À celle qui ne donnera pas la vie

Au Portugal on le surnomme « l’écrivain des hôpitaux ». L’expression fait sourire Valério Romão, 45 ans, rencontré à Paris cet automne. Certes, l’intrigue d’Autisme (Chandeigne, 2016, son premier roman est le premier volet de son cycle consacré au parentalités ratées) se situé dans l’univers des urgences hospitalières, où un enfant autiste était conduit après un accident de voiture. Et certes le suivant, ces eaux de Joana, a pour décor une maternité. Mais Valério Romão ne cherche nullement à se faire le chroniqueur de l’hôpital. Si ce lieu l’intéresse, c’est pour ce qu’il révèle de la fragilité humaine. Il aborde son organisation, sa langue et ses rapports de force dans un style abrupt et frontal, à rebours d’une société qui a recours aux euphémismes pour parler de la maladie de la mort.

«Les médecins prétendent qu’ils savent tout devant des patients qui remettent leur destin entre leurs mains, car c’est ce qu’on attend d’eux », explique Valério Romão. Il y a là quelque chose de désespéré qui fascine l’écrivain, également dramaturge et nouvelliste (De la famille, Chandeigne 2018). L’héroïne des Eaux de Joana, une femme qui refuse l’échec d’un grossesse longtemps et ardemment désirée, permet à Romão d’explorer la confrontation brutale entre le désir et la réalité qui se joue dans une maternité.

Rien dans le début du roman n’annonce pourtant une telle visée. Nous sommes dans une fête familiale, à la périphérie de Lisbonne. Des amis qui boivent des bières, des enfants qui courent partout à la manière d’un « bourdonnement de frelons nains ». L’écrivain progresse dans cette atmosphère joyeusement désordonnée, déployée tel un long plan-séquence. Une femme entend les pleurs d’un bébé dans une chambre. Elle ouvre la porte et se penche pour lui donner le sein. C’est Joana. On devine une jeune mère épuisée, qui a accepté de se rendre à une soirée pour prouver que son époux et elle n’allait pas changer de vie après la naissance de leur enfant. Tout est terriblement familier. Jusqu’à ce que Romão évoque la jouissance que la femme tire de la succion. Jusqu’à ce qu’une autre femme entre et s’écrie : « Joana qu’est-ce-que tu fais avec Martim ? »

La scène extrêmement angoissante, s’avérera un mauvais rêve de Joana. Enceinte depuis sept mois, cette dernière se réveille et constate qu’elle a perdu les eaux. Le lecteur n’est qu’à demi-soulagé; s’est instillé que quelque chose «cloche» chez l’héroïne. Que son rapport au réel est un peu flou. L’auteur ne cessera alors de jouer avec les frontières (réel-rêve, folie-normalité, étrange-habituel) pour bousculer nos certitudes.

Ainsi, tandis que, sous des trombes d’eau, le couple se met en route vers la maternité, le roman voyage dans les pensées entêtantes de Joana, une orpheline qui rêve d’être mère. Elle a préparé la chambre depuis qu’elle a emménagé avec Jorge, huit ans auparavant. La pièce a été «nettoyée tous les jours», « réaménagée quatre fois » et « repeinte chaque année », « j’ai toujours dis à Jorge que je voulais avoir des enfants, je lui ai toujours bien fait comprendre que, pour moi, la vie n’avait de sens qu’à trois ou plus, que jamais je ne vieillirai dans un appartement miné par la solitude avec un chat en manière de substitution oblique de la conception d’un enfant bien à nous, je ne lui ai jamais menti et il a accepté ce plan que nous avons dès lors déclaré nôtre», dit-elle. On comprend bientôt que le sujet du livre n’est pas tant le désir de maternité que l’obsession.

Le monde selon Joana s’effondre aux portes de la maternité. Mais la jeune femme résiste et continue d’y croire jusqu’au bout. S’engage alors un combat entre son déni et le pronostic du corps médical. Romão saisit le tout en un bloc de texte où dialogues et récit s’entremêlent. « Une vanité esthétique », avoue-t-il, proche de la prose splendide de son compatriote António Lobo Antunes. Une vanité pertinente, cependant, car elle permet d’embrasser, dans une narration multidimensionnelle, « les bruits, la confusion, et l’incertitude » qui agitent le corps et l’esprit d’une femme au moment où elle perd son bébé mort-né et bascule dans la folie.

Par Gladys Marivat – Le Monde – Décembre 2019

Joana a enfin trouvé une alliée, «une auxiliaire de nettoyage». Entre deux contractions, la jeune femme enceinte avance en tirant sa perfusion, à la suite de l’employée qui pousse son seau et salue ses connaissances dans les couloirs de l’hôpital. La parturiente du romancier portugais Valério Romão cherche à se rendre utile, et veut rapporter un verre d’eau à d’autres alitées. Joana attrape des bribes de conversation d’infirmières – un drogué a piqué un extincteur -, rit toute seule, puis finit par rentrer dans la salle de travail d’où les femmes se sont envolées.

Pauvre «auxiliaire de nettoyage», vieille et serviable, on la retrouvera quasi kidnappée par Joana qui après un chantage minable se sert d’elle comme d’un rétroviseur pour se refaire une beauté, ou plutôt se barbouiller de maquillage, les contractions n’aidant pas à la précision des gestes. Car Joana aime avoir une vie contrôlée au millimètre près. Elle a fait ses valises pour la maternité depuis des mois, et veut arriver dans la salle d’accouchement apprêtée, «chacun fait comme il veut, merde, mais moi j’irai préparée, vous comprenez, j’irai préparée, parce que je prépare toujours tout».

Déjà, quand elle avait perdu les eaux prématurément à la maison, elle avait pris son temps, même si ce n’était pas planifié, avant de réclamer à son pâle mari de l’emmener à l’hôpital. L’odeur du liquide qui s’était répandu sur ses jambes l’avait intriguée, puis sa mémoire olfactive s’était mise en marche. Tant pis pour le minutage, elle prendrait un bain, et de rappeler à Jorge qu’il était «hors de question qu’elle demande à être admise à l’hôpital en puant le sperme comme une vulgaire banlieusarde».

Mais à la maternité, tout se déglingue, la candidate à la perfection reçoit une information balancée sans ménagement : le fœtus Francisco est mort, elle doit franchir toutes les étapes d’un accouchement classique si elle ne veut pas être victime d’une septicémie. Joana bascule alors dans le déni, si fortement que le lecteur ne sait plus où est la frontière entre le vrai et le fantasme. Et c’est parti sur la grande scène du théâtre hospitalier. Des femmes en plein travail d’accouchement se répandent en jurons contre les maris absents pour supporter la souffrance, des médecins se disputent, une parturiente donne un grand coup de genou dans la figure d’un étudiant, et Joana, elle, laisse libre cours à ses accès délirants. Heureusement il y a le plafond, auquel elle s’adresse régulièrement et qui lui répond, conscience consolante et de bon conseil. Une idée empruntée, c’est indiqué dans le roman, à l’écrivain José Saramago.

Avec les Eaux de Joana, Valério Romão désacralise sur le mode burlesque «le sommet de la courbe ascendante d’une vie de femme, le point où on atteint enfin la limite de l’équation f(x) = x2». Mais la folie de son personnage, sa rage d’exister, donnent également au roman une dimension poignante. La façon qu’a l’écrivain de fondre dans un même flux les monologues de plus en plus barrés de la jeune femme, les dialogues, les choses vues, l’action, est assez virtuose. Déjà, dans Autisme, son premier roman, les voix circulaient de la même manière, mais elles étaient plus nombreuses. Là, le roman est davantage resserré autour de la figure de Joana, sur fond de tumulte médical.

Autisme et les Eaux de Joana font partie d’une trilogie, dont le troisième livre devrait paraître l’année prochaine en France. Valério Romão a également publié un recueil de nouvelles, De la famille, qui donne une grande place à l’absurde. On y voit un père vivre collé au plafond, «tel un ballon solitaire de fin de fête s’ébrouant», un enfant cannibale inadoptable, et d’autres inquiétants personnages. Y a-t-il quelque chose à sauver dans la famille, se demande-t-on après avoir lu ses livres. Oui, répond-il, en citant la nouvelle «Peu à peu on a oublié grand-mère», dans laquelle une vieille femme tenue pour démente entretient une relation cachée de grande tendresse avec son petit-fils.

Valério Romão est né en 1974 en France, puis est parti en 1984 au Portugal avec les siens, il est également dramaturge et traducteur. On lui doit la version portugaise de Sérotonine de Michel Houellebecq, après des textes de Virginia Woolf et Samuel Beckett. Il traduit, sous son nom, des ouvrages de bien-être, «il faut manger», dit-il, précisant que ça le détend. Depuis deux ans, il vit par ses travaux d’écriture. Auparavant, parallèlement à ses livres, il était administrateur de systèmes : «Je suis diplômé en philosophie alors informaticien, c’était parfaitement compatible, une question de logique. Et puis est arrivé un moment où je n’arrivais plus à faire ce métier, parce que quinze ans à faire la même chose quand ce n’est pas un boulot auquel on a toujours songé, c’est trop.» Rencontre à Paris.

Comment est née la trilogie dont fait partie les Eaux de Joana ?

Cette trilogie a commencé avec Autisme, qui est un roman semi-autobiographique : il parle un peu de mon expérience de parent d’un enfant autiste. Quand je travaillais sur ce premier roman, j’ai eu l’idée d’écrire les Eaux de Joana, je pensais que peut-être un ensemble permettrait plus de complexité et d’amplitude. Le troisième livre est paru en 2018, au Portugal. Son titre est Cair para dentro, en français «Tombé dedans». La maladie d’Alzheimer est un prétexte pour faire une inversion de rôles entre une mère et une fille. La fille a 37, 38 ans. Elle est complètement sous l’emprise de sa mère, qui lui interdit par exemple d’avoir un téléphone portable. Quand la mère tombe malade, de démence, elle doit alors grandir, mais elle n’a jamais été préparée à devenir adulte. De plus, elle souffre d’attaques de poésie, elle dit des poèmes qu’elle n’arrive pas à contrôler et la mère déteste ça parce qu’elle est très pragmatique. Alors quand la fille a une attaque de poésie, elle doit attendre que ça passe avant de rentrer à la maison.

Vous dites que ces livres sont des histoires de «paternités ratées»…

Pour le premier, j’ai eu l’idée de ce thème quand j’ai conclu de ma propre expérience qu’il y a deux moments où on se sent parent : quand l’enfant naît, et quand l’enfant commence à vous appeler papa ou maman. Et comme dans l’autisme grave les enfants ne parlent jamais, la paternité est à demi-ratée parce que l’enfant n’est jamais capable de dire ces mots. Dans les Eaux de Joana, le ratage est plus évident car il s’agit d’une femme qui va accoucher d’un fils qui est déjà mort. Dans le troisième cas, la fille doit être la mère de sa mère et on peut voir que ça ne produit jamais de bons résultats.

Comment vous êtes-vous mis dans la peau d’une parturiente ?

Faire tout ce parcours dans une situation si féminine et si charnelle était risqué, mais cela m’attirait beaucoup. Des personnes m’ont dit «ça ne m’intéresse pas de lire un livre écrit par un homme sur une expérience de femme». Mais mes amies à qui j’envoyais des morceaux du livre, des tranches au fur et à mesure que j’écrivais, pour les questionner afin de savoir si ça sentait l’homme ou si c’était acceptable, m’ont toujours encouragé à continuer parce qu’elles habitaient cette Joana aussi avec moi.

Par quel processus cette femme bascule-t-elle mentalement ?

Je pense que c’est une conséquence de son obsession de perfection. Quelque chose va faire échouer le plan général de sa vie, mais elle essaye de ne pas perdre le contrôle. Et comme elle ne peut pas changer ce qui lui arrive objectivement, elle le fait subjectivement. Pour elle, tout est bien, elle nie ce qui la dérange, qu’elle porte un enfant mort. Je pense que le point fondamental du roman est la réussite, l’échec, la réussite, l’échec. Elle a un plan et dans celui-ci, il y a un homme, Jorge, qui est un personnage sans profondeur existentielle, il n’existe que parce que Joana veut qu’il soit là, pour avoir une famille. L’homme est finalement assez bien dans sa vie : si tout va bien pour Joana, tout va bien pour lui.

Vous critiquez le pouvoir médical. Vous vous êtes beaucoup documenté ?

Non, je suis paresseux, je n’aime pas faire de la recherche, pour moi le pire serait de devoir écrire un roman historique. Cette critique est surtout basée sur mon expérience en tant que patient dans les hôpitaux, et sur celle des gens que je rencontre. Je pense que la hiérarchie hospitalière est une chose puissante, qu’elle peut être une machine à écraser. On ne doit pas oublier qu’on arrive dans les hôpitaux dans un état de faiblesse, de besoin, qu’on se met dans les mains d’un autre et que cet autre n’est pas un ami ou quelqu’un de la famille, mais un professionnel qui doit garder ses distances. Alors la froideur, l’impersonnalité jouent une grande place dans la relation entre médecins et patients. Tout cela n’a rien de neuf, mais c’est une expérience qu’on peut transcrire. J’ai des amis médecins qui sont complètement d’accord avec ces descriptions.

A un moment vous comparez le corps à «un champ de bataille médiéval»

Je crois que la douleur permet de rendre réelles les choses, c’est par elle qu’on sait qu’on est vivant et qu’on découvre par exemple qu’on a un pancréas, imperceptible pour nous la plupart du temps. Quand on est malade, le corps se transforme non seulement en champ de bataille contre l’envahisseur, dans ce cas un virus ou une bactérie, mais les organes entrent aussi en compétition pour être dans le meilleur état possible. Quand on a une pancréatite, le pancréas s’enflamme, on a la fièvre, mais pour la vésicule ce n’est pas souhaitable, alors elle se mobilise. C’est comme quand les moyens de subsistance élémentaires manquent, les gens se battent et transforment ce qui était une ville pacifique en tumulte.

Pouquoi vous en tenez-vous à l’échelle familiale ?

La famille est un laboratoire intéressant, qui me permet de voir à peu près l’ensemble des dispositions humaines. Dans un court laps de temps, un espace réduit, comme avec la culture de germes en éprouvette, on voit tout se reproduire et s’intensifier. Je pense beaucoup à mes personnages, je les surcharge d’émotions, je les place dans la maison et j’assiste à la réaction des autres, tels les souris d’un labyrinthe. J’écris sur mes prochains, je n’écris pas sur les problématiques distantes. Kierkegaard faisait une critique assez fréquente aux personnes qui étaient passionnées des problèmes distants. Il disait : le philosophe systématique construit des châteaux dans l’air, mais il habite la maison du chien, et je pense que c’est une forme d’égoïsme particulière d’être concerné par des problèmes qu’on ne peut pas résoudre mais qui sont lointains, et ne pas être concerné par des problèmes qu’on pourrait résoudre mais qui sont proches.

La notion d’absurde est très présente dans vos livres…

L’absurde a beaucoup à voir avec ma formation de lecteur de nouvelles, de Gogol, de Buzzati, de Kafka, et avec ma formation philosophique. Il ne peut pas y avoir plusieurs niveaux d’absurde, mais simplement on brise une règle et tout le reste en découle. Dans mon recueil De la famille, il y avait ainsi un grand-père doté de branchies comme un poisson, c’était une idée un peu folle que j’ai poursuivie. Et c’est ce que j’aime avec l’absurde, on peut montrer des choses qui sous une autre forme seraient visibles mais impensées.

Et la métaphore aussi…

Elle est la brique de l’écriture pour moi, un outil de ma famille d’écrivains. Je ne suis pas de celle de Hemingway, par exemple. J’aime cette fonction qu’a la métaphore de creuser un trou entre deux réalités distinctes et de gérer une troisième qui n’est pas entièrement contenue dans l’une ou l’autre. La métaphore est le pouvoir de créer une réalité qui n’existait pas avant, et elle a aussi la propriété de n’être pas durable. Quand on dit pour la énième fois «tes yeux sont comme la lune», elle a perdu son pouvoir, elle a un pouvoir qui n’est que d’un moment.

Vous travaillez beaucoup pour obtenir la fluidité entre dialogues, monologues, action ?

C’est quelque chose qui arrive plus ou moins automatiquement, j’écris comme je pense. Quand je suis en train d’écrire, j’écoute en fait quelque chose, une phrase, un personnage, des dialogues. C’est pourquoi je dis qu’il y a une forte composante musicale dans l’écriture. Les meilleurs jours on peut arriver à une sorte d’état de transe où on peut contempler avec une acuité détaillée quelque chose qui se passe intérieurement. Mais la plupart du temps, on est surtout dans le travail acharné, un roman c’est un marathon, et si au kilomètre 10 on est content, au kilomètre 30, on veut absolument le terminer. J’écris n’importe où, n’importe quand. Ça peut être à un repas de famille, avec mon ordinateur portable sur mes genoux. Mais normalement, c’est à la maison avec mes chats, je parle avec eux, je leur lis un peu ce que j’écris, je leur demande leur opinion. Quand je vais à la cuisine chercher un verre d’eau, je reviens et sur l’écran je vois «bbbbffffff», ils sont passés par là.

Que vous reste-t-il de votre enfance française ?

La France dont je me souviens était une France provinciale où on était accueilli comme immigrants et pas plus. Nous habitions Clermont-Ferrand. Mon père travaillait chez Michelin, puis il a été poseur de tuiles. Il avait émigré pour des raisons économiques et politiques, il était hostile à Salazar. On est reparti en 1984, on avait un peu d’argent pour acheter une maison au Portugal. A Clermont-Ferrand, il pouvait faire – 10 degrés, – 5, j’étais un enfant toujours malade. Dans mon collège j’étais le seul Portugais ou presque. Je ne me sentais pas à la maison en France et je ne me sentais pas à la maison au Portugal, j’étais trop portugais pour les Français et trop français au Portugal. Je me rappelle qu’à notre retour, c’était un pays vraiment différent, pauvre. J’avais une paire de chaussures de sport, des baskets le Coq sportif que mes parents m’avaient achetées dans un hypermarché français, probablement les moins chères. Mais au Portugal, des enfants de l’école m’ont vu avec ces chaussures et ils m’ont dit : «Tu ne termines pas la journée avec ça», ils me les ont volées et j’ai fini pieds nus, parce que pour le Portugal c’était un luxe, et en France rien de rien.

Avez-vous un roman en préparation après la trilogie ?

Je vis à Lisbonne, mais je ne sais pas combien de temps je vais résister parce que tout le monde est en train de déménager, se loger est devenu trop cher. Je pense faire un roman sur ma ville, un peu surréaliste, en mélangeant ce qui s’y passe actuellement, la question de la gentrification, du tourisme, mais dans une perspective burlesque.

Frédérique Fanchette – Libération – 9 novembre 2019

 

 

 

 

Mater Dolorosa

Cela fait des années que Joana se prépare à cette naissance. Cette fois ça y est, même si l’on n’est qu’en décembre et que l’arrivée du bébé est normalement prévue pour mars. Mais tout est prêt depuis longtemps, Joana n’a rien laissé au hasard ; aussi lorsqu’elle se réveille par une nuit froide et constate que la poche des eaux s’est rompue, elle réagit avec calme. Avec son mari Jorge, ils filent à la maternité où, après une longue attente, on annonce sans ménagement à la jeune femme que son bébé est mort in utero et qu’un accouchement doit être provoqué. Le cauchemar n’en est qu’à ses débuts. Joana, qui ne conçoit pas le diagnostic, est dirigée sans égards vers une chambre où cinq autres parturientes attendent d’entrer en salle de travail, régulièrement morigénées par des infirmières et des médecins insensibles. Sans respect pour l’intimité des patientes, et avec l’autorité hautaine que leur confère leur statut, ceux-ci pratiquent des gestes abusifs, invasifs et brutaux sur les corps qui se déchirent. Les moqueries, les menaces et la contention remplacent l’empathie et le réconfort, les femmes sont soumises à la torture à la chaîne comme des bêtes qui s’apprêtent à mettre bas. Terrifiée par ce qu’elle subit, témoin des souffrances de l’enfantement de ses compagnes d’infortune, Joana, qui s’apprête à mettre au monde un petit mort, bascule peu à peu dans la folie, prisonnière de cette antichambre de l’enfer où les femmes attendent leur délivrance dans les larmes et les gémissements. Corps médical méprisant et indifférent, crudité des paroles et des gestes, Valério Romão dénonce dans une écriture réaliste et sans concession le théâtre de la cruauté qui se joue sous les yeux du lecteur, et scrute la naissance de la folie dans le labyrinthe hospitalier infernal où la mort côtoie la vie dans une inhumanité révoltante. Après « Autisme », premier volet de sa trilogie sur les « Paternités ratées », l’auteur portugais nous remue au plus profond avec ce roman effrayant et tragique.

Aline Sirba – Onlalu – Octobre 2019

 

 

Loué au moment de la publication d’Autisme, Valério Romão livre ici le deuxième volume de sa trilogie des paternités ratées. Dès l’introduction, le roman crée un climat de cocotte-minute, emmené par un galop stylistique fougueux: dans une villa de São Domingos de Rana où a lieu une fête, Joana s’introduit dans l’aile privée des propriétaires et donne le sein à leur fils, provoquant aussitôt le malaise de l’assemblée. Même s’il ne s’agit au final que d’un cauchemar, les enjeux considérables que la jeune femme place dans son ventre rond restent patents. Mais voilà qu’après sept mois, la poche des eaux se brise, et qu’une fois mère et fœtus arrivés à l’hôpital, il est déjà trop tard. Dans la salle d’attente, Jorge croit toujours que leur fils Francisco est à naître. Alors même qu’elle devra mettre au monde ce qu’elle considère comme un échec insurmontable, Joana se voit en “vaisseau-fantôme, navire de guerre mal équipé”. Le romancier portugais pose un œil à la fois clinique et baroque sur cette injonction primale de l’enfantement faite aux femmes et à leur corps. Tandis que son héroïne en plein déni affabule, il corse la perfusion terrible en y injectant la sarabande de la violence hospitalière, en ton et gestes. Et le lecteur, comme le sismographe, de tressauter face à cette douleur irradiante.

Anne-Lise Remacle – Focus Vif – Octobre 2019

 

 

Valério Romão, explorateur de la famille

Né à Clermont-Ferrand en 1974, année de la révolution des Oeillets, Valério Romão a fait le choix de rentrer au Portugal dès son enfance. Poète, homme de théâtre, il est aussi traducteur (Virginia Woolf, Samuel Beckett, Michel Houellebecq). Son roman Les eaux de Joana, qui paraît le 19 septembre chez Chandeigne, est le second volet d’une trilogie ayant pour titre “Paternidades falhadas” (“paternités ratées”). 

Propos recueillis par Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian : Les eaux de Joana font partie du cycle des “paternités ratées”. À quoi ont-elles donc failli ? 

Valério Romão : Ce cycle de trois romans et d’un recueil de nouvelles (De la famille, Chandeigne, 2018) commence par Autisme (Chandeigne, 2016, liste finale du prix Femina Étranger) et se clôt avec Cair para dentro (Tomber dedans, à paraître). Dans Autisme, j’essaie de déterminer les moments où l’identité d’un père – ou celle des deux parents – se matérialise. J’ai compris cela quand j’ai eu un enfant. Notre paternité prend forme à deux reprises : au moment de la naissance de l’enfant, puis quand il nous nomme explicitement, ce qui fait office de sceau. Notre identité par cette reconnaissance de l’autre. Dans ce roman, la paternité demeure en suspens, vu que l’enfant ne parle pas.

Dans les Eaux de Joana, la maternité est ratée pour un autre motif. Elle charpente toute la vie de Joana : l’enfant qu’elle porte depuis sept mois est la réponse à son désarroi d’orpheline. C’est son plus grand désir, le sens de sa vie. Soudain tout s’écroule. La folie a ceci d’étrange que, jusqu’à un certain point, on peut faire marche arrière, mais lorsqu’on franchit la ligne rouge, il n’y a plus de retour possible. Telle est l’expérience de Joana, qui fait face à un immense abîme et qui ne sait plus comment gérer cette situation ni accomplir son destin. Le thème des Eaux de Joana est un contresens absolu : assumer sa maternité non pas pour donner la vie mais la mort – ou quand accoucher revient à faire sortir la mort.

Cair para dentro aborde le thème inverse : la mère démente est prise en charge par sa fille; une fille qui n’a pas été élevée pour devenir adulte et qui doit, par la force des choses, apprendre à être la mère de sa propre mère.

TY : Dans Autisme, votre premier roman et dans Les eaux de Joana, les conjoints masculins jouent un rôle assez éffacé. Est-ce une intention délibérée ? 

VR : J’aime écrire sur les femmes, en empruntant leurs voix. À ce titre, Les eaux de Joana est le roman le plus périlleux que j’ai écrit, dans la mesure où il relate une expérience intime de manière directe et intense. L’écriture repose ici sur cette capacité de déplacer le centre de son identité, de se transmuer et de se transfigurer, d’échanger les masques …

TY : La famille et la violence sont au coeur de votre oeuvre. Quelle importance accordez-vous à l’intersubjectivité et que nous révèle-t-elle des relations sociales dans le Portugal d’aujourd’hui ? 

VR : Il n’y a aucun mode d’organisation sociale qui puisse remplacer la famille, même si nous assistons à la multiplication de celles qui sont à géométrie variable ((famille monoparentale, homoparentale, etc). L’intersubjectivité est une sous – structure à laquelle j’ai été amené par mes études de philosophie et sur laquelle j’écris. La cruauté fait partie de la vie. Comme nous ne sommes pas directement exposés à la violence, nous nous imaginons qu’elle n’existe que dans des contrées exotiques : en Afrique, en Asie ou au Moyen-Orient, alors qu’elle fait intrinsèquement partie de nous-mêmes. Nous sommes les animaux les plus violents du monde. Je m’intéresse à la profondeur des choses, même avec humour, surtout aux lieux mal éclairés, violents, cachés.

TY : Que reste-t-il de la famille traditionnelle portugaise ?

VR : La famille traditionnelle portugaise est un vestige archéologique ! Il n’existe pas plus de famille traditionnelle portugaise que française, allemande ou norvégienne. C’est un processus de destruction en cours, une ruine annoncée. Ma soeur est la première personne, connue de moi, à avoir divorcé. Dans les années 1980, c’était inconcevable dans une province aussi pétrie de conventions que l’Algarve. Aujourd’hui, la normalité a changé de camp. Nés de parents majoritairement divorcés, les enfants de la nouvelle génération sont pour la plupart en union libre. La crise que nous avons vécue a eu un effet contraire, dans la mesure où elle a réuni des personnes sous un même toit.

TY : Quelle importance accorder aujourd’hui au fatalisme portugais, tel qu’abordé dans Autisme par le personnage du grand-père ? Est-ce un simple stéréotype ? 

VR : Le fatalisme n’est pas notre principale caractéristique – à nous autres, Portugais -, c’est quelque chhose d’édulcoré, surtout à cause du fado. Nos premiers traits sont l’envie, la mesquinerie, travers inhérents aux petits pays. Cette mesquinerie explique pourquoi l’ancien régime a pu perdurer durant tant d’années : tout le monde surveillait tout le monde. Nous n’avons pas de mégapole, Lisbonne est une ville de taille modeste. Mais cette étroitesse d’esprit est en train de s e transformer grâce à l’ouverture sur le monde. Notre génération est celle des low cost, qui nous font voir le monde à prix réduit. Avant l’arrivée d’Internet, le Portugal était entièrement refermé sur lui-même. Une sorte de maison familiale où tout le monde enviait tout le monde. J’appartiens à la dernière génération des repas en famille pris devant la télévision. Aujourd’hui, les gens ne regardent plus ce qu’on leur impose, mais ce qui leur plaît.

TY : Vous êtes né en 1974, l’année de la révolution des Oeillets. Pensez-vous que la génération qui est née et qui a grandi dans le Portugal post-Salazar s’est délestée du poids des conventions ? 

VR : Notre libération première à été l’intégration à la communauté européenne en 1986. Les fonds de lUE ont fait les routes et les infrastructures de ce pays. L’UE nous a ouverts au monde. La possibilité de voyager pour les Portugais – qui historiquement, avaient toujours les yeux rivés sur la mer, et non sur l’Europe – a été un acquis incontestable. À présent qu’il n’y a plus d’ennemis en Europe, nous pouvons aller partout où cela nous chante.

L’euro a été la deuxième grande acquisition : une monnaie sur laquelle nous n’avons pas la main est une excellente chose. Comme tous les pays pauvres, le Portugal avait tendance à imprimer de la monnaie, quand celle-ci faisait défaut, précipitant des inflations brutales. Voyager à l’époque de l’escudo était un cauchemar, puisqu’à l’étranger cette monnaie ne valait rien ! Si cela ne tenait qu’à moi, j’exporterais à Bruxelles toutes les institutions portugaises, même le Parlement. La pire chose qui puisse arriver aux portugais est d’être gouvernés par des portugais eux-mêmes ! Le sens politique, la prise en compte de l’intérêt général, le civisme, sont aux abonnés absents.

TY : Vous êtes né à Clermont-Ferrand et vous y avez vécu jusqu’à l’âge de 10 ans. Comme de nombreux fils d’immigrés portugais, vous avez eu à souffrir des railleries de vos camarades. Comment votre rapport à la France a-t-il évolué depuis que vous êtes traduit en français ? 

VR :  J’avais de la France une mauvaise image liée à mon enfance, mais celle-ci a radicalement changé depuis que je suis publié là-bas. Je me sens gâté par mes lecteurs et par la critique. Des librairies comme Mollat, à Bordeaux, me fascinent. Les gens sont patients et généreux à mon égard.

Je suis né en France. Mon père m’avait inscrit dans une école privé catholique, fréquentée par très peu de portugais. J’ai eu la chance et la malchance de ne pas correspondre au modèle du fils d’immigré portugais, à moitié demeuré et en difficulté scolaire. Contre toute attente, j’avais de très bonnes notes. Aux yeux de mes petits camarades français, j’étais une sorte d’alien, et les livres étaient mon refuge. Lorsque mes parents m’ont demandé si je voulais rester en France ou bien rentrer au Portugal, je n’ai pas hésité : j’ai choisi d’habiter dans mon pays, sans être conscient de son retard socio-économique abyssal. En France, j’étais trop portugais pour être français et, au Portugal, trop français pour être portugais. La cruauté des enfants n’a pas de nationnalité. Et puis les années 1980 étaient une période terrible au Portugal ! On ne se rend pas compte à quel point la drogue a fauché des vies, tout comme la mortalité infantile.

TY : En quoi vous sentez-vous proche d’António Lobo Antunes, écrivain pour lequel vous ressentez une sincère admiration ? 

VR : Ma génération a le bonheur et le malheur d’avoir eu Lobo Antunes. Beaucoup d’écrivains ont été séduits par son style libre, solitaire, oxygéné … Tout cela est bien, mais il faut pouvoir s’en émanciper un jour. Me passionner pour Lobo Antunes ne m’empêche pas d’aimer Saramago. Je me sens proche d’eux. Lobo Antunes est le meilleur créateur d’images de la littérature portugaise. Ses métaphores sont uniques. Quant à Saramago, son écriture est d’une élégance sublime. L’un campe ses romans dans un paysage typiquement lisboète et dans la banlieue de la ville, quand le second est viscéralement ancré dans l’universel, à quelques exceptions près.

TY : Vous êtes avant tout un styliste, comme en témoignent votre travail aiguisé sur la langue et la musicalité de votre prose, rythmée et élastique …

VR : J’attache une importance fondamentale à la langue. Mon intérêt pour la ponctuation est d’ordre musical. Si j’avais eu du talent, j’aurais aimé être musicien. Et je travaille quasiment toujours en écoutant de la musique. Ce qui compte dans la phrase n’est pas tant la syntaxe que le rythme et la cadence. Le point-virgule, ici, n’obéit pas aux règles communes mais à la nécessité de placer ou non une pause dans la phrase. La cadence est ce qui me préoccupe le plus. Quand je suis en mesure de lire les traductions de mes texets, je ne m’inquiète pas de l’adéquation des mots mais de la cadence.

TY : Le cinéma semble omniprésent dans vos livres. Quelle importance accordez-vous au flux de conscience (stream of consciouness) ?

VR : On en revient à William Faulkner, puis à Virginia Woolf et à Lobo NAtunes, héritier de Faulkner. J’aime cette écrivaine américaine de la moitié du XXe siècle, Flannery O’Connor, qui se contente de décrire des actions sans expliquer la psyché de ses personnages. Ce procédé cinématographique m’intéresse : il n’y a pas de voix off, pas de stream of consciouness.

TY : Vous avez traduit en portugais Sérotonine. Comment Michel Houellebecq est-il considéré au Portugal ? 

VR : Le cas de Houellebecq est amusant. J’ai en tête plusieurs règles non écrites qui s’appliquent aux écrivains en relation aux adverbes de mode ou de manière, reflets par excellence de notre paresse mentale. Dire en un mot ce que l’on pourrait dire en plusieurs. J’essaie de couper au maximum les prépositions et les adverbes de mode, mais, dans le cas de Houellebecq qui en emploie une dizaine par page, ça passe. Le microcosme littéraire portugais à tendance à rejeter toute sorte de phénomène de mode. L’omniprésence de la misogynie dans ses romans, le discours antimigration et décliniste sur l’Europe, son côté “dernier soupir de l’homme blanc”, déplaisent fortement aux gauchistes d’ici.

 

 

 

 

Mathilde Parra et Marina Caetano-Viellard ont reçu Valério Romão dans leur émission Lusitania. Vous pouvez écouter le podcast en cliquant ci-dessous !

Valério Romão était au micro de Miguel Martins sur RFI. À écouter ci-dessous !

Artur Silva a reçu Valério Romão dans son émission “Passage à niveau” sur radio Alfa pour parler de son second roman Les eaux de Joana. Vous pouvez écouter le podcast en cliquant ci-dessous.

Histoires de famille de Valério Romão

Le romancier portugais Valério Romão construit une œuvre puissante où les relations au cœur de la famille, du couple, basculent dans la violence nous entraînant dans la frénésie de sentiments contradictoires et enflammés.

Lucide, tranchante, l’écriture organique de Valério Romão semble donner raison à Louis-Ferdinand Céline qui disait : « Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il faut payer ! » Matière vivante, la langue est malaxée, triturée, désossée. « Inconfortable, la littérature doit déranger », concède Valério Romão qui s’est choisi une famille d’auteurs où Céline cousine avec Lobo Antunes et Hermann Hesse.

Basculer dans un univers de folie

On l’a découvert avec  Autisme ( 2016), depuis les éditions lusophones Chandeigne en livrent régulièrement, les dernières publications. Autisme ouvrait une trilogie sur les paternités qui ont échoué (Paternidas falhadas) face à la maladie – Alzheimer, l’autisme ou la mort d’un enfant.

S’il assume une veine autobiographique, Valério Romão n’en est pas l’otage. Bien au contraire, le romancier, poète, traducteur de Beckett, Michaux ou Virginia Woolf, et homme de théâtre, cerne le silence, la difficulté à communiquer avec l’autre, appréhende les névroses familiales. L’écriture d’ Autisme a-t-elle été cathartique ? « C’est l’écriture elle-même qui l’est », répond le romancier qui, en fonction de sa pulsion créatrice, choisit le médium adéquat. « Mais, dit-il, la fiction, c’est mon territoire de prédilection ».

Après un recueil de nouvelles De la famille , il revient avec Les Eaux de Joana, traduit par Joao Viegas. On retrouve l’intimité d’un couple, ici Joana et Jorge, et son inéluctable implosion – à la suite de la perte des eaux de Joana, enceinte de sept mois. À partir d’une situation quotidienne, les personnages basculent soudainement dans un univers où guettent la folie, l’horreur et la solitude. Tout s’écroule d’autant plus violemment que la jeune femme a charpenté toute sa vie autour de cet enfant. Comme une réponse à son désarroi d’orpheline, l’aboutissement du couple qu’elle forme avec le pâle Jorge. Il représente plus qu’une raison d’être, une véritable revanche.

Dans le huis clos hospitalier, les illusions se fissurent… Le corps médical dans sa froideur accélère le processus de désintégration où ligne après ligne, Joana sombre dans la folie. Comme précédemment, l’écriture de Valério Romão en ausculte les dérives et les moindres oscillations afin de relever du chaos, le souffle de vie. Et transformer les coups de l’adversité en occasions de transmuer son art et s’affirmer comme l’auteur lusophone le plus passionnant de ces dernières années.

Veneranda Paladino – Dernières nouvelles d’Alsace – Septembre 2019

 

 

 

Sortant d’un rêve, Joana se rend compte qu’elle a perdu les eaux. Elle n’est enceinte que de 7 mois, l’enfant sera petit mais viable, elle réveille son mari, ils partent à la maternité -les affaires sont prêtes depuis des mois. Mais l’examen révèle que le foetus est mort. Les rêves de Joana s’écroulent. Elle ne se sent pas le courage de l’annoncer à son mari, et préfère attendre l’après accouchement ; car vivant ou pas, le bébé doit sortir. C’est le début d’un parcours long et éprouvant pour le fragile psychisme de la jeune femme.

Ce récit d’une parentalité avortée se double d’une plongée dans les coulisses de l’accouchement, dans l’efficacité rude et froide du monde hospitalier, soumis à des logiques qui ne sont pas celles des parturientes malmenées. Le compte-rendu méticuleux des heures passées à la maternités, oscillant entre la réalité nue et le ressenti de l’héroïne, se mue en une épopée tragi-comique qui pointe les aspects absurdes, sordides, ironiques de la situation. La folie guette dès les premières pages de ce roman envoûtant, derrière l’étrange déroulement de cette fin de grossesse. L’écriture sinueuse, parfois crue, souvent imagée, accompagne naturellement dans les méandres complexes du désir d’enfantement.

M.D et C.B, notes bibliographiques, septembre 2019

 

Requiem pour un berceau

Joana attend un heureux événement, un tout-petit que son mari Jorge et elle espèrent impatiemment depuis des années. Tout est prêt pour accueillir le divin enfant. Malheureusement, enceinte de sept mois, Joana perd un jour les eaux et survient alors l’impensable, l’insoutenable : l’enfant meurt avant de naître. Commence alors une rapide descente aux enfers à l’hôpital pour cette jeune femme refusant l’indicible vérité. On se plonge dans le flux de conscience fébrile, entre la dure réalité clinique et des délires hallucinatoires, entre le déni et la cruelle évidence, d’une mère qui n’est plus, d’un être à la dérive qui se raccroche tant qu’elle peut à ce qu’elle porte encore dans son ventre. Deuxième partie de la trilogie autour des « Paternités ratées », initiée par le remarquable Autisme sorti il y a deux ans, Les eaux de Joana est un livre qui marque au fer, un roman qu’on ne peut oublier une fois terminé, tant la douleur qui y est dépeinte est à vif. Car ce livre, que l’on lit d’une traite sans pouvoir reprendre son souffle, est une vertigineuse agonie vers la folie. Une véritable cartographie de la douleur et de la perte. De la première à la dernière page, le lecteur est soufflé par la puissance émotionnelle de ce récit de deuil. Car c’est bien de deuil dont il s’agit, avec ses terribles étapes, tel un chemin de croix où Joana, en mater dolorosa, devra se confronter et faire face à ce qu’elle ne peut concevoir. Telle Alice perdue dans le terrier du Lapin Blanc, elle s’engouffre dans un tourbillon tant désespéré qu’hystérique, où elle risque de tout (et de se) perdre. Valério Romão n’a pas peur d’affronter les non-dits, les tabous. Après la destruction du couple face à l’autisme de leur enfant, l’auteur portugais traite d’un sujet encore plus intime : la maternité. Dans une narration fluide et maîtrisée à la virgule près, il se risque à parler de ce qui ne se dit pas : quand la maternité tourne au désastre, quand le miracle de la vie devient un cauchemar éveillé. Sans concession ni pathos larmoyants, Romão livre un éprouvant mais remarquable tableau de notre contemporanéité, disséquant nos angoisses modernes les plus sombres, les plus cachées, les plus enfouies pour mieux révéler la douloureuse expérience qu’est être humain. Rien n’est laissé de côté, tout est crûment révélé à l’instar de cet hôpital aseptisé (que l’on retrouvait également dans Autisme) et ultra-néonisé où tout se joue et tout se détruit. Avec ce nouveau roman, Romão confirme qu’il est l’un des auteurs les plus étonnants et fascinants actuellement au Portugal.

Ana Maria Torres – CAPMAg – Septembre 2019

 

L’écrivain portugais Valerio Romão signe avec Les eaux de Joana le deuxième volet de la trilogie qu’il consacre aux paternités ratées. Si dans le premier volet, Autisme, il explorait avec audace le thème de ce trouble du comportement (finaliste du prix Femina étranger), Valerio Romão relate dans ce second volet l’histoire de Joana, une jeune femme enceinte qui attend avec impatience la venue au monde de son premier enfant. On comprend vite que pour Joana qui a perdu ses parents et s’est retrouvée orpheline suite à un tragique accident de la route, cette future maternité est sa principale raison de vivre et le moyen de guérir les blessures d’un passé douloureux. Lorsque Joana perd les eaux à sept mois et part à l’hôpital, les événements se précipitent et tout se déroule de façon bien différente à ce que la jeune femme avait prévu. Un livre poignant qui se lit d’une seule traite.

Que tal Paris – Septembre 2019