Eduardo Lourenço, écrivain et penseur portugais, est mort
Grand lecteur et interprète de Fernando Pessoa et de Luis de Camoes, il s’est employé dans son œuvre abondante à « déchiffrer l’énigme portugaise » et à penser l’identité de ce pays au sein de l’Europe. Il est décédé le 1er décembre, à l’âge de 97 ans.
L’écrivain et penseur portugais Eduardo Lourenço est mort à Lisbonne, à l’âge de 97 ans, mardi 1er décembre, jour de commémoration de la restauration de l’indépendance de son pays. Soulignant cette coïncidence, le président de la République a décrété une journée de deuil national mercredi 2 décembre, pour honorer celui qui s’attacha, dans une œuvre abondante (en cours d’édition, en cinquante volumes, par la Fondation Gulbenkian), marquante pour plusieurs générations, à « déchiffrer l’énigme portugaise » et à penser l’identité de ce pays au sein de l’Europe. A penser aussi l’Europe en elle-même, dans son histoire et son devenir.
Homme d’une exquise courtoisie, drôle et attentif, explorateur des chemins de traverse plus que des routes trop droites, il n’était jamais pressé de conclure. Les questions de civilisation, de culture et de politique, il les abordait par les détours de la littérature, de la poésie principalement. Il avait vécu une partie de sa vie à l’étranger, en France surtout. Son observation oblique de la culture lusitanienne n’en fut que plus pertinente. Il appartient à cette catégorie informelle d’intellectuels, libres de toute idéologie ou rigidité de pensée, qui suivent leur propre chemin, pour croiser l’universel. Pour lui, la culture est un « substitut à la transcendance ». On peut ainsi le rapprocher des écrivains italiens Claudio Magris et Roberto Calasso.
Le « phénomène Pessoa »
Né le 29 mai 1923 à Almeida, dans le nord du Portugal, Eduardo Lourenço fit des études d’histoire et de philosophie à Coimbra. En 1953, il quitte son pays pour enseigner dans plusieurs universités, d’abord en Allemagne, puis à Montpellier de 1955 à 1958. Il passe ensuite une année à Bahia, au Brésil, avant de revenir en France, d’abord à Grenoble puis à Nice où il termine sa carrière en 1989. Il sera enfin quelque temps conseiller culturel à Rome. Il vivait à Vence (Alpes-Maritimes), avec son épouse et traductrice, l’hispaniste française Annie Salomon de Faria, disparue en 2013.
C’est en 1949 qu’il publie son premier livre, Heterodoxia, suivi d’un second volume en 1967. Mais c’est surtout comme lecteur et interprète de Fernando Pessoa (1888-1935) qu’il se fera connaître, et aussi en France où ses deux essais sont traduits : Pessoa l’étranger absolu (éd. Métailié, 1990) et Fernando Pessoa, roi de notre Bavière (éd. Chandeigne, 1993). Il faut bien prendre conscience de ce que représente l’auteur du Livre de l’intranquillité dans la littérature, et même le destin, réel ou rêvé, du Portugal. « Mégalomane sublime » – mais à l’inverse de ce que l’on entend habituellement par ce mot –, il considérait le moi comme une instance fictive et se démultipliait en hétéronymes pour mieux figurer cette absence.
A lui seul, pensait Lourenço, il est « toute une littérature ». Le « phénomène Pessoa » est « un signe destiné à changer le regard qu’on pouvait porter sur une culture qui croyait si peu en elle-même ». De Pessoa, il sera évidemment question dans un autre livre, Mythologie de la saudade (éd. Chandeigne, 1997). Ce terme désignant la tonalité spécifiquement portugaise de la mélancolie : « Avec la saudade, nous ne récupérons pas seulement le passé comme paradis perdu ou menacé de perte ; nous l’inventons », écrit l’essayiste.
L’Europe, « creuse à l’intérieur »
Mais un autre géant de la littérature lusitanienne allait occuper une large place dans le travail de Lourenço : Luis de Camoes, auteur d’une épopée en dix chants, Les Lusiades (1572), poème national et européen que Lourenço considérait (Camoes et le temps ou la Raison oscillante, L’Escampette, 1994) comme la « mémoire sublimée d’un Peuple ». Ecrit trois quarts de siècle après l’expédition de Vasco de Gama en Inde, le récit de Camoes oppose, selon l’interprète, au rêve de conquête un « rêve d’impuissance » et développe une sorte d’« onirisme épique » sur le destin du Portugal.
Le titre d’un autre essai important traduit, L’Europe introuvable. Jalons pour une mythologie européenne (éd. Séguier 1988, et Métailié, 1991), souligne la perplexité et le pessimisme du penseur qui voit l’Europe comme « une forme brillante à l’extérieur mais creuse à l’intérieur », comme « une maison qui n’existe pas ». Dans un article paru dans la revue Etudes en février 2017, Lourenço critiquait à nouveau la vision utilitariste et économique d’une « Europe privée de liaisons avec les valeurs spirituelles qu’elle a créées ». Enfin, en 2015, paraît chez Gallimard, Une vie écrite, une anthologie de ses études, dont le titre (et pas seulement) renvoie à Montaigne.
Patrick Kéchichian – Le Monde – 9 décembre 2020
Voir à travers les mots, le vague à l’âme portugais
À l’occasion de la réédition aux Éditions Chandeigne de Mythologie de la saudade d’Eduardo Lourenço, nous avons la possibilité de (re)saisir ce qu’est ce sentiment étrange, parfois indescriptible qu’est la saudade.
Le livre va bien au-delà d’une description hésitante du vague à l’âme portugais en l’inscrivant dans une histoire littéraire du Portugal. C’est dire à quel point l’auteur de cet essai est engagé dans une réflexion sur la littérature et, bien plus largement, dans l’histoire de son pays.
Eduardo Lourenço est donc essayiste et philosophe portugais, né en 1923 à Almeida. À travers son œuvre, il a étudié la figure importante de Fernando Pessoa. Également grand européen, il mène une réflexion sur la place du Portugal et de ses désillusions dans l’Europe. Il a reçu d’ailleurs en 1988 le prix européen de l’essai Charles Veillon pour l’ensemble de son œuvre. Ce texte évoque, à travers le prisme d’une étude sur la saudade, toutes les thématiques que Lourenço a étudié.
En déclinant l’essai en plusieurs fragments, il réfléchit la saudade comme élément moteur d’une modernité portugaise. Ce sentiment qui fait que les portugais ont la nostalgie de cette grande patrie aventureuse qu’elle fut, à la pointe de l’Europe et des découvertes maritimes.
Il y a une grande érudition sur le fait littéraire portugais, en partant du récit fondateur Les Lusiades de Camoes passant par le romantisme portugais, voire un certain type de nationalisme, pour arriver à la figure de la modernité que représente Pessoa. Cette érudition et la réflexion menée posent la question pour le lecteur non-portugais de savoir à qui est destiné ce livre.
Eduardo Lourenço semble s’adresser directement au peuple portugais.
Il n’empêche que ce livre est un outil important pour comprendre la culture lusophone. Pour toute personne intéressée par ce pays, il alimente l’imaginaire que l’on peut en avoir.
Il est indéniable que la production culturelle de ce petit pays européen irrigue une curiosité et un état d’esprit. Que ce soit à travers le cinéma, avec par exemple Tabou de Miguel Gomes, les films d’Oliveira ou la littérature contemporaine, d’Antonio Lobo Antunes à Goncalo M. Tavares, on peut y ressentir une mélancolie européenne, puisqu’au-delà des frontières portugaises, la saudade peut se comprendre comme le positionnement de l’Homme dans notre Europe actuelle.
Adrien Meignan – Addict-Culture – 31 mai 2017