« Le Roi Sébastien de Venise », d’André Belo : un cas de « sébastianisme » aigu

Dans un essai original, l’historien revient sur les impostures qui ont suivi la mort du roi Sébastien du Portugal, en 1578, et leur donne sens.

En 1578, le jeune roi portugais Sébastien rassemble une armée de dix-sept mille hommes pour conquérir le Maroc. Il peut compter sur le soutien de Muhammad al-Mutawakkil, l’un des souverains de la dynastie saadienne, chassé du pouvoir par son oncle. Le 4 août, l’armée de Sébastien rencontre celle du prince régnant, Moulay’Abd al-Malik. Les Portugais sont défaits et les trois rois périssent dans l’affrontement. Identifié par un valet de chambre et par plusieurs gentilshommes portugais, le corps de Sébastien est inhumé à Ksar el-Kébir, sur le lieu même de l’affrontement, puis il est transporté au couvent des Trinitaires de Ceuta. Quatre ans plus tard, il sera rapatrié au monastère des Hiéronymites de Lisbonne, où il se trouve toujours.

L’histoire aurait pu n’être que le récit saisissant de la mort de trois souverains dans une même bataille. Il n’en fut pas ainsi. Dès l’automne de 1578, des rumeurs affirmaient que le roi portugais avait survécu. Repris par les ­chroniqueurs Joao de Castro et José Texeira, partagé par des membres des élites et des gens du peuple, ce bruit public devenu croyance se maintint, malgré toutes les preuves qui démentaient la nouvelle. Il y a vingt ans, dans un beau livre intitulé Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois rois (Seuil, 1992 ; rééd. Chandeigne, 2009), Lucette Valensi avait placé la légende aux côtés des récits des chroniqueurs arabes et des célébrations de la défaite portugaise par les communautés juives réfugiées en terre marocaine. Aujourd’hui, dans Le Roi Sébastien de Venise, André Belo fait retour de manière originale sur cette fascinante « histoire d’une rumeur ».

Il souligne les réticences portugaises à reconnaître la réalité ­historique. Pour les écrivains (y compris Fernando Pessoa), la survie du roi Sébastien est un mythe identitaire qui exprime l’âme portugaise et qui affirme, en temps de crise ou de défaite, la certitude dans le destin glorieux de la nation. Les historiens contemporains, y compris ceux qui paraissent admettre la mort du roi, insinuent souvent le doute, tout comme l’épitaphe latine inscrite sur le mausolée du souverain : « Est enfermé dans ce tombeau, si l’on dit vrai, Sébastien ».
Apparu à Venise en 1598 et pendu à Naples en 1603

Apparu à Venise en 1598 et pendu à Naples en 1603

Cette croyance en la survie du roi – le « sébastianisme » – a permis de nombreuses impostures. Dans son enquête passionnante et minutieuse, André Belo s’attache à suivre les pas du premier faux Sébastien, apparu à Venise en 1598 et pendu à Naples en 1603. Son nom était Marco Tullio Catizone. Il était né en ­Calabre, parlait mal le portugais et ne ressemblait guère au roi. André Belo analyse avec acuité les raisons qui ont pu persuader qu’il était Sébastien, revenu vingt ans après la funeste bataille.

Affirmer sa survie était un instrument politique puissant, à la fois pour les Portugais, qui n’acceptaient pas la souveraineté ­espagnole, établie depuis 1581, et pour les puissances ennemies du roi castillan – ainsi, la république de Venise. Aux yeux de certains milieux populaires comme de certains religieux dominicains ou franciscains, le retour du roi confirmait leur certitude millénariste, qui faisait du Portugal le dernier des empires universels annoncés par le prophète Daniel.

En démontant avec subtilité les dissimulations et les naïvetés de l’imposteur, les raisons de ses aveux ou de ses obstinations, les convictions mais aussi les hésitations de ses partisans, André Belo souligne le rôle décisif des puissantes machineries du faire croire dans la construction des identités nationales.

Roger Chartier (Historien et professeur émérite au Collège de France) – Le Monde des Livres – Juillet 2023

L’historien André Belo au micro de la journaliste Catarina Falcão – Diffusé le 29 juin 2023

André Belo, auteur du livre Le roi Sébastien de Venise, histoire d’une rumeur, au micro d’Artur Silva dans son émission « Passage à niveau » sur Radio Alfa.

À écouter ci-dessous – Émission du jeudi 4 mai 2023

Comment la mort d’un roi au XVIe siècle peut-elle nourrir puissamment l’imaginaire collectif d’un pays, au point de connaître plusieurs vagues jusqu’à nos jours ? Professeur à l’université Rennes 2, André Belo se livre ici à une enquête passionnante pour éclairer l’un des épisodes les plus marquants de la croyance pérenne au retour du roi Sébastien de Portugal, tué au combat en août 1578 à Alcácer-Quibir au Maroc, lors de la “Bataille des Trois Rois” que Lucette Valensi, en 1992, avait étudié dans ses Fables de la mémoire.

Malgré l’inhumation de la dépouille dûment identifiée du défunt monarque, à Lisbonne en 1582, vingt ans après, à Venise, un homme prétend être le roi Sébastien. Croisant minutieusement les documents d’époque entre le Portugal, la France, l’Espagne et l’Italie, l’historien démonte les mécanismes de cette imposture pour aboutir à la conclusion qu’elle n’a jamais été crédible, même si une partie de l’élite portugaise l’a alors reprise à son compte.

Ce premier sébastianisme alimente l’opposition politique à la dynastie des Habsbourg et à l’union ibérique, avant de se transmuer dans un “néo-sébastianisme” alimenté par les brumes du “roi caché”, que Fernando Pessoa contribue à épaissir au XXe siècle. À partir de cette “non-mise au tombeau symbolique de Sébastien”, le mythe se montre le plus fort, nourri de rumeurs, de légendes et de mémoire identitaire. Les sébastianistes ont-ils cru à leurs mythes ? Assurément oui, à la lecture de cet ouvrage appelé à faire date pour comprendre la force et la récurrence de ces fausses nouvelles qui nous envahissent aujourd’hui.

L’Histoire – Septembre 2023