Dans ce monument de la littérature portugaise, qui parut en 1888, tout n’est que passion, luxe et volupté. Nostalgie aussi, puisque Eça de Queiroz (1845-1900), qui mena une carrière diplomatique, écrivit Les Maia loin de son pays, jetant sur lui un regard à la fois tendre et critique. Cette saga d’une famille d’aristocrates dans la seconde moitié du xXIXe siècle est un immense fleuve romanesque intranquille, où les vies des personnages sont ballottées par des amours rebelles, taraudées par les doutes de l’existence et les exigences intellectuelles qui échouent dans l’indolence aristocratique.
Afonso do Maia est le patriarche, jadis marié à une bigote qui ne supporta pas de vivre loin de Lisbonne quand son mari avait fui l’immobilité du Portugal en Angleterre. Leur fils, Pedro, partagé entre une vie de noceur et une vie de dévot, mettra fin à ses jours quand sa femme adorée le quittera pour un beau Napolitain. De cette union tragique sont nés une fille, partie avec sa mère, et un fils, Carlos, sur lequel son grand-père Afonso veille amoureusement. Un enfant, puis un jeune homme aux brillantes études et à qui l’avenir sourit quand, devenu médecin, il se destine à de grandes choses. Mais la vie mondaine engloutit ses ambitions : les consultations se font rares, et les réalisations qu’il a en vue, un livre sur la médecine ancienne et moderne et un laboratoire où mener des recherches, restent lettre morte.
Carlos de Maia, personnage phare du roman d’Eça de Queiroz, impuissant à mener à bien ses projets, parmi lesquels une revue pour «rajeunir un Portugal vermoulu», s’enlise sans vrai plaisir dans une molle existence de dilettante mondain et de dandy séducteur, en compagnie de la comtesse Gouvarinho, véhémente maîtresse, puis de Maria Eduarda, la seule passion de sa vie – dont il faut laisser découvrir l’issue au lecteur…
Ses vrais amis ne sont guère plus heureux. Voici Ega, qui aimerait lui aussi écrire – Les mémoires d’un atome – mais qui se disperse, absorbé par des liaisons sans avenir, invitant crânement à violer « une infinité de lois » religieuses et morales, caustiques sur son pays composé d’une « épaisse masse de bourgeois somnolents et obtus, pleins de mépris pour l’intelligence, incapables de s’intéresser à une idée noble, à une phrase bien faite ». Voici encore Alencar, le romantique politique, démocrate « humanitaire » version 1848, poète lyrique aveuglément passionné par la question du naturalisme en littérature. Brossée par Eça de Queiroz, Lisbonne est ainsi la ville des hommes aux guêtres de casimir et aux cravates de satin, qui s’échangent des « shake-hands », se querellent et se réconcilient, se promènent en phaéton et colportent les ragots dans les café du Chiado. Et tous s’ébrouent dans les rideaux en soie des Indes, s’égosillent sur les vertus comparées des écoles littéraires ou roucoulent sur les physionomies féminines.
Afonso, le patriarche attaché aux valeurs de probité et de noblesse d’âme, dont même ceux qui ne les partagent pas n’osent se moquer, est le seul personnage qui ne dévie pas de ses idées. Il porte aussi un regard sévère sur ses compatriotes et s’agace sur l’inertie des plus jeunes : « Eh bien, faites-là, cette révolution ! Mais pour l’amour de Dieu, faites quelque chose ! » Il est question, dans les conversations, d’un monde nouveau qui abolirait un royaume délétère, vaniteux et incompétent. Mais ce sublime roman, terrible satire de la décadence, décrit ceux qui y songent sans agir. Et Lisbonne, dont ils ne cessent de vitupérer « l‘avilissement moral », trop chargée d’histoire pour être atteinte par les discours sur la modernité, resplendit des « trainés joyeuses de clarté dorée » que jette le soleil sur les façades, surplombant majestueusement le Tage « vernissé de bleu », indifférent aux passions humaines.
Gilles Heuré – Télérama – 13 mai 2020
Les Maia – Lisbon revisited
Il y a des livres que l’on doit lire. D’autres qu’il faut avoir lu. D’autres que l’on parcourt et que l’on oublie aussitôt. Et il y a ceux que l’on lit tout simplement, comme une évidence, des classiques qui appartiennent à la légende, qui resteront à jamais dans la mémoire de ceux et celles qui ont eu la simple témérité, un jour, de commencer une de leur page. Des livres qui font l’histoire. Et le livre Les Maia, de notre illustre Eça de Queiroz, en fait partie. Longtemps disponible en grand format, il sort enfin aux éditions Chandeigne en format de poche, pour le plaisir de ceux et celles qui lisent dans le métro, qui glissent leur ouvrage de chevet dans leur sac à dos ou leur blouson.
Un guide littéraire pour voyager entre les époques. Destination : la merveilleuse Lisbonne. Vous pensez connaître la capitale portugaise ? L’avoir parcourue dans ses moindres recoins ? Vous vous trompez. Oubliez tout ce que vous croyez savoir à son sujet. Jamais ville n’a été mieux révélée et sublimée que dans cette fresque naturaliste étonnante.
Véritable feuilleton aux multiples rebondissements, Les Maia retrace sur plusieurs générations le destin d’une vieille famille notable de Lisbonne, à travers l’histoire de trois personnages masculins-clés : le père, Pedro da Maia, victime d’un mariage malheureux avec la terrible et adultère Maria Monforte qui le poussera au suicide ; le fils, Carlos da Maia, héros du roman et archétype par excellence du dandy romantique portugais ; le grand-père, figure tutélaire de l’aristocratie lisboète. Après des études de médecine réussies à Coimbra et un voyage initiatique en Europe , le jeune Carlos rentre à Lisbonne pour ouvrir son cabinet. Accompagné de son fidèle et spirituel ami João da Ega – double littéraire de l’auteur -, il mène une vie bohème dans cette capitale cosmopolite qui vit ses derniers instants de capitale de la Monarchie Constitutionnelle du Portugal, errant du Chiado à la Baixa, de cafés en théâtres et autres clubs littéraires qui éclosent à cette époque. Sa vie est un jour bouleversée lorsqu’il rencontre Maria Eduarda. Naîtra alors une grande passion d’où découleront de funestes révélations.
À la fois saga familiale, roman d’amour et tableau de moeurs d’une société décadente qui tend à disparaître, ces « épisodes de la vie romantique » sont des trésors de narration, portés par une langue et une prose où se déploie toute la virtuosité de ce génie des lettres portugaises, cet immortel, considéré par Borges comme l’un des plus grand écrivains de tous les temps. Ce janvier, et si vous redécouvriez Lisbonne, avec Eça de Queiroz sous le bras ?
Ana Torres – CAPMAg – février 2018