Au moment où, avec l’arrivée au pouvoir d’un président d’extrême droite nostalgique de la dictature militaire, le Brésil s’apprête à écrire une nouvelle page de sa tumultueuse histoire, il est particulièrement éclairant de se plonger dans la stimulante synthèse qu’offre ici l’historienne Armelle Enders. On découvre, au fil des pages, toute la complexité d’un pays dont les profondes disparités raciales et sociales – qui expliquent sans doute en bonne partie le résultat de la dernière présidentielle – ne datent pas d’hier, loin de là …

Partant des origines du peuplement du futur territoire brésilien, 12 000 ans avant notre ère, l’auteur revient d’abord sur le “Brésil avant le Brésil” dans un chapitre passionnant qui recouvre la préhistoire, l’époque coloniale et le cheminement vers ce qu’elle qualifie d’”indépendance singulière”. Contrairement à une vision largement répandue au Brésil, cette indépendance, acquise en 1822, relève moins d‘un irrésistible mouvement nationale que de la volonté des Portugais de se débarrasser de cette encombrante colonie qui, au début du XIXe siècle, était devenue le pôle d’attraction de l‘empire lusitanien au point de marginaliser la métropole. On le voit à cet exemple : Armelle Enders n’hésite pas à déconstruire certains des mythes nationaux brésiliens. Outre les circonstances de l‘obtention de l‘indépendance, elle remet également en cause l‘image d‘Épinal du “Brésil métis” – cette représentation irénique d‘une nation née de la fusion harmonieuse de “trois races” noire, blanche et indigène. En 2010, plus de 43% des 200 millions de Brésiliens étaient considérés comme métis, contre 48% de blancs et 8% de noirs. Les conditions de la formation de l‘État  ont laissé des traces encore visibles à l‘oeil nu de nos jours. On ne saurait, en effet, surestimer l´’importance de la traite négrière : l´historienne rappelle à cet égard que 5 des 11 millions de captifs déportés d‘Afrique ont le Brésil comme destination … L‘arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro a été révélatrice d‘une réalité occultée : si le Brésil s’est métamorphosé, son élite, elle, n’a jamais connu de révolution décoloniale. Proclamée par Don Pedro, l‘héritier du trône du Portugal, l‘indépendance de 1822, fit exploser l‘empire portugais mais ne remit pas en cause la structure coloniale du Brésil. Armelle Enders parle à cet égard “d’indépendance sans décolonisation” : ce sont les colons qui ont pris le pouvoir dans le nouvel État. Dès lors, il n‘y a pas lieu de s‘étonner que l‘élite conservatrice blanche aujourd‘hui, issue des planteurs coloniaux, soit si farouchement hostile aux réformes socio-économiques mises en place par le Parti des travailleurs ( PT).

Si le géant lusophone continue de fasciner, l‘expression galvaudée de “pays du futur” a fait son temps. C‘est tout l’intérêt de la démarche de l‘historienne que de rompre avec un certain idéalisme dans l‘étude du plus grand État d‘Amérique Latine. De fait, les déséquilibres sont frappants. À commencer par la redistribution des richesses : celles-ci sont toujours massivement concentrées dans la région industrielle du Sud-Est, principalement São Paulo, tandis que le Nord et Nord-Est pâtissent d’une pauvreté endémique. Partout, les fléaux sont nombreux : endettement chronique, inflation non maîtrisée, gestion calamiteuse des comptes publics, corruption à tous les échelons … S’y ajoute un taux record d‘homicides (61 600 par an) qui offre au Brésil la palme peu glorieuse de pays le plus violent de la planète : 25,5 homicides pour 100 000 habitants, les trois quarts des victimes étant des noirs ou des métis. Ce triste record s’explique notamment par la guerre entre les factions rivales de narcotrafiquants qui se disputent de nouvelles routes du trafic de cocaïne mais, aussi, par la montée en puissance des groupes paramilitaires constitués d‘anciens membres des forces de sécurité et de policiers corrompus qui opèrent dans les favelas, mais aussi en zones rurales ou forestières, comme en Amazonie. Face à toutes ce difficultés, la classe politique apparaît démunie. Dans de telles circonstances, on comprend mieux la victoire de l‘outsider Bolsonaro à la fin de l’année dernière…

Tigrane Yégavian – Politique Internationale – Novembre 2019

 

Nouvelle édition d’un ouvrage paru en 2016 et remis à jour, cette stimulante synthèse historique dresse le portrait d’un géant aux pieds d’argile, huitième économie mondiale, grande puissance agricole et industrielle, qui accuse de profondes disparités régionales et raciales. L’auteure a à cœur de déconstruire méthodiquement certains mythes nationaux qui émaillent l’histoire du Brésil. À commencer par celui d’un pays métis, qui serait né de la fusion harmonieuse des « trois races » noire, blanche et indigène, ou encore celui de l’indépendance de 1822, que voulaient surtout, de fait, les libéraux portugais, car la métropole se retrouvait marginalisée par la rutilante colonie devenue, au début du XIXe siècle, le pôle d’attraction de l’empire. Les conditions de la formation du pays ont laissé des traces encore visibles à l’œil nu. C’est notamment le cas de l’héritage de la traite négrière, dont près de la moitié des onze millions de captifs déportés d’Afrique ont eu le Brésil pour destination. Profondément polarisé et en proie à ses vieux démons, le Brésil ne peut plus être considéré sempiternellement comme le « pays du futur ».

Tigrane Yegavian – Le monde Diplomatique – Août 2019