Direction Luxembourg, la station de RER, le jardin, le 11 rue de Médicis. Lieu historique, librairie et éditions José Corti s’y installent en 1938, la librairie des éditeurs associés y est désormais sise. Lieu de mon rendez-vous avec Anne Lima, directrice des éditions Chandeigne, créées voici 25 ans avec Michel Chandeigne. Portrait d’une éditrice discrète, résolue et audacieuse.
Si les éditions Chandeigne étaient une île ce serait une île où les navires s’arrêtent pour reprendre des vivres, faire l’eau, éventuellement caréner, une île essentielle sur la route des Indes, Madère, les Açores, une île face à l’Afrique, là où on s’arrête pour se nourrir, avant la grande traversée, une île au long cours. Anne Lima est lancée. Née en 1966, de mère française et de père portugais, enfant à Lisbonne, étudiante (commerce, histoire) à Paris où elle rencontre Michel Chandeigne biologiste, typographe, traducteur, libraire, amoureux du Portugal. Ensemble, ils créent ce navire éditorial appelé à sillonner les routes du monde lusophone. Récits de voyage, romans, contes, essais, ouvrages destinés aux enfants, Chandeigne est sans frontières même si le premier livre publié en 1992, quatre fois réédité depuis, signé Pascal Quignard, se nommait… La frontière.
L’idée à l’origine de la maison est simple : traduire en français les grands récits de voyage, classiques de la langue portugaise. Une liste de 20 titres est établie. Ils sont loin d’être tous publiés aujourd’hui. D’autres projets sont arrivés, des ouvertures ont fait bifurquer les deux aventuriers (essais, littérature contemporaine, jeunesse…) mais un cap est conservé, le plaisir de faire des livres. Si les choses sont mal engagées, si on ne se comprend pas dans les façons de travailler, mieux vaut ne pas faire. Le renoncement est une liberté. Une dizaine de titres paraissent chaque année, chacun est aimé. Aucune publication n’est opportuniste, cela n’aurait pas de sens chez nous.
L’identité de la littérature lusophone ? ses frontières ? A. Lima refuse ces mots. Chandeigne n’est, pour aucun de ses fondateurs, un combat identitaire. Je me bats contre l’idée d’une singularité. Je défends une littérature qui n’est pas attachée à un sol. Pourquoi la littérature portugaise ne pourrait-elle pas parler des grands espaces de Sibérie, comme le fait très bien Olivier Rolin ? Pourquoi doit-on toujours attendre un folklore, un réalisme magique en provenance du Brésil ? Camoens a vécu en Inde, Pessoa en Afrique du Sud. J’aurais pu l’imaginer en Irlande comme j’aurais pu imaginer Joyce à Lisbonne.
Anne Lima s’échauffe, réfute les clichés, dénonce les formatages, elle fait sienne la déclaration de Miguel Torga (auteur de 45 nouvelles regroupées dans Contes de la Montagne), L’universel c’est le local moins les murs. Et c’est finalement le célèbre ma patrie c’est la langue portugaise de Fernando Pessoa qui revient. Façon de dire qu’il vivait dans et pour la langue portugaise, détaché d’un territoire ou d’une identité nationale. A. Lima revendique sa curiosité, tellement large qu’elle en devient parfois handicapante. Elle s’enthousiasme vite, trop, craint-elle, pour des domaines inconnus d’elle. Elle revendique un travail de défrichage, facilité par sa connaissance de la langue portugaise, celle du pays aimé, un précieux réseau de lecteurs amis qui lui font connaître des textes. Je suis peut-être plus légitime que d’autres, glisse-t-elle avec humilité.
Aujourd’hui, la Magellane compte près de 40 récits de voyageurs portugais ou non, du XIVe au début du XVIIIe siècle. L’important c’est le vif du récit, les yeux qui restent grands ouverts sur l’inconnu, le différent, c’est l’obsession de l’ailleurs. Des ouvrages soignés, illustrés, préfacés par des historiens reconnus, avec lesquels des relations de complicité ont été nouées. L’autre collection majeure, la Bibliothèque Lusitane, regroupe textes littéraires, essais écrits par des auteurs issus du monde lusophone. On y trouve un étonnant best-seller (près de 8000 exemplaires vendus), Européens et Japonais, Traité sur les contradictions et différences de mœurs, écrit en 1585 par un père jésuite, R. P. Luis Fróis. Une liste de 500 phrases, chacune comme un balancement semblant opposer les deux peuples. J’imagine un ou plusieurs acteurs qui les égrèneraient sur scène, brouillant les démarcations culturelles. Chez nous, manger ou offrir de la viande pourrie ou du poisson avarié serait un affront ; au Japon, on en mange et même puants on en offre sans gêne aucune. Ou sur les femmes, Chez nous, les prénoms des femmes sont empruntés aux saintes, ceux des Japonaises sont : marmite, grue, tortue d’eau, espadrille, thé, roseau, etc. L’édition de poche a été préfacée par Claude Lévi-Strauss. J’en aime beaucoup cette phrase, Quand le voyageur se convainc que des usages en totale opposition avec les siens, qu’il serait, de ce fait, tenté de mépriser et de rejeter avec dégoût, leur sont en réalité identiques, vus à l’envers, il se donne le moyen d’apprivoiser l’étrangeté, de se la rendre familière.
Avec le voyage, l’inévitable question des liens entre soi et l’autre, entre le même et le différent. La ligne de partage est incertaine. Je pense au roman Autisme, paru l’an dernier et dont A. Lima (à raison) est très fière. Ce titre a permis à Chandeigne d’entrer dans de nouvelles librairies. Certains éditeurs ont soudain réalisé que Chandeigne existait, s’amuse-t-elle. Le magnifique roman du jeune Valério Romão est finalement encore un récit de voyage, impossible, d’un père vers son fils autiste.
Qu’aime lire A. Lima en dehors, même si avec elle, tout semble dedanstellement les cloisonnements sont refusés ? J’aime m’installer dans une belle langue, riche, travaillée, je n’ai pas peur, j’aime sentir celui qui a écrit. Ce qu’on a de plus riche c’est la langue, c’est merveilleux de sentir la saveur de la langue, c’est notre patrimoine le plus riche. Quelques auteurs contemporains pour illustrer : Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Pascal Quignard, Sylvie Germain. Parmi les classiques, Borges, dévoré, Cortazar, quelques Américains, peu, Steinbeck. Et puis des livres de sciences humaines, des livres d’histoire…
Si elle se méfie de son éparpillement, A. Lima sait se concentrer sur le livre à fabriquer. À chaque fois que quelqu’un vient me suggérer un texte, avant même d’en cerner le fond, je le visualise. Un livre c’est d’abord trois dimensions. Un objet, des couleurs, une mise en page intérieure soignée qu’avec Michel Chandeigne ils ont appris à réaliser eux-mêmes, en artisans du livre. On fait tout nous-mêmes. A. Lima insiste sur la responsabilité que cela leur donne, rappelle qu’il existe des règles pour assurer le confort du lecteur. Il ne faut pas qu’on sente trop la sueur de celui qui l’a fait. Il faut qu’on s’efface. Madame Chandeigne se réjouit d’entendre des compliments sur les salons, heureuse que cette qualité visuelle travaillée de livre en livre, se soit maintenue en 25 ans.
A. Lima soigne aussi l’au-delà du livre, les façons d’en parler, de le mettre en scène, le faire connaître, même si c’est parfois difficile. Un auteur angolais, des nouvelles, Luanda à la veille de l’indépendance en 1975, mais pourquoi tu nous donnes tant de difficultés ? se sont récemment exclamés les commerciaux à propos de la nouveauté de septembre (Oui Camarade ! Manuel Rui). Je crois connaître la réponse. A. Lima aime profondément l’exploration, n’en a pas peur, c’est même une condition de survie. Essentiel pour poursuivre et renouveler le plaisir d’un voyage au long cours.
Isabelle Louviot – Sur une île j’emporterais – septembre 2017