« L’Homme en mouvement », de Patrick Straumann : déambulations d’un grand-oncle évanescent

Le récit passionnant du journaliste sur un homme qui ne tenait pas en place.

Écrire la biographie d’une silhouette dont la caractéristique fut de disparaître pour émerger d’un bout du monde à l’autre bout dans le chaos du XXe siècle, voilà le pari tenu par le journaliste et écrivain suisse établi à Paris Patrick Straumann. Avec L’Homme en mouvement, il dresse le portrait d’un grand-oncle, Paul (1905-1995 ; né Reichstein, celui-ci se donna le patronyme de Ritchie), aussi évanescent dans sa propre existence que fascinant aux yeux de son petit-neveu.

Auteur d’une description de la capitale portugaise pendant la seconde guerre mondiale, havre ambigu pour les réfugiés (Lisbonne ville ouverte, Chandeigne, 2018), Straumann mêle un talent littéraire tout en finesse – corrigeant, à l’aide d’un humour discret, ses empathies pour une ville ou, ici, pour un personnage – à un travail d’historien qui ne cherche jamais à combler les lacunes ou les mystères par l’imagination. L’exercice s’avère d’autant plus difficile que, dit-il, son protagoniste n’avait nulle ambition de laisser la moindre trace.

Outre quelques recherches aux archives, le biographe n’a eu guère d’autre guide que la correspondance entretenue par Paul avec son grand frère et ­soutien indéfectible, le Bâlois « Tadzik », Tadeusz Reichstein (1897-1996), Prix Nobel de physiologie 1950 pour ses travaux sur la cortisone et la vitamine C, aussi sédentaire que son cadet fut en perpétuel mouvement. Tous deux issus d’une famille juive polonaise installée en Suisse, ils fréquentèrent la fameuse École polytechnique fédérale de Zurich, pépinière de savants mais aussi de ­destins insolites

Un itinéraire hors norme

Même si l’on regrette que cet échange de lettres ne soit pas plus souvent cité, il semble bien retracer un itinéraire hors norme. On retrouve ainsi Paul aussi bien à Moscou qu’en Alaska, au Japon qu’à San Francisco et surtout dans des camps et des armées antagonistes en un temps troublé. Habitant l’URSS au début des années 1930, il se familiarise avec le « socialisme réel » peu avant le déclenchement de la terreur stalinienne. Se dérobant à l’« avenir radieux » soviétique tout en y abandonnant une femme et un fils, Paul finira la guerre dans l’US Navy avant d’exercer, entre autres, la profession d’ingénieur dans la marine marchande. Cette carrière chahutée, dont il ressort toutefois indemne, fait penser au récit de la vie d’un espion de haut vol. Mais à lire Straumann, là ne gît pas la clé de cette biographie.

Elle serait plutôt à rechercher dans une mobilité compulsionnelle pareille à celle de ces animaux marins qui meurent dès que leur nage s’interrompt. Quand Paul consulte, dans sa vieillesse, un médecin qui « lui conseille de se déplacer moins ou, au moins, de diversifier ses moyens de transport, Paul l’écoute et se résout à voyager en avion : après un passage par Hawaï et une escale à San Francisco, il atterrit à Anchorage, où il pleut sans interruption ». Même les appels au calme du corps ne parviennent pas à freiner sa déambulation.

De même qu’on a pu jadis considérer L’Homme des foules, d’Edgar Poe (1840), comme le prototype de la modernité, les tribulations de Paul anticipent-elles le statut nomade de l’homme dans une ère postindustrielle et mondialisée ? La fixation des populations que le second conflit mondial et la décolonisation avaient mises sur les routes n’aura-t-elle été qu’une parenthèse ? Telles sont les méditations dérangeantes qu’ouvre ce passionnant récit.

Nicolas Weill – Le Monde – Août 2024