Au Portugal, la mémoire crue du colonialisme

À l’approche d’élections législatives au Portugal, l’écrivaine Isabela Figueiredo décrit, dans un entretien à Mediapart, comment le legs de l’empire colonial continue de travailler en profondeur la société portugaise.

Une première version du texte en portugais a été publiée il y a douze ans. Mais Isabela Figueiredo confie qu’il est toujours aussi difficile, pour elle, de s’y confronter. Pour elle, comme pour nous, sa lecture est éprouvante. Dans Carnet de mémoires coloniales, l’autrice raconte son enfance, de 1963 à 1975, au Mozambique, alors sous domination portugaise.

Dès les premières pages, le recours à un vocabulaire racial prend à la gorge : il est question de « nègres » [pretos, en portugais], « négresses » et « négraille ». Une boucle de souvenirs s’ouvre ainsi : « Les Blancs allaient se faire des négresses. Les négresses étaient toutes pareilles et pour eux, il n’y avait pas de différence entre Madalena Xinguile et Emília Cachamba, sauf la couleur du pagne ou la forme des nichons ».

Isabela Figueiredo recourt à un registre indirect coupant, gorgé de mots racistes, qui reconstitue l’ambiance dans laquelle l’enfant qu’elle était a baigné. Les Noirs sont perçus comme des animaux. Il s’agit, écrit l’écrivaine Léonora Miano dans la préface à l’édition française, de « donner à entendre le langage dans lequel on a soi-même macéré durant toutes ces années », d’« expulser le cri que l’enfant dut contenir, oppressée par un environnement raciste ».

Ce Carnet de mémoires coloniales est un témoignage rare : il ne traite pas des effets de la colonisation sur les personnes colonisées, mais aborde l’intimité de ceux qui, a priori, en ont bénéficié. Cela se déroule dans une ville, baptisée à l’époque Lourenço Marques, aujourd’hui Maputo, aux allures de « vaste camp de concentration aux odeurs de curry », écrit Figueiredo. Père électricien, mère femme au foyer : la vie à Lourenço Marques a assuré à la famille un confort économique auquel ils n’auraient pu prétendre au Portugal, alors que la dictature de Salazar encourageait l’immigration des ménages portugais au Mozambique, au service de l’empire colonial.

Dans les premières pages du texte, il y a cette adresse au lecteur, asphyxiante : « Les serveurs étaient des nègres et nous leur laissions un pourboire s’ils avaient souri de toutes leurs dents, fourni un service rapide et qu’ils nous appelaient patron. Je dis “nous”, parce que j’y étais ». L’entreprise littéraire, dans toute sa crudité, ne sert pas à dédouaner quiconque d’éventuelles responsabilités. « Je ne veux pas sortir du livre innocente. Je n’en sors pas innocente. J’ai une part de culpabilité. J’ai été là. Je n’ai pas tué. J’ai donné une claque à une petite fille qui était à l’école avec moi. J’ai été là. Je ne veux pas être innocente », avance Isabela Figueiredo dans un entretien à Mediapart.

À l’origine, le rendez-vous avait été fixé à Almada, cette ville qui fait face à Lisbonne, de l’autre côté du Tage, où l’écrivaine réside, presque sans discontinuer depuis son arrivée au Portugal en 1975. Nous devions nous retrouver dans un jardin botanique qu’elle apprécie, où nous aurions peut-être parlé de plantes ramenées d’Afrique par les anciens colons portugais, qui s’épanouissent sur les rives du Tage. Mais le Covid en a décidé autrement, et nous nous rabattons le jour même, à la dernière minute, sur un échange en ligne.

C’est la mort de son père, en 2001, qui enclenche le processus d’écriture. Isabela Figueiredo se sent alors autorisée à réaliser ce qu’elle décrit comme une « trahison » vis-à-vis de sa famille, et surtout de ce père raciste qu’elle aime malgré tout. En colon sûr de son fait et de ses droits, lui voulait que sa fille, dès son arrivée au Portugal en 1975, « raconte ce qu’ils nous ont fait » — c’est-à-dire qu’elle documente les violences commises contre les Blancs durant les années de la guerre d’indépendance au Mozambique (1964-1975).

Mais sa fille s’y prendra autrement. Son témoignage, d’abord publié sous forme de fragments sur un blog dans les années 2000, repéré par la suite par un petit éditeur qui les publie en 2009, enfin remanié pour une nouvelle version en 2015, marque un tournant dans le débat public. Il fait voler en éclats le mythe longtemps prégnant d’une colonisation portugaise douce — l’idée, entretenue par une bonne partie de la classe politique, que le Portugal a fait preuve de plus d’humanité vis-à-vis des populations sur place, que d’autres puissances coloniales européennes.

Depuis, des historiens et des activistes ont poursuivi ce combat (lire notre reportage, en 2020, sur le sujet). De manière moins frontale, le cinéaste Miguel Gomes a consacré un film sublime, Tabou (2012), à l’évocation de ce « paradis perdu » africain des anciens colons rentrés au Portugal. Mais le texte de Figueiredo est pionnier, et les réactions à sa sortie furent d’une grande violence : « J’avais peur d’être agressée physiquement lors de la présentation du livre dans les librairies. Mais j’étais au clair avec ma conscience. Je savais que j’avais écrit un livre intéressant ». Sur la nature du colonialisme lusitanien, elle dit aujourd’hui : « Cela reste un sujet difficile dans la société portugaise. Mais nous avons fait du chemin. Beaucoup de gens en parlent désormais. Oui, j’ai gagné la bataille. »

Dans ce texte, la fille est la seule à, parfois, circuler d’un camp à l’autre, de l’univers des colons à celui des colonisés. Si elle ne comprend jamais tout à fait ce qu’il se joue, elle semble parfois plus lucide que les adultes qui l’entourent. Elle s’entend bien avec les domestiques noirs, avec qui il lui arrive de parler. « J’ai le souvenir de vouloir retirer mes chaussures, dit-elle aujourd’hui. De marcher pieds nus. De vouloir entrer dans la maison de personnes noires, pour connaître leurs intérieurs. Les femmes qui avaient leurs enfants noués autour d’un tissu sur leur poitrine, cela m’attirait beaucoup. Ma mère disait que j’étais très volontaire, et un peu libertaire, même si elle n’utilisait pas ce mot. Pour ma mère, j’étais vraiment une mauvaise fille, mais mon père me défendait ».

Un jour, elle se met à vendre des mangues, par terre, comme les femmes noires qu’elle observe (« J’étais une petite colon nègre, fille de Blancs »). Plus loin, si sa mère se méfiait d’elle, c’est parce qu’elle avait deviné que « j’avais une âme de négresse ». Ailleurs, elle se risque à l’imitation : « J’ondulais comme une négresse pour voir ce que ça faisait d’être une négresse. »

Faudrait-il y voir la figure inverse du « passing » racial, lorsque des Noirs se faisaient passer pour des Blancs pour échapper au racisme ? Non, sans doute pas. Et Léonora Miano, dans sa préface, précise bien qu’il est impossible d’avoir une « âme de négresse » quand « vivre n’est pas synonyme de lutte constante pour la dignité », que ce « fantasme d’être blanche-noire » est un leurre. En cherchant à circuler d’un monde à l’autre, sans jamais y parvenir vraiment, en se décrétant un peu blanche et un peu noire, Figueiredo révèle surtout ses failles identitaires. L’enfant, qui n’a jamais mis les pieds au Portugal, se sent originaire du Mozambique… tout en se rendant bien compte que l’appartenance à cette terre est problématique.

Ni Portugaise ni Mozambicaine : Isabela Figueiredo a longtemps buté contre cet écueil, bien après 1975. Lorsqu’elle s’exile seule au Portugal pour échapper aux violences (les parents sont un temps restés en Afrique), rien ne s’arrange : elle devient une retornada, une rapatriée méprisée par la majorité des Portugais qui eux, sont restés au pays et lui en veulent d’avoir eu, pendant un temps, la vie facile. « On disait de nous que nous étions venus pour retirer leur travail aux Portugais, que nous étions des fascistes, des exploitants de Noirs… », se souvient-elle. Elle dit encore : « Cette catégorie insultante de “retornada” a disparu des débats. Les jeunes ne parlent plus comme ça. Mais dans mon imaginaire, c’est encore vivant ».

En 2016, grâce à l’argent d’un prix littéraire, Figueiredo se décide à faire un voyage au Mozambique, qu’elle avait quitté quarante et un ans plus tôt. De cette échappée, elle a publié un récit intense dans le quotidien Público, intitulé : « Un endroit où je n’ai jamais été ». Ce retour qui n’en fut pas un lui a permis, assure-t-elle aujourd’hui, d’avancer un peu : « J’ai rencontré la ville où je suis née. Maputo est une terre différente. Ce n’est pas ma ville natale, mais c’est pourtant le lieu où je suis née. C’est désormais l’Afrique. Et quand je suis à Maputo, je me sens portugaise. Je reconnais des choses, l’architecture, les fruits, la langue que l’on parle. Mais je n’appartiens pas au Mozambique. »

L’entretien se déroule à quelques semaines d’élections législatives anticipées au Portugal. Des observateurs s’inquiètent d’une éventuelle poussée du parti d’extrême droite Chega. À l’été 2020, le pays avait été secoué par l’assassinat d’un comédien noir originaire de Guinée-Bissau, Bruno Candé, abattu en plein jour dans une banlieue de Lisbonne, par un ancien combattant de la guerre en Angola (1961-1975). Le racisme continue de travailler en profondeur la société portugaise.

« Oui, je l’entends tous les jours, au café, dit Isabela Figueiredo. Je ne sais pas s’il est possible de mettre fin à des choses comme cela. Ce ne sont pas seulement les plus âgés, mais aussi au sein de la jeune génération. Et je ne crois pas que cela se passe seulement au Portugal, c’est partout en Europe. L’assassinat de Bruno Candé a montré au grand jour quelque chose d’ordinaire caché, qui brûle dans le ventre de la société. Si vous me demandez comment résoudre ça, je ne sais pas. »

Le Portugal est l’un des seuls pays d’Europe dirigé par un métis : le père de l’actuel premier ministre Antonio Costa est né à Goa, ancienne colonie portugaise en Inde. « Beaucoup de personnes, sur Facebook par exemple, parlent de lui comme du “monhé” : c’est un terme très péjoratif pour parler des gens originaires d’Inde… Et en même temps, les Portugais aiment Antonio Costa et vont voter PS bientôt, si l’on en croit les sondages. »

Des activistes antiracistes au Portugal regrettent souvent que Costa ne mette pas davantage en avant son identité métisse, notamment pour contrer l’extrême droite sur ce terrain. Isabela Figueiredo n’est pas d’accord : « Costa ne s’identifie pas comme quelqu’un de racialisé. Ce qui est plutôt bien pour la société. »

L’écrivaine ne dira pas pour qui elle votera le 30 janvier prochain. Et assure n’avoir jamais, à l’exception d’une brève expérience qu’elle préfère taire, adhéré à un parti : « Nous parlions beaucoup de politique à l’université. J’avais des amis communistes. Mais j’étais à vingt ans comme je le suis aujourd’hui : pas de gauche, pas de droite, tout en jugeant que la politique est très importante. Je dirais que je suis un peu œcuménique… »

En 2016, Isabela Figueiredo a publié un autre livre, La Grosse, couronné de succès public et critique au Portugal. C’est une suite. Vous retrouverez une petite fille devenue femme, en dialogue avec son père et sa mère, dans un appartement de banlieue rempli de plantes et d’objets venus d’Afrique, et une femme, qui a été petite fille, qui ne sait pas quoi faire de toutes ces choses. La question derrière tout cela, c’est de savoir ce que le trauma [colonial — ndlr] a causé chez cette fille, ce qu’elle va faire de sa vie ». Le texte est annoncé aux éditions Chandeigne en début d’année 2023.

strong>Ludovic Lamant – Mediapart – Janvier 2022

Noire et blonde

Dédié à son père, le récit autobiographique de la portugaise Isabela Figueiredo explore de manière enfantine et brutale la réalité coloniale au Mozambique. 

Attention, oiseau rare ! Ils se comptent sur les doigts de la main les livres qui donnent à voir, de l’intérieur, dans une langue à la fois crue et subtile, le désordre inhumain et affreusement intime du système colonial. Malgré son vilain titre, le récit autobiographique d’Isabela Figueiredo, née au Mozambique de parents portugais, fait partie de ces textes pionniers. C’est un livre majeur. Il cogne fort. Comme un cœur oppressé, comme une masse – loin des bonnes manières. 

La voix est celle d’une petite fille. Une petite fille aux cheveux blonds, de condition modeste – un père électricien, une mère au foyer. Nous sommes à Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), un dimanche, au début des années 1970. La petite fille répète ce qu’elle entend et raconte ce qu’elle voit. De sa bouche, dès les premières pages, surgissent les crapauds familiers de la vérité coloniale : « Les Blancs allaient se faire des négresses. Les négresses étaient toutes pareilles et pour eux, il n’y avait pas de différence entre Madalena Xinguele et Emilia Cachamba, sauf la couleur du pagne ou la forme des nichons… (…) » Les femmes des Blancs ne s’en offusquent pas. « Les négresses n’étaient pas sérieuses, les négresses avaient la chatte large, les négresses gémissaient fort, parce qu’elles aimaient ça, les chiennes. Elles ne valaient rien. » D’entrée, l’infection du racisme, la hantise sexuelle, l’animalisation ordurière, toute cette « terminologie raciale » qui a bercé l’enfance de la naratrice, souillant sa propre langue, et qui permet, souligne dans une préface magistrale l’écrivaine Léonora Miano, de reléguer les Africains, ces sans nom, sans visages, sans histoire, « dans une altérité fondamentale ». D’entrée… et pour toujours ? Justement non, pas tout à fait. 

Car la petite fille, très vite, elle qui, dès sa naissance, a reçu « en pleine figure tous les discours de haine » de ses parents et de leur monde, la petite fille se cabre face à son père, ce matamore, ce « roi-géant » qu’elle aime d’amour pourtant : « Je l’écoutai, sans rien dire, sans un signe d’assentiment, sans l’ombre d’un tressaillement, et moi, tout entière, j’étais un non d’acier. » Rien d’héroïque ou de particulièrement courageux à cela. Isabela, à l’instar de Marnus Erasmus, le jeune narrateur afrikaner du beau roman de Mark Behr, L’odeur des pommes (JC Lattès, 2010), est, de naissance, une personne en miettes, à l’identité incertaine, mouvante, déchirée. Pour survivre, elle doit repousser, à défaut de s’en affranchir, cette idéologie déshumanisante, cette « haine du nègre » que son père voudrait lui transmettre : s’y opposer par le silence d’abord ; puis par les mots, même abîmés. Ceux du livre. « Quand nous grandissons et que la vie nous corrompt, il devient impossible de revenir aux premières lettres, celles qui ne connaissent, naturellement, aucune corruption, aucun commandement  », admet l’auteur. 

Contrairement à ses parents, émigrés au Mozambique à la faveur de la domination coloniale, Isabela Figueiredo est de ce pays, sans en être vraiment. Elle le quittera en 1975, en catastrophe, au lendemain de la chute du dictateur Salazar qui voit la fin de la colonie. Le Portugal où elle débarque n’a rien d’accueillant – malgré la rude gentillesse de sa grand-mère, dont elle partage, avec un régiment de poules pondeuses, la vétuste masure. Isabela Figueiredo est une retornada. Son récit va de sa terre natale, en Afrique, à sa terre sépulcrale, en Europe – son point final. Elle flotte entre les deux, « légère » et même « euphorique », solitaire, détachée de tout, sauf de ses rêves et du souvenir du citronnier, dans le jardin de Matola.

En quelques deux cents pages et cinquante et un chapitre, certains très courts, parfois scandés d’une photo en noir et blanc, Figueiredo, femme de lettres – son vrai pays – explore de façon inédite, enfantine et brutale, ce pan de l’histoire portugaise, celle de son enfance et celle de son père, ce salopard aveuglément aimé, à qui le livre est dédié. « Rond, doux, griffé, le corps de mon père s’offrait aux rires, aux chatouilles, à mon corps », dit-elle. « Mon père fut un colon jusqu’à sa mort », dit-elle aussi, décrivant, la réalité coloniale – vue du côté des maîtres blancs, racistes, misogynes et d’une cruauté sans frein. 

« Au Mozambique, c’était facile pour un Blanc d’éprouver du plaisir à vivre. Nous étions presque tous patrons et ceux qui ne l’étaient pas, avaient l’ambition de le devenir. » Quant aux Noirs, « ceux qui étaient de la même terre que moi, mais qui ne pouvait pas être comme moi », précise-t-elle, leur sort était vite scellé : « C’était des nègres. C’était ça leur crime. Être nègre. »

En mille scènes de la vie quotidienne – le jour où elle apprend à « baiser » avec le petit Luis, tout aussi benêt qu’elle ; celui où elle gifle une camarade de classe, en toute impunité, puisque « C’était une mulâtre » ; celui, encore, en septembre 1974, où leur voisin, « le nègre au chien blanc », détourne les émeutiers de leur maison et leur sauve la vie, etc. – c’est un détonant album de famille, qui s’ouvre est se révèle. La joie de l’enfance et de ses jeux secrets se déploie dans l’enclos d’un système infernal, aussi violent qu’illégitime. 

La classe, la race, la langue : tout sépare la jeune Isabela des colonisés, gosses de son âge compris – « des enfants dépenaillés, pieds nus, la morve au nez, affamés» qui viennent frapper à la porte, « travail, patron », et qu’elle fixe du regard « sans mot dire », avant que la mère les chasse et qu’elle retourne « lire Dikens ou n’importe quel auteur ». La petite Isabela ne comprend rien à ce monde et à ses diktats, qu’il lui arrive de transgresser. Ainsi, en cachette de ses parents, décide-t-elle un beau soir de vendre des mangues aux passants, comme le font les autochtones. Elle s’installe devant el portail de la maison, assise par terre, les fruits du jardin posés sur le cageot, « trois mangues plus une, perchée dessus ». Elle les offre à un prix dérisoire, afin de « dissiper la méfiance des Noirs » : qu’ils osent « surmonter leur peur et s’approcher de la fillette blanche-noire comme eux.» Car n’est-elle pas « une petite Noire blonde? »

La « racialisation des corps et des imaginaires », qui fut, rappelle Léonora Miano, « La très grande faute de l’Europe conquérante » ne sera pas effacé de sitôt. Cela viendra, sans doute. « À ceux qui vivent aujourd’hui, il revient simplement d’en exposer le drame et d’en combattre de leur mieux les effets » estime la romancière. À sa manière, Isabela Figueiredo a fait le job. Magnifiquement. »

Catherine Simon – Le Matricule des Anges – Septembre 2021

Carnet de mémoires coloniales, d’Isabela Figueiredo : mon père, ce colon

Histoire d’un livre.

Dans Carnet de mémoires coloniales, Isabela Figueiredo, née au Mozambique de parents portugais, retranscrit la bile raciste qui s’est déversée sur son enfance.

Coincée entre ses parents sur la banquette arrière d’une voiture, une fille de 12 ans file vers l’aéroport de Lourenço Marques (actuelle Maputo). Sa famille l’envoie au Portugal, où elle n’a jamais mis les pieds, pour la protéger des exactions commises durant la décolonisation du pays – le Front de libération du Mozambique (Frelimo) a mené la guerre à l’occupant portugais de 1964 à 1974. Nous sommes en 1975, et des centaines de milliers de « retornados » embarquent comme elle. Elle s’appelle Isabela Figueiredo. Elle est née en 1963 dans ce pays qui, bien qu’étant le sien, ne lui appartient pas, comme elle l’écrit dans son Carnet de ­mémoires coloniales, qui vient de paraître en France.

Pressés autour de l’adolescente, ses proches lui demandent de dire à la famille restée en Europe que l’image irénique qu’ils se font du nouveau pouvoir au Mozambique est fausse ; que les colons comme eux ont subi des massacres, des viols, des pillages. A son arrivée, la jeune fille réalise que ce message est « inaudible », car les Portugais qu’elle côtoie exècrent leurs compatriotes établis en Afrique. « Alors je me suis tue », explique-t-elle au « Monde des livres » lors d’un entretien à Paris. Pendant trente ans.

Une forme de catharsis

Il lui a d’abord fallu attendre que son père meure, en 2001, pour qu’elle se sente libre d’écrire sur le sujet de la colonisation, très tabou au Portugal. « Je ne pouvais pas le faire tant que mon père était vivant. Parce que je l’aimais. J’ai dû choisir entre vivre en paix ou en guerre avec lui. » De ce père volcanique qu’elle adorait, ce « roi-géant », un électricien raciste et machiste, à la fois cruel et généreux, elle a inlassablement rejeté les idées.

Quatre ans après cette mort, elle se met à tenir un blog, « Mundo perfeito », écrivant chaque soir en rentrant du journal où elle travaille. Une forme de catharsis, au fil de laquelle elle déconstruit sa propre trajectoire et ce « monde parfait », ainsi qu’elle le percevait. La blogosphère portugaise s’enthousiasme. Un petit éditeur, ­Angelus Novus, contacte Isabela Figueiredo : il veut la publier. En 2009, Caderno de memorias coloniais paraît. Ne subsiste du blog que le courant narratif sur l’enfance mozambicaine de l’autrice. Elle a écrit ce livre à 46 ans, forte de ce qu’elle savait déjà en 1975 sur le tarmac : qu’un jour elle raconterait sa vérité, et que ce serait une trahison pour tous.

Toute sa jeunesse, la bile colonialiste s’est déversée sans égard pour elle. Elle a entendu les femmes blanches obsédées par le sexe des Africaines ; les hommes (dont son père) qui se vantaient de leurs conquêtes « locales » auprès de leurs amis restés en métropole, photos à l’appui ; et tous qui ressassaient l’infériorité de « la négraille », à laquelle ils étaient bien bons de donner du travail. La petite Isabela observait, muette comme une « taupe ». Adulte, elle raconte, reprenant leurs mots corrosifs, et posant enfin les siens. La prose de l’autrice est violente parce qu’elle-même est violente, avoue-t-elle. Comme son père. « Mon père » est d’ailleurs le titre qu’elle a d’abord pensé donner à son livre : « Car mon père, c’est le colonialisme au Mozambique. C’est une métaphore. Tout était là, en lui », dit-elle à propos de celui qui « éprouvait du plaisir à vivre » la belle vie dans ce qui était pour lui une Californie et qu’Isabela Figueiredo désigne dans son ouvrage comme « un vaste camp de concentration aux odeurs de curry ».

Dix éditions au Portugal

Pour écrire son Carnet…, Isabela Figueiredo n’a pas touché aux boîtes remplies de carnets intimes qu’elle a tenus de ses 16 à ses 40 ans. Elle s’est fondée sur ses « fragments de mémoire congelés ». La psychanalyse l’a aidée à retrouver « la petite fille au soleil, aux cheveux impeccablement tressés », qu’on voit sur les photos qui illustrent l’ouvrage. « Avec ces images, j’ai voulu dire : c’est moi qui ai vu ces choses, lui, c’est mon père… Je voulais faire partie de l’histoire », explique l’autrice.

Lors de sa parution, en 2009, Carnet de mémoires coloniales séduit d’abord un lectorat d’universitaires et de spécialistes. Quand son contrat avec Angelus Novus arrive à terme, l’écrivaine le propose à un plus grand éditeur, ­Caminho, qui le publie en 2015 dans une version augmentée de plusieurs chapitres. Le livre connaîtra dix éditions en tout au Portugal, et un fort retentissement auprès de la critique et du public. A sa mère, décédée aujourd’hui, elle n’a pas lu les passages sur les frasques sexuelles de son père dans les quartiers noirs. Les membres de sa famille préfèrent ignorer l’existence du Carnet… Il leur fait honte. Ceux qui le lisent passent à côté, ayant totalement refoulé cette période. Ainsi de son cousin, que le récit montre partant et revenant du front nord de la guerre coloniale au Mozambique : il ne s’est pas reconnu.

Ce livre a permis à Isabela ­Figueiredo de comprendre qu’elle est « née dans le colonialisme. Un lieu qui n’existe pas, une bulle », et que, si elle n’est pas une Mozambicaine, elle n’est pas non plus une Portugaise comme les autres : l’Afrique sera toujours dans son cœur et au cœur de ses livres – son deuxième, A gorda (« La Grosse »), paraîtra chez Chandeigne en 2022. Il y a cinq ans, elle est retournée à Maputo pour la première fois. Le soir de son anniversaire, elle a eu envie d’aller danser. Un homme noir l’a invitée sur la piste. Ils se sont embrassés, avant de s’exclamer en même temps : « C’est la première fois que j’embrasse un homme noir/une femme blanche. » Le souvenir lui donne encore des frissons. « Ç’a été comme une libération », conclut-elle.

Un « nous » indéterminé

En une succession de brefs chapitres entrecoupés de photos de famille en noir et blanc, Carnet de mémoires coloniales raconte la difficile équation d’une femme née au Mozambique de parents portugais, qui a aimé corps et âme un père colonialiste dont elle refusait les idées. C’est donc un livre d’amour et de trahison. Isabela Figueiredo repousse avec la même violence les mots et les images qui se sont abattus sur elle dans son enfance, projetant les bribes d’une conversation grivoise sur la sexualité des Africaines, ou le souvenir d’un père qui blague, hilare, avec son voisin noir, ou battant un ouvrier noir qui ne s’est pas présenté sur son chantier. La dualité du père fait écho à celle du Mozambique sous le joug colonial, paradis pour les Portugais, enfer pour les Africains. Entre les deux, l’écrivaine semble les interroger : qu’avez-vous fait de mon innocence ?

Née en 1963 au Mozambique, l’écrivaine, dont c’est le premier livre, est partie pour le Portugal à l’âge de 12 ans, au moment de l’indépendance de l’ancienne colonie. A son arrivée, les Portugais qui vivent dans la misère lui font un accueil terrible, écumant de jalousie pour leurs compatriotes enrichis dans les colonies. La force du livre réside dans son style indirect libre qui embrasse les mots crus des Portugais du Mozambique et ceux des Portugais de métropole en les faisant cohabiter dans un « nous » indéterminé, créant une manière de conversation sur le colonialisme de leur pays.

Gladys Marivat – Le Monde – Octobre 2021

Isabela Figueiredo: «le mythe du colonialisme portugais doux»

Dans Carnet de mémoires coloniales, l’autrice évoque, à hauteur d’enfant blanche, le Mozambique d’avant l’indépendance puis de la transition. Une plongée dans un monde de domination raciste au quotidien.

Dans un petit bureau du Paris balzacien, rue Tournefort, Isabela Figueiredo jaillit de son siège, s’approche d’un bout de mur vide, raconte. Et voilà que la surface devient noire, et qu’on est projeté au Mozambique fin 1974, juste après l’indépendance. Pour le pouvoir communiste il fallait alphabétiser de toute urgence le peuple. Et la fille de l’électricien portugais, qui lisait Dickens, se retrouve éducatrice. «J’avais 11 ans, il y avait une ruine, une maison d’un colon blanc incendiée par les noirs par vengeance. Je me souviens d’un mur complètement noirci par le feu et dont je me servais comme tableau. J’avais une craie et j’écrivais les lettres : a, b, c, d, i, e, o, u. Il n’y avait plus de toit, et j’ai utilisé ce lieu pour enseigner la lecture aux fils de ceux qui avaient probablement mis le feu, pillé». Isabela Figueiredo n’était pas une enfant blanche comme les autres. Fille unique, solitaire, dotée d’un caractère rebelle, tôt politisée, elle observe depuis son plus jeune âge ce pays natal qui ne lui appartient pas. Et ce Carnet de mémoires coloniales, écrit après la mort de son père, dévoile le versant intime du colonialisme portugais en Afrique, côté exploiteurs. Une plongée violente dans un racisme du quotidien, enkysté, qu’Isabela Figueiredo, en rupture idéologique avec ses parents, restitue, par le discours indirect. «Nègre», «négresse», «négraille», cette ronde de mots dit à la fois le rejet de l’autre et l’obsession. La femme noire notamment focalise le ressentiment des Portugaises. Animalisée, elle est celle qui attire leurs hommes dans le caniço, le quartier noir à la périphérie de Lourenço Marques (plus tard Maputo), construit essentiellement en roseaux. Le père de l’autrice, chéri mais détesté pour son racisme, est l’un d’eux. «Baiser. Mon père aimait baiser. Jamais je ne le vis, mais ça se voyait. Si on observait bien mon père, ses yeux qui souriaient en même temps que sa bouche, la sensualité virile de ses mains, de ses bras, de ses pieds, de ses jambes… si on prêtait bien attention à la vivacité malicieuse de ses réparties, à son éternel humour à double sens, on comprenait que ce géant aimait baiser. Je savais sans savoir.» Ce livre est une contribution à une connaissance plus complexe du colonialisme. Comme l’écrit la romancière Léonora Miano dans la préface : «Isabela Figueiredo montre comment une réflexion sur la blanchité est indispensable à tous pour dépasser enfin l’histoire de la violence qui s’est jouée entre Européens de l’Ouest et peuples du monde assujettis par eux». Ce récit est aussi une lettre au père. Et un très beau livre sur l’enfance.

Quelles images vous reste-t-il de l’Afrique de votre jeunesse ?

Je me souviens de la terre, la poussière rouge, les couchers de soleil ensanglantés, la pluie aussi, très forte, les éléments déchaînés. Mais l’Afrique que j’ai connue, et Léonora Miano le dit très bien, ce n’est pas la vraie Afrique, c’est celle des blancs qui n’est pas celle des noirs. Je n’avais pas l’autorisation d’appartenir à ce lieu, et aujourd’hui finalement je ne sais pas très bien qui je suis, je ne suis pas africaine je ne suis pas portugaise, je suis quelque chose au milieu de tout ça, une exilée où qu’elle soit. Il y a cinq ans, je suis retournée au Mozambique, et je me sentais complètement à l’étranger, dans un pays à la réalité africaine inconnue.

Dans votre livre, on sent la violence du langage colon, avec l’emploi du mot «nègre». Vous dites aussi «les noirs». Quel est le choix derrière l’usage de l’un ou l’autre terme ?

La voix qui s’exprime dans le livre est vraiment celle de l’enfant, j’entendais les adultes dirent ce mot, nègre, et donc je l’utilisais. Mais quand je suis arrivée au Portugal, c’était un mot devenu honni et on devait dire noir. Donc la fille adolescente emploie ce terme. Et en même temps, je dois avouer que pour moi, si je me rappelle mes émotions d’enfant, le mot preto [nègre en portugais, alors que negro, un faux ami, veut dire noir, ndlr], contient une chaleur, une dimension intime particulière. Je sais bien que pour les personnes racialisées, c’est un terme inacceptable. Mais quand j’avais 6 ans, ce mot renvoyait simplement à une peau autre, je n’avais pas conscience des différences. En fait je rêvais d’être comme eux, d’enlever mes chaussures et de mettre un pagne, mais ma mère, qui était très autoritaire, ne voulait pas.

Il y a cette scène où vous faites un petit étal de mangues du jardin devant la maison que vous vendez à bas prix, à l’insu de vos parents, comme une femme noire…

Oui, j’avais 7 ans. Je me sentais vraiment seule à cette époque parce que je ne pouvais parler à personne des pensées qui me traversaient. J’étais fille unique, et je ne comprenais pas pourquoi on m’empêchait de jouer avec les enfants noirs.

En fait vous aviez une lucidité enfantine très singulière ?

Il y a un mot important dans le livre c’est le mot clandestin. Je me sentais clandestine tout le temps, j’écoutais ce que mes parents disaient et je faisais les choses en cachette chaque fois que je le pouvais, mais toujours en sachant que si j’étais attrapée j’allais devoir payer le prix, il y a eu une sorte de prise de conscience progressive.

Vous parlez souvent du regard des Noirs, en quoi a-t-il changé avant et après 1974 ?

Je me souviens, avant 1974, d’un regard sans pouvoir, qui signifiait on ne peut rien faire. Je donne un exemple : quand mon père allait sur ses chantiers vérifier le travail de ses employés noirs et qu’il leur criait dessus, je l’accompagnais parfois. Et leur regard parlait, me disait quelque chose, j’y lisais l’injustice, le désir de liberté, la rage, la pauvreté, l’incompréhension. Tout ça je savais le deviner enfant, sans parole. Après c’était différent, c’était un regard de victoire, de puissance, de vengeance.

Quand vos parents vous ont informée que vous alliez partir seule au Portugal, comment avez-vous réagi ?

C’était une chose ambivalente pour moi. A cet âge-là, j’avais 12 ans, j’étais déjà politisée. Je me souviens qu’à l’école on écrivait des poèmes pour Samora Machel [le premier président de la République populaire du Mozambique, communiste, ndlr] et pour le mouvement de libération. Une partie de moi appartenait à ce nouveau temps, était mozambicaine et je voulais rester sur place. Mais en même temps j’avais de la curiosité pour le Portugal. De toute façon je ne pouvais pas refuser. Alors je suis arrivée dans le pays de mes parents qui ne m’appartenait pas, que je ne connaissais pas et que je détestais. C’était le Portugal de la sortie de la dictature, je me souviens de l’ombre, du gris, d’un pays moche, de gens peu éduqués. Ça a été un choc.

Vous dites qu’il n’y a pas de colonialisme doux…

Au Portugal, il y a toujours ce mythe, que cela aurait été moins dur que dans les «possessions» françaises, belges ou allemandes, il aurait été plus doux, mais moi qui ai vécu au Mozambique, qui peux témoigner de ce colonialisme, je n’ai pas l’impression qu’on puisse dire qu’il y a là des différences d’exercice du pouvoir. Si mon père avait été français, il aurait offensé et violenté de la même façon ses employés. Le colonialisme est le même partout. Et ce message que véhicule mon livre ne fait pas du tout plaisir à certains Portugais. Il y a eu des réactions très dures, de lecteurs de journaux, qui disaient que j’étais une traître.

Vous rapportez des scènes d’horreur, de colons tués après l’indépendance. Vous aviez peur ?

Non, je me souviens juste que je m’étais procuré une barre de fer pour nous défendre. Nous vivions dans une maison à une dizaine de kilomètres du centre de Lourenço Marques, un voisin noir nous a protégés. Mais il y a des connaissances de ma famille qui ont été assassinées à la machette et c’était une vengeance mise en scène de façon très symbolique. Par exemple dans la ferme d’un ami de mon père, tout ce qui était blanc a été tué, ça allait des canards au chat blanc, au chien blanc, pas le chien noir. Il y avait beaucoup de manifestations de violence comme dans les films les plus terribles. Et ce que j’ai vu et entendu a laissé en moi un traumatisme. Mais en même temps je comprends que cela soit arrivé parce que je pense que ce n’est pas possible qu’un peuple soit opprimé sans qu’il y ait une réaction. Je préférerais pouvoir me situer d’un seul côté, celui de mon père ou bien celui des indépendantistes et des personnes noires. Mais je suis au milieu, et être au milieu c’est le pire qui puisse arriver.

Finalement, vous avez répondu à la demande de votre père, qui à votre départ du Mozambique vous a répété «n’oublie pas de raconter» ?

Oui, j’ai réalisé ça après avoir écrit le livre, cependant j’ai témoigné à ma manière. Mon père est mort en 2001 et je continuais à lui parler comme s’il était là : il fallait que je sorte tout ce que je pense, ce qui n’était pas possible de son vivant. Ainsi est né ce Carnet de mémoires coloniales. Mais dès l’enfance, je savais que j’aurais besoin d’organiser ma vie en l’écrivant.

Frédérique Fanchette – Libération – Novembre 2021

Un père petit colon

Le Carnet de mémoires coloniales d’Isabela Figueiredo, née au Mozambique en 1963, est un récit dédié au père. Chapitres brefs, organisés autour de points de fixation, de rappels mémoriels récurrents, et hors contrainte chronologique. Animés par la rage et l’indignation.

« Les blancs allaient se faire des négresses. Les négresses étaient toutes pareilles et pour eux, il n’y avait pas de différence […] sauf la couleur du pagne ou la forme des nichons mais les blancs s’enfonçaient loin dans le caniço […] pour bourrer la chatte des négresses. » Le caniço, c’est le quartier noir situé à la périphérie de la ville. La narratrice prête sa voix à la petite fille et à l’adolescente qu’elle fut dans un Mozambique encore dominé par le Portugal. Autant dire qu’elle nouera avec ces deux pays des rapports compliqués de rejet et d’amour, et que toujours elle se vivra en étrangère. « Baiser. Mon père aimait baiser. Jamais je ne le vis, mais ça se voyait. » Le sexe, dans le récit d’Isabela Figueiredo, occupe beaucoup de place. Jusqu’à gagner l’enfant qui observe, s’interroge. « Une découverte, devenue source de honte et de désir. »

Sa famille est modeste sinon pauvre au départ, mais jamais aussi pauvre qu’un natif : « Le Noir était tout en bas de l’échelle. Il n’avait pas de droit. Sauf celui de la charité, à condition de la mériter. » Elle comprend qu’être une fille est désavantageux, notamment en terrain colonial. Alors elle tente de s’éduquer, d’apprendre le courage : « Il me faudrait vaincre les garçons du quartier dans tous les domaines mesurables, mais surtout il faudrait que je les surpasse. » Elle est consciente aussi de ses ambivalences, par exemple vis-à-vis de son père, avec qui les rapports sont intenses et cruels, comme le montrent des passages magnifiques. C’est cette relation qui constitue la chair du livre. Son puissant intérêt. Le trouble qu’il suscite.

Non que cette relation soit incestueuse. C’est bien là, justement, son originalité. Pour une fois, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Depuis longtemps les femmes racontent leurs liens avec leur père, sans qu’ils soient pour autant en dehors de la norme. Quelques exemples pris dans les sujets d’actualité : l’écrivaine Judith Brouste, la cinéaste Claire Denis, la chercheuse Catherine Vidal. Toutes trois, comme Isabela Figueiredo, ont passé leur enfance et leur adolescence en pays colonial : l’Indochine pour Judith Brouste, l’Afrique pour Claire Denis et pour Catherine Vidal. Des pays étrangers où la vie était dure, pour cause de guerre, de déracinement ou d’écarts culturels, où les inégalités sociales se doublaient de la violence colonisatrice. Où il fallait se confronter à l’Autre, à un âge où l’on n’a pas encore fabriqué ses repères. Où il fallait comprendre des enjeux politiques compliqués et opérer des choix qui n’étaient pas ceux des parents. D’où le déchirement, et la difficulté ensuite, de revenir dans son propre pays, de cesser d’être à part, d’être bien là où l’on se trouve.

Isabela Figueiredo raconte cela parfaitement, avec les souvenirs, choisis par sa mémoire, d’instants vécus avec son père, à la fois adoré et détesté pour son racisme. La fille est élevée comme un garçon, elle accompagne son père (petit colon qui a monté son entreprise, pour laquelle il embauche des natifs qu’il exploite, comme tous les Blancs autour de lui) dans les villages, sur les lieux du travail, partout où il circule. « Mon père bavardait dans la rue avec d’autres hommes. Moi, je tournicotais autour d’eux comme toujours, et j’écoutais le bruit assourdi de leur conversation » ; « Par moments, j’attrapais la main de mon père, tournais autour de lui en lui tirant sur les bras. Il s’animait dans la discussion sans cesser de veiller sur moi ».

Les déclarations d’amour ou d’admiration (« Il aimait vivre. Il n’avait peur de rien. Avec lui, tout était possible ») alternent avec des propos tout autres : « Mon père avait le don de transformer les fins d’après-midi dorées du samedi en un puits ténébreux de peur et de rage. En une maladie. » D’où la conflagration : « Mon père avait une chemise blanche et moi, son trésor, sa vie, je l’avais souillée de terre à jamais. » Sa critique du colonialisme est féroce : « La vie d’un nègre valait le prix de son utilité. La vie d’un blanc valait beaucoup plus, même si elle ne valait pas grand-chose. » La petite fille a « une âme de négresse », elle n’est pas du côté de son père.

L’indépendance, amorcée en 1974, proclamée en 1975, ne sert pas l’intérêt des colons, au contraire. Et elle, la petite fille, aussi blonde que blanche, fait figure d’ennemie. Le pays qu’elle considère comme le sien ne lui appartient pas, il lui faut le quitter. Les Blancs qui restent perdent tout, leur maison, leur outil de travail, parfois jusqu’à leur vie, alors que les Blancs de la métropole leur reprochent de s’être enrichis. « Ou l’on était colon ou l’on était colonisé, on ne pouvait pas être entre les deux sans payer le prix fort, la folie pour horizon. »

C’est dérisoire et c’est tragique. La narratrice a pour mission de ramener au Portugal le « service à thé. La machine à coudre. Les papiers, les photos, ton certificat de première communion. Le service à thé chinois ». La liste même est ridicule. Ou bien touchante. On mesure de la sorte la charge émotionnelle des biens perdus dans un contexte dramatique.

Les amateurs de poésie trouveront leur plaisir dans ce récit fébrile : « La nuit est tombée, longue, et la nuit est pour toi le jour. Tu vas t’adapter. Une vie a de nombreuses vies en elle. » Les amateurs d’histoires personnelles aussi. « Combien de temps resteras-tu sur la tombe où ton passé pourrit ? » L’enfant, l’adolescente, devient, dit-elle, un non d’acier. Cela suffira-t-il ? Se dégager du passé, de la haine et de l’amertume, s’ouvrir à de nouvelles façons de penser et de vivre, tout cela requiert des talents inédits. On ne foule pas impunément sa sépulture.

Marie Étienne – En attendant Nadeau – Septembre 2021

Enfant de colons

Née au Mozambique en 1963 de parents portugais, l’autrice tire de son enfance en pays colonisé un livre d’une rare sincérité sur la réalité coloniale intime qui se perçoit d’emblée dans le langage cru, écho au racisme des colons envers les « nègres ». Son père a troqué la misère métropolitaine pour une situation de petit entrepreneur dans la capitale mozambicaine où son entreprise d’électricité emploie une quarantaine d’ouvriers noirs maltraités et payés au rabais. La fillette adore et craint ce père puissant, bel homme, jouisseur, qui l’emmène partout. Très tôt, elle est le témoin incrédule de sa brutalité contre les indigènes «paresseux par nature », et devine que l’homme «baise les négresses » animalisées. La petite fille grandit donc dans ce monde rude et hypocrite où le racisme institutionnalisé fait partie de sa culture : « Je dis nous parce que j’y étais. » Mais son univers en noir et blanc se fissure peu à peu, notamment grâce à la lecture. Adolescente, elle oppose un rejet silencieux au héros paternel déchu, qui l’a toujours incitée à devenir indépendante mais dont la stature se réduit au visage du spoliateur raciste, brutal et misogyne. Arrivée au Portugal en 1975, l’autrice y connaît un douloureux déracinement. Chassée par son pays natal et méprisée dans son pays d’origine, exilée à perpétuité, elle assume la honte et la culpabilité de ses ascendants.

Aline Sirba – Le cahier des livres – Novembre 2021

Isabela Figueiredo au micro de Catherine Fruchon-Toussaint dans son programme Littératures sans frontières.

Pour écouter l’entretien, veuillez cliquer ici !

Les éditions Chandeigne propose en ce mois de septembre un texte particulier : les carnets d’une jeune portugaise, née à Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo) en 1963, qui témoigne de ce que fut la colonisation dans cette partie de l’Afrique australe. Isabela Figueiredo a construit son identité de femme et d’écrivaine sur une expérience douloureuse de retornada (rapatriée).

Léonora Miano, en introduction, réfléchit aux notions de racialité, racialisation indissoluble de la colonisation. Si les Africains et Afro-descendants en sont, bien sûr, les principales victimes, les Blancs sont, en quelque sorte, pris dans un contexte qui leur impose une position de dominant blanc, comme assignés à leur place de colonisateurs. Elle montre en quoi le récit d’Isabela Figueiredo met en lumière la recherche d’une identité de cette enfant blanche/noire, née sur la terre d’Afrique, une recherche sans issue.

Le carnet d’Isabela Figueiredo sont, dès les premières lignes, d’un ton très cru, une manière peut-être de situer la barrière infranchissable entre deux communautés en présence, étrangères du fait de la colonisation qui assigne chacun à un rôle, une mentalité, en fonction de sa couleur.

Dans ce récit de vie l’écrivaine rapporte les éléments d’un racisme ordinaire, quotidien largement incarné par son père. La famille de « petits blancs » vit le racisme colonial comme une façon de sortir de son état social. Le père d’Isabela Figueiredo a fui la pauvreté du Portugal en s’installant comme artisan électricien au Mozambique. Il y vit modestement, une réalité dont sa fille n’est pas consciente car elle se sent riche face aux petits mendiants noirs qu’elle voit à sa porte : « ceux qui étaient de la même terre que moi mais qui ne pouvaient pas être comme moi » (p. 93).

Dans les mots de l’autrice certaines pages sont des morceaux d’anthologie de l’expression du racisme colonial : « les nègres étaient des fainéants[…] ils vivaient aux dépens de sa négresse[…] Il fallait absolument apprendre à ses nègres à travailler pour leur propre bien » (p.91). Même si elle-même enfant se méfie de ces discours, si elle n’adhère pas à cette différenciation raciale.

Au détour de ses souvenirs, c’est un tableau de Mozambique avant la Révolution des Œillets, de la vie quotidienne aperçue par les interstices des palissades du caniço2 . Quelques pages évoquent la guérilla dans le Nord mais aussi l’idée que l’indépendance était possible après le 25 avril 1974, une rupture avec la lointaine métropole mais sans changement, un Mozambique libre sous domination blanche. La violence envahit la vie de la fillette lors des massacres de septembre 1974, elle les raconte de manière brutale, crue cette fin d’un monde. Envoyée chez sa grand-mère au Portugal elle voit la misère et surtout le sentiment de l’exil, le rejet des colons rapatriés et un étrange sentiment de culpabilité : « Le Mozambique est cette image figée de la petite fille au soleil, aux cheveux blonds impeccablement tressés, devant l’enfant noir couvert de poussière, presque nu, affamé, tous deux silencieux, ne sachant que se dire, se découvrant unis par l’âge et opposés par la justice, le bien et le mal, la survie. »(p. 228)

Un récit très personnel qui cependant fait écho à d’autres, ces hommes et ces femmes qui ont dû partir au moment des indépendances.

Sur ce thème on pourra trouver des témoignages et des analyses dans : Carmel Sammut, Itinérance d’un pied-noir de Tunis de souche maltaise, L’Harmattan, 2017 – Alain Vincenot, Les pieds noirs, bernés de l’histoire, L’Archipel, 2014 – Fred Neidhardt, Les pieds noirs à la mer, Éditions Marabout – Marabulles, 2013 et plus général : Olivier Dard, Anne Dulphy (dir.), Déracinés, exilés, rapatriés ? Fin d’empires coloniaux et migrations, Bruxelles, Editions Peter Lang, collection « Pour une histoire nouvelle de l’Europe », volume 12, 2020.

Christiane Peyronnard – La cliothèque – Septembre 2021

Isabela Figueiredo au micro de Lígia Anjos.

Entretien enregistré le 30 septembre 2021. Vidéo en portugais.

Fille d’anciens colons portugais installés au Mozambique, Isabela Figueiredo a construit son identité de femme et d’écrivaine sur sa douloureuse expérience de rapatriée. Elle s’en explique.

« Isabela Figueiredo nous précipite sans crier gare dans un domaine rarement arpenté. La pièce dans laquelle nous pénétrons ouvre de plain-pied sur la question raciale. Ce sont les années 1970 » annonce Leonora Miano dans sa préface.

Fille d’anciens colons portugais installés au Mozambique, Isabela Figueiredo revient, dans son ouvrage Carnets de mémoires coloniales, sur ses premières années passées à Lourenço Marques*.

Elle raconte, dans une langue assez crue, sans aucun tabous, son quotidien. Ses relations avec ses parents. Avec son père surtout. Son père à qui elle porte une grande affection sans pourtant accepter son côté « colon ».Son côté raciste, sexiste et parfois violent.

Mais la grande force de ces Carnets, c’est de nous plonger dans une réalité pas toujours avouée, une réalité qui dérange. Une réalité aussi « crue » que les mots qui la décrivent.

«  Un Blanc et un nègre n’étaient pas seulement de races différentes. La distance entre les Blancs et les nègres était équivalente entre celle qui existe entre différentes espèces. C’étaient des nègres, des animaux. Nous étions des Blancs, des personnes, des êtres rationnels. »

Un ouvrage qui vient contrarier l’idée « du joli temps des colonies » et pointe du doigt les agressions et les humiliations à l’égard d’un peuple et d’une culture. A lire absolument

Marie Torres – Micmag.net – Septembre 2021

Isabela Figueiredo : “Mon pays natal, c’est le colonialisme”

Fille d’anciens colons portugais installés au Mozambique, Isabela Figueiredo a construit son identité de femme et d’écrivaine sur sa douloureuse expérience de rapatriée. Elle s’en explique.

Votre écriture est celle d’une personne sans préjugés, ouverte, gaie, mais qui a beaucoup souffert. Cette souffrance est-elle en train d’être compensée ?

ISABELA FIGUEIREDO Nous souffrons tous beaucoup, ce n’est pas que moi. Les personnes qui font de l’art ont une capacité à transformer la souffrance en autre chose. Il y a dans ce que je fais un mélange de douleur et d’humour. La douleur et la capacité de la dépasser par l’humour. Je suis allée au-delà de la douleur.

Vous ne montrez ni condescendance ni autosatisfaction. “Je suis là, c’est moi.”

L’éducation et la lecture nous sauvent, nous montrent la vie, le monde, nous enrichissent. Heureusement, j’y ai eu accès. J’ai bénéficié des conditions que le 25 avril [la révolution des Œillets qui a signé la fin de la dictature au Portugal, en 1974] a apportées aux personnes du peuple. C’est une chose que peu de gens me pardonnent. J’ai des amis qui me disent : “Ne dis pas que tu es la fille d’un électricien.” Pourquoi ? Je suis fière de dire haut et fort qui je suis. Je veux que les gens sachent que les enfants d’électriciens peuvent aussi être écrivains, professeurs, avocats et autres. Je veux qu’on le sache, parce que c’est une conquête. Avant le 25 avril, je n’aurais peut-être pas eu les possibilités que j’ai eues.

C’est le résultat de la démocratisation de l’enseignement ?

Et ça a été merveilleux. Mon père a souffert, c’est pour ça qu’il est allé en Afrique, dans les années 1950. Il ne pouvait pas vivre au Portugal, la vie était misérable. Il n’avait même pas les moyens de se marier, de fonder une famille.

Et c’était patent chez votre grand-mère, à Caldas da Rainha [une ville de l’ouest du Portugal], où vous êtes arrivée après l’indépendance du Mozambique ?

Ma grand-mère était très pauvre. C’est pour cette raison que mon père n’a pas voulu quitter le Mozambique et est resté là-bas après m’avoir envoyée au Portugal en 1975, toute seule [à 12 ans]. Il refusait de retourner au Portugal comme les autres retornados [rapatriés], sans rien, juste avec ce qu’il avait sur le dos, parce qu’il savait ce qui l’attendait. Il m’a envoyée ici pour assurer ma sécurité, ce qui était important, et mon éducation parce que les professeurs quittaient tous le Mozambique. Il est allé travailler à Tete pour la Hidroeléctrica de Cahora Bassa [qui gérait le barrage du même nom, construit en 1975] où il était bien payé, en dollars, et a accumulé l’argent suffisant pour au Portugal payer comptant la maison où je vis aujourd’hui, acheter une voiture et trouver un emploi décent. Mais pour moi, les choses ont été plus difficiles, j’ai subi le choc des rapatriés.

Avez-vous reçu du réconfort de la part de votre famille ?

Aucun. Je n’avais pas le moindre lien de proximité avec ma grand-mère. Elle ne voyait pas pourquoi je devais faire des études, elle trouvait que je devais travailler le plus vite possible et gagner de l’argent. Ma famille me considérait comme une rapatriée qui avait exploité les Noirs, c’est ce qu’on disait.

Dans vos livres, votre père est une figure d’amour et de haine…

Je ne dirais pas qu’il y a de la haine pour mon père, mais il y a toujours de l’amour. Ce qu’il y a, c’est la révolte, le rejet, la nécessité d’exposer et de dénoncer une attitude avec laquelle je ne peux pas être d’accord. J’ai l’impression de lui faire quelque chose de profondément cruel, mais j’en ai besoin pour pouvoir lui pardonner ce qu’il a été, sa pensée coloniale et raciste avec laquelle je suis en désaccord total. Il ne pensait pas que les Noirs nous étaient inférieurs mais que leur culture ne valait rien. En Afrique, il civilisait les Noirs, comme il disait, il leur apprenait à travailler, à être Européens. C’était la dernière chose qu’eux voulaient. Il était parfois plus brutal que je ne pouvais le tolérer dans sa mission civilisatrice. Les souvenirs de violence que j’ai de mon enfance sont toujours liés aux relations de mon père avec les employés. Bourrades par-ci, coups de pied par-là, gros mots, laids et durs.

Vous êtes-vous sentie rejetée en tant que rapatriée ?

Oui. Il a fallu que je cache que j’étais rapatriée pour ne pas être toujours entachée de l’image d’avoir été une exploiteuse colonisatrice. J’ai arrêté de porter les vêtements que j’avais rapportés d’Afrique, je ne disais pas que j’étais rapatriée. Nous étions les méchants, nous volions le travail des gens du coin, nous avions droit à des aides pour monter des entreprises, les Portugais n’avaient pas ces choses-là.

Pensez-vous que c’est réglé maintenant ?

Maintenant, oui. Les gens se sont mélangés, ont fait leur vie, ont disparu, ont cessé d’être stigmatisés. À partir du milieu des années 1980, on a arrêté de parler des rapatriés.

Qu’est-ce que les rapatriés ont apporté au Portugal ?

Les rapatriés ont apporté l’absence de peur, une énorme ouverture au monde, une attitude entrepreneuriale (je sais que ce mot est horrible). Ceux qui étaient en Afrique ont eu de la chance. Moi, j’ai eu de la chance parce qu’au Portugal, les petites filles de mon âge n’allaient pas à l’école si elles n’étaient pas de la bonne classe sociale. Une fille d’électricien faisait le CE2 ou le CM1 puis allait travailler. Au Mozambique, nous allions à l’école et notre objectif était d’aller le plus loin et le plus haut possible. Nous avons rapporté ça.

Cette audace ?

Au Portugal, les gens avaient honte de tout. Si je mangeais une pomme dans la rue, c’était une honte, si c’était une banane, c’était l’indécence totale. Pour moi, c’était complètement normal. Les rapatriés ont rapporté cette audace énorme, ce courage, cette ouverture, cette volonté de faire et je pense que ceci a eu un effet sur la société d’aujourd’hui. Avec le recul, on voit qu’il y a eu des changements en quarante ans. Si on regarde bien, les gens qui sont en vue dans les secteurs de la culture, de la politique, de la littérature, des arts, viennent pour la plupart d’Angola ou du Mozambique. Nous avions une espèce de rage. La rage est une grande qualité quand on réussit à la diriger vers le bien. C’est une excellente qualité parce qu’elle pousse à aller de l’avant, à être fort. Nous, nous avions cette rage. Quand nous sommes arrivés et qu’on nous a accusés et dit de nous taire – “On s’en fiche que vous vous soyez fait massacrer, que vos amis soient morts” – nous nous sommes sentis ostracisés, et cette rage nous a poussés à faire plus.

En 2016, vous êtes retournée au Mozambique. Qu’y avez-vous trouvé ?

J’ai pas mal souffert pendant ce séjour, quarante et un ans après mon départ. J’ai constaté que mon pays natal, c’était en vérité le colonialisme, que j’étais née dans une bulle de culture européenne et portugaise. Et que tout ce qui était africain était là pour nous servir. J’ai découvert au Mozambique que j’étais portugaise. Je me suis sentie très étrangère.

J’ai également été très malheureuse de constater que le colonialisme portugais avait été remplacé par d’autres colonialismes – sud-africain, chinois, tous les colonialismes qui profitent de l’énorme richesse du Mozambique. J’ai découvert que le pouvoir colonial avait été remplacé par un pouvoir local africain qui méprise la classe inférieure, comme les Portugais méprisaient les Noirs jadis. Actuellement, ce sont les Noirs qui oppriment les Noirs. On continue à avoir une dictature et une oppression ; les gens ont peur de parler et d’être assassinés. Il y a toujours une société de classes terrible, avec beaucoup de misère. Ça a été difficile. Je suis restée un mois ; tous les jours, je voulais repartir et, tous les jours, je me disais : “Il faut que tu tiennes, tu es venue, tiens bon.”

Ana Sousa Dias – Courrier international – Janvier 2019 (source : DIÁRIO DE NOTÍCIAS)