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Eduardo Lourenço

L’essayiste Eduardo Lourenço, né le 23 mai 1923 au Portugal, à São Pedro do Rio Seco un petit village de la Beira Alta, est décédé à Lisbonne le 1er décembre 2020.  Il avait 97 ans. L’émotion a été et demeure immense dans le pays qui aussitôt décrété une journée de deuil national. Il était bien davantage qu’un intellectuel, il symbolisait à lui seul le Portugal, comme l’exprima lors de ses obsèques José Tolentino de Mendonça (voir plus loin).

Après des études à Coimbra, il quitte le Portugal pour enseigner à Hambourg et Heidelberg (1953-55). Il épouse à Dinard en 1954  une Française, Annie Salomon, qui décédera sept ans jour pour jour avant lui en 2013. Il accomplit ensuite l’essentiel de sa vie professionnelle en France à Montpellier (1956-58), puis après un bref séjour à Salvador de Bahia, à l’université de Grenoble (1960-65) et à l’université de Nice jusqu’en 1989. Il exercera ensuite des fonctions de conseiller culturel à Rome. Il devient en 1999 administrateur à vie au siège de la Fondation Gulbenkian à Lisbonne et conseiller d’État en 2016.

Grand spécialiste de Fernando Pessoa, à qui il a consacré de nombreux livres lumineux, il était depuis des décennies la plus brillante figure intellectuelle de son pays où il intervenait régulièrement, jusqu’à ces dernières années. De formation philosophique, il avait élargi très vite ses domaines de réflexion et s’était intéressé à tous les aspects de la vie culturelle, sociologique et politique du Portugal, du monde lusitanien, de la France et aussi de l’Europe, dont il était l’infatigable, imprévisible et toujours lucide commentateur.

Son parcours, par son éclectisme et sa longévité, n’est pas sans rappeler celui d’Edgar Morin dont il fut l’un des amis. Mais il était bien davantage qu’un « Edgar Morin portugais », comme on l’a parfois qualifié. Son humour et son goût pour les paradoxes peuvent tout autant le rapprocher d’un Jorge Luis Borges. Lui-même a dit une fois par boutade qu’il avait toujours eu l’impression de n’écrire que des « Fictions ».  Sa pensée inclassable et multiforme était servie par une écriture toujours allègre, un style fluide et vibrant que bien des romanciers pourraient lui envier. L’écrivain Onésimo Teotónio Almeida a dit avec justesse qu’il abolissait « les frontières entre la création littéraire et la critique, entre la philosophie et la poésie ». Sa conversation brillante (il parlait comme il écrivait), son humilité joyeuse, l’extraordinaire convivialité qu’il savait susciter autour de lui, ont fasciné chacun qui l’abordait, intellectuel ou non. La Fondation Gulbenkian de Lisbonne a entrepris depuis quelques années la publication systématique de son œuvre complète (50 volumes prévus).

Il s’était installé à Vence en 1965, qu’il a définitivement quitté pour Lisbonne après la mort de son épouse. En France, sa seconde patrie, il n’a pas eu la reconnaissance qu’il méritait, l’Université se méfiant toujours des francs-tireurs, surtout habités par un immense talent. Soyons justes, il faut dire aussi que sa modestie profonde, sa distraction légendaire, son inappétence pour les cursus et leurs obligations, n’y sont pas étrangers. Néanmoins, il s’est principalement fait connaître par trois livres emblématiques  : Montaigne ou la vie écrite, L’Europe introuvable et Mythologie de la Saudade (plusieurs fois réédité), où la saudade – forme spécifiquement lusitanienne de la nostalgie et de la mélancolie –, devient le fil d’Ariane de toute la littérature et de l’histoire du Portugal. En 2015, Gallimard publie Une vie écrite, anthologie organisée par Luisa Braz de Oliveira réunissant des essais sur deux sujets récurrents de son œuvre, l’Europe et la poésie, ce qui fut pour lui une forme de consécration.

Bibliographie en français

Une vie écrite (Gallimard, 2015) ; Mythologie de la saudade, essais sur la mélancolie portugaise (Chandeigne, 1997, 4° éd. 2019) ; La splendeur du chaos (L’escampette, 1998) ; Camões 1525-1580 (L’escampette, 1994) ; Fernando Pessoa, roi de notre Bavière (Chandeigne, 1993) ; Montaigne ou la vie écrite (L’escampette, 1992, rééd. 2004) ; L’Europe introuvable : jalons pour une mythologie européenne (Métailié 1991, rééd. 2010) ; Pessoa, l’étranger absolu (Métailié-Chandeigne, 1990) ; Le miroir imaginaire, essai sur la peinture (L’escampette, 1981).

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Le texte suivant, révélateur de son style et de son champ de pensée, est extrait de son journal inédit. Il avait à l’époque 60 ans. Il avait accepté en 2018 de le placer en exergue de la dernière édition  de Mythologie de la Saudade.

« Ce n’est qu’à l’heure de notre crépuscule que nous découvrons, enfin, que nous avons été au paradis et que nous allons le perdre. Nous n’avons pas été surpris d’être accueillis par un soleil qui nous attendait depuis des milliards d’années, par la fraîcheur des rivières et des prés, par le doux silence des forêts ; nous n’avons même pas reconnu l’arbre de la vie planté au beau milieu de la création.

Maintenant que je me tourne vers le côté sans ombre, je reconnais mieux le torrent de lumière qui inonde mon dos et nimbe le souvenir de chacun de mes pas sur la terre battue ou l’asphalte de la nuit. En ce passé évoqué comme une mort s’égouttent les sources ténues de l’enfance, plus évanouies encore par ma faute. Parce que je n’ai rencontré personne pour me dire que je vivais au milieu du paradis, entouré d’anges aussi visibles que des poteaux télégraphiques, et incapable de trouver le mot qui aurait pu nous rendre semblables à la face de Dieu qu’ils me cachaient pour m’aider à vivre.

C’était donc là le misérable secret qui m’avait occupé au long de tant de nuits de veille stérile, causé tant de fatigue à la recherche de ce que je n’avais jamais perdu? J’étais au paradis, je suis au paradis, autrefois, maintenant, mais pas pour toujours. Mon paradis est cloué de l’extérieur, comme un cercueil, ouvert sur le néant comme une falaise sur l’abîme.»

Vence, septembre 1983

(traduction de M. Chandeigne)

Texte de Michel Chandeigne.

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