonise pas plus d’espace qu’un autre, mais sa présence déborde, tant d’autres écrivains lui sont liés. Pour l’heure c’est la nuit. «AU VOLANT DE LA CHEVROLET, sur la route de Sintra, /Sous la lune comme en rêve sur la route déserte, /Tout seul je conduis, je conduis lentement presque et il me semble /Un peu, à moins que je ne me force un peu pour qu’il me semble, que je roule sur une autre route, dans un autre rêve, un autre monde, /Que je roule sans avoir laissé derrière moi Lisbonne ni qu’il faille me rendre à Sintra, /Que je roule, et qu’est-ce d’autre que rouler sinon ne pas s’arrêter de rouler ? […]»
1 100 poèmes, plus de 280 auteurs : avec la Poésie au Portugal. Des origines au XXe siècle, le panorama est vaste. Il commence par les troubadours galaïco-portugais. Comme le dit dans la préface Max de Carvalho, qui a édité l’ouvrage et traduit tous les poèmes, se dessine déjà une «matière de Portugal». Terme employé pour «mettre en évidence un substrat dont l’obsédant ostinato ne peut manquer de frapper le lecteur […], et dont les thèmes nourrissent encore à divers égards la sensibilité d’un peuple.» Parmi ceux-ci : les mers, témoins de la splendeur perdue du Portugal, l’odyssée secrète d’Ulysse qui aurait fondé Lisbonne, l’obsession des labyrinthes qui trouve sa source dans le mythe du Minotaure.
Futurisme lusitanien
«L’Art des troubadours» présente aussi d’autres traits. C’est la grande époque de l’amour courtois mais pas seulement. Alfonso Anes do Cotom (XIIIe siècle) : «[…] à peine fermes-tu l’œil, / mon vit te bourre le con, / mes couilles t’emplissent à ras / le cul comme pas deux. / Et malgré ça, malgré tout ça / tu n’éclates pas ô Marinou ! ?» Filons alors vers les XIXe et XXe siècles qui occupent les trois quarts de l’ouvrage. Avec une place de choix pour «la Modernité». S’y retrouvent Pessoa et Mario de Sá-Carneiro, la «déflagration» de la revue Orpheu en 1915. Futurisme lusitanien, surréalisme tardif, poésie expérimentale (PoEx) des années 60 et 70, influence de la Beat Generation : le Portugal ne fait pas exception aux grands mouvements de la poésie en Occident.
La montée en force des femmes est perceptible, bien qu’au XVIIe siècle on compte déjà des poétesses, souvent nonnes. Des auteurs, tels Eugénio de Andrade (1923-2005) sont tentés par l’épure, la veine du haïku. A la fin, les notices sur les auteurs, sous le titre «Portraits présumés», font apparaître aussi un roi, quelques fous, des suicidés. La «saudade», baigne bien des textes. Augusto Gil («Ballade de la neige») : «On frappe très doucement, comme si on m’appelait / Est-ce la pluie ? / Est-ce quelqu’un ? / Ce n’est personne, assurément, et la pluie ne frappe pas comme ça. / C’est peut-être le vent : mais un instant plus tôt, si bref, pas une aiguille ne remuait dans la mélancolie muette des pins sur le chemin […]»
Frédérique Fanchette – Libération – Décembre 2021
Langueurs et joies de la saudade
Une belle et imposante anthologie de la poésie du Portugal permet de plonger dans l’âme d’un peuple ayant hissé, par ses vers, un sentiment particulier au rang d’art de vivre.
C’est un mot intraduisible, mélange de joie et de mélancolie, « délectation morose » prenant vie à travers les soubresauts des corps de ceux qui le prononcent, le chantent, le dansent. Ce mot, saudade, typiquement portugais, ne vibre et ne touche jamais mieux que lorsqu’il trouve asile au centre d’un poème.
Les éditions Chandeigne, créées en 1992 et spécialisées dans les littératures du monde lusophone, proposent une magnifique anthologie pour en saisir l’essence et couvrir l’art poétique du Portugal, près de dix ans après avoir exploré de la même manière, et avec le même traducteur, celui du Brésil. La présence, ici, de quelques poètes du Cap-Vert, tels João Vário, tisse le lien entre ces deux archipels de papier. Le vaste panorama rassemble 280 auteurs et 1 100 poèmes en version bilingue, allant des cancioneiros récitées par les troubadours du XIIe siècle aux proses poétiques de la génération des poètes de l’immédiate après Seconde Guerre mondiale.
Un voyage au coeur d’une langue attachée à sa terre, à ses vents et à ses tremblements, de Lisbonne « capitale de la nostalgie» à Portalegre, de Porto à Faro, cette « matière de Portugal » explore les thématiques et les figures récurrentes qui incarnent cette saudade : moires fantastiques, vaisseaux fantômes, chiens errants, ou varinas, marchandes de poissons d’hier. Un univers fantasmagorique servant à imaginer un nouvel Empire. « Le Portugal futur est un pays/où le pur oiseau est permis », écrit ainsi Ruy Belo (1933-1978).
Afin de distinguer les mouvements de ce chant ininterrompu que l’ostinato, répétition des mêmes motifs, structure, Max de Carvalho a choisi une organisation chronologique, présentant pour chaque poète une suite de 2 à 10 textes dans leur version intégrale (excluant, de fait, les pièces trop longues). Les voix tutélaires que sont Gil Vicente, Luís Vaz de Camões, Fernando Pessoa ou António Nobre se mêlent avec celles, moins entendues, d’autres membres de ce grand choeur. Une fois retracées les périodes fondatrices, jusqu’au symbolisme, les deux tiers de l’anthologie concernent les poètes du XXe siècle et l’explosion d’une modernité donnant naissance à d’impressionnants cante alentajano, du nom de ces polyphonies typiques du sud du pays.
Au « Je suis un gardeur de troupeaux/ Le troupeau, ce sont mes pensées/Et mes pensées sont toutes sensations » de Pessoa répond, par exemple, le « Ne pouvant m’adresser à la terre entière/je dirai un secret à l’oreille d’un seul » de la poétesse Luiza Neto Jorge (1939- 1989). Le lyrisme y prend toute sa place, souvent teinté de cette mélancolie qui ne cesse de se reformuler. « Ce sont les mots croisés de mes rêves/Des mots enfouis dans la prison de ma vie/Et cela toutes les nuits du monde une seule et longue nuit/Dans une chambre solitaire », exalte ainsi António Ramos Rosa (1924-2013).
Une longue traversée, rendue particulièrement agréable et stimulante par le soin apporté à la mise en page et la présence d’une centaine de pages de « Portraits présumés ». Résumés très vivants du parcours de chaque auteur, ils soulignent la singularité et les imbrications de leurs parcours créatifs. Une histoire condensée et incarnée de cette poésie qui, lorsque Manuel Laranjeira (1877-1912) se demande : « Mais si tout est faillite,/ Et la vie une farce,/ À quoi bon espérer,/Et pourquoi être triste ? », perce d’un vers les ombres avec leurs propres armes.
Stéphane Bataillon – La Croix – Novembre 2021
Il existe une anthologie de la poésie espagnole à la Pléiade, mais non de la poésie portugaise, l’une des plus riches du Vieux Continent. Les éditions Chandeigne et le poète Max de Carvalho ont réalisé ce tour de force, rassemblant, dans cette édition bilingue, 1 100 poèmes et 280 auteurs du Moyen Âge au XXe siècle, traduits par une dizaine de remarquables « passeurs ». De quoi offrir huit siècles de poésie dont les thèmes liés aux grandes découvertes et à l’éclat perdu d’autrefois nourrissent encore à divers égards la sensibilité de tout un peuple. Cet ouvrage magistral rappelle qu’il existe une exception portugaise. Les poètes contemporains y ont une audience qui n’est pas confidentielle, la poésie constitue, depuis la formation de la langue portugaise, l’essence de l’esprit d’une nation qui n’a pas renoncé au mythe du « cinquième empire », lui attribuant un rôle quasi mystique de pont entre l’Atlantique et la Méditerranée. Cette somme nous rappelle la grandeur de ce pays qui évolue dans une sorte de futur antérieur.
Tigrane Yégavian – Le Monde diplomatique – Juillet 2022
Max de Carvalho, poète, traducteur ayant dirigé l’édition de l’anthologie La poésie du Portugal, des origines au XXe siècle et Anne Lima, l’éditrice, au micro de Miguel Martins sur RFI — Rédaction portugaise — 27 octobre 2021
Max de Carvalho, poète, traducteur ayant dirigé l’édition de l’anthologie La poésie du Portugal, des origines au XXe siècle au micro de Elcio Ramalho sur RFI — Rédaction brésilienne — 28 octobre 2021
Max de Carvalho, poète, traducteur ayant dirigée l’édition de l’anthologie La poésie du Portugal, des origines au XXe siècle au micro d’Ana Roseira sur Radio Aligre dans l’émission Lusitania — 13 novembre 2021
À écouter ci-dessous :