« Là où l’homme a perduré, a survécu une semence, rêve fécondant le temps »

Histoires rêvérées, est le titre magnifique dans son invention d’un recueil de nouvelles de Mia Couto, qui sera publié le 22 septembre.
Ces nouvelles écrites il y a deux décennies au lendemain de la guerre civile qui a ravagé son pays, le Mozambique, de 1977 à 1992, sont traduites en français par Elisabeth Monteiro Rodrigues pour les éditions Chandeigne.
L’auteur africain présente ainsi son ouvrage :
« Là où l’homme a perduré, a survécu une semence, rêve fécondant le temps. Ce rêve s’est dissimulé au tréfonds de nous-mêmes, là où la violence ne pouvait frapper, là où la barbarie n’avait pas accès. Durant tout ce temps, la terre a gardé, entières, ses voix. Quand on leur a imposé le silence, elles ont changé de monde. Dans le noir elles sont devenues lunaires. »
Et rien que ces quelques lignes disent beaucoup sur l’état de guerre permanent aujourd’hui, en Syrie, en Irak, au Soudan, et au-dedans des milliers de réfugiés qui fuient leur pays…
Nul doute que ce livre qui est présenté par l’éditeur comme « fondamental dans la genèse de l’œuvre de Mia Couto » est digne de lecture… On en reparlera, forcément.

Blog Papalagui – 8 juillet 2016 – Christian Tortel

Dans Terre somnambule, sans doute son roman le plus connu, écrit en 1992, l’auteur mozambicain Mia Couto disait : « Écrire, c’est apprendre aux gens à rêver« . Quelques années plus tard, c’est justement ce à quoi il s’attèle : écrire le rêve, après le traumatisme de la guerre civile. Paru en portugais en 1994, son recueil de nouvelles Histoires rêvérées, mélange d’histoires orales et de chroniques politiques, est publié pour la première fois dans une traduction française, aux Éditions Chandeigne.

En 1973, deux ans avant l’indépendance du Mozambique, António Emílio Leite Couto a tout juste 18 ans lorsqu’il demande à adhérer au Frelimo (Front de libération du Mozambique), parti clandestin qui lutte pour la libération du joug colonial. Jeune, blanc, poète, celui qui s’est auto-surnommé Mia (en raison de son amour pour les chats) n’a pas forcément le profil-type du révolutionnaire mozambicain. Pourtant, à sa grande surprise, les dirigeants du Frelimo acceptent son adhésion « car on a aussi besoin de poètes dans la vie politique« , raconte-t-il. C’est plus de 20 ans plus tard, en 1994, et alors que le Frelimo est au pouvoir, qu’il publie Estórias Abensonhadas, ou Histoires rêvérées, en français. Et 20 ans plus tard encore, que les francophones peuvent découvrir cette œuvre. Elle vient seulement de paraître, en ce mois de septembre 2016, aux Éditions Chandeigne, dans la traduction d’Elisabeth Monteiro Rodrigues. Un recueil de nouvelles, où, justement, la question du temps tient une place fondamentale.

Écrire le rêve


Car entre 1973 et 1994, de l’eau a coulé sous les ponts : le Mozambique a connu l’indépendance mais aussi et surtout une terrible guerre civile, longue de quinze ans (1977 – 1992). Écrites juste après le conflit, les nouvelles de Mia Couto demeurent dans une temporalité floue. La guerre est partout et nulle part à la fois, omniprésente et subtile, comme ces disparitions perpétuelles qui peuplent de nombreuses histoires. Passé, présent et avenir sont mêlés, car le sujet est bien ici celui de la reconstruction de la nation mozambicaine, « ce territoire dans lequel tous les hommes sont égaux, ainsi : feignant d’être là, rêvant de partir, inventant de revenir « , explique l’auteur dans son introduction.

La force de ces contes est de nous rappeler à quel point, en effet, nous avons besoin de poètes dans la vie politique. Car Mia Couto, en peignant des fables de transmission, entre père (ou grand-père) et enfants, dessine la nécessité du souvenir mais aussi et surtout du rêve d’un avenir commun. Dans les eaux du temps, la première nouvelle du recueil raconte l’histoire d’un petit-fils qui doit apprendre de son grand-père à voir « vers l’intérieur « , en direction de ses rêves. « Ce qui arrive, mon fils, c’est que presque tous sont aveugles « , dit le grand-père. L’enjeu, pour le Mozambique, est le même que pour le petit-fils : réveiller les rêves endormis, et (ré)apprendre à les écouter pour créer de nouveaux chemins.

Un changement de regard, « vers l’intérieur », dans lequel Mia Couto emmène aussi son lecteur. Dans son recueil, plus qu’à voir ou à entendre, chaque phrase donne à imaginer. Preuve que l’auteur aime à jouer avec nos sens : la nouvelle « Quatre-vingt treize » met en scène un aveugle qui voit mieux que tous les voyants, quand « Le prêtre sourd » illustre un malentendant qui parvient à berner tous ceux qui entendent.

La richesse d’un langage en mouvement


On a beaucoup parlé, déjà, du talent de l’auteur mozambicain à inventer des mots, par ces néologismes mêlant la langue portugaise aux différentes langues mozambicaines. Mais il va plus loin que cela. Le langage, pour lui, n’est pas figé : il appartient à tous. C’est pourquoi Histoires rêvérées nous donne parfois l’impression d’être un ouvrage collectif, où les narrateurs, avec leurs différents phrasés et leurs multiples accents, se mélangent. Parfois, cette variété d’énonciations va jusqu’à se nicher dans un seul et même personnage, comme dans la nouvelle « Joãotónio, pour l’instant », où le narrateur est homme et femme à la fois, permettant à Mia Couto d’appréhender avec subtilité la question du genre, l’un de ses thèmes fétiches.

La multiplicité des points de vue et la richesse du langage est l’une des raisons, 20 ans plus tard, de relire le recueil dans la version française d’Elisabeth Monteiro Rodrigues, qui traduit depuis 10 ans le poète africain en France. « Chez Mia Couto, il y a ce qu’on entend, ce qu’on lit et ce qu’on attend. C’est de l’oralité écrite : son art consiste entre autres à restituer l’oralité en la recréant à l’écrit« , explique celle qui a décidé de devenir traductrice en découvrant l’oeuvre de l’auteur mozambicain. Le langage foisonnant de Mia Couto est d’autant plus intéressant qu’il symbolise les débats connus par le Mozambique juste après l’indépendance, où la question du maintien de la langue portugaise, outil de l’oppresseur colon, s’est posée.

Le choix a finalement été de garder le portugais et de le reconquérir pour renverser le stigmate de l’exploitation coloniale. C’est ce à quoi nous invite l’auteur mozambicain, comme l’explique Elisabeth Monteiro Rodrigues : « La langue était un enjeu de pouvoir, surtout après la guerre. On peut dire que le portugais est devenue une langue africaine« . Une langue africaine aux multiples facettes, et qui en plus de contenir une réappropriation politique et culturelle, permet à l’auteur de construire une histoire qu’il veut universelle et humaniste. Ainsi, après Chaque homme est une race, titre d’un autre recueil de nouvelles de Mia Couto, Histoires rêvérées nous permettrait presque d’ajouter : chaque homme est une langue.

« Murer la peur »

À noter que les Éditions Chandeigne viennent également de publier un autre ouvrage de Mia Couto, inédit cette fois-ci. Il s’agit de Murer la peur, texte bref mais intense prononcé lors des Conférences d’Estoril, en 2011, alors que se discutait l’intervention d’une armée internationale en Libye. Une invitation à la méditation, et une réflexion sur l’instrumentalisation de la peur.

Lucas Roxo – Africultures – Septembre 2016

Enfantines africaines

Mia Couto Le grand auteur du Mozambique entrouvre les portes d’un monde qui réconcilie les contraires.

Il y a beaucoup d’enfance, dans les histoires de Mia Couto. Et beaucoup d’eau, comme si l’une était liée à l’autre, inexorablement.

Au Mozambique aride, où cet écrivain au portugais délicieusement classique fait partie des deux à trois mille blanc restés africains après l’indépendance de l’ancienne colonie en 1974 et le « retour des caravelles » vers Lisbonne, la pluie est la promesse de toutes les prochaines fois. Elle n’est pas du « ressort du climat mais un message des esprits » explique un personnage de l’un des 26 contes rassemblés dans Histoires rêvérées – adjectif joliment trouvé par Élisabeth Monteiro Rodrigues pour rendre en français l’intraduisible abensonhadas, mot-valise né de la contraction des participes passés abençoadas (« bénies ») et sonhadas (rêvées »).

Nombreux dans la prose délicate de Mia Couto, les néologismes marquent la souveraineté conservée de l’esprit d’enfance sur l’imagination de l’artiste : « se perplexer », « soudainiser », « hirondeller », « désaffliger », « poussiérer », « polissonner ».

Ils se bousculent dans la nouvelle intitulée Pluie : la rêvéréee, la plus belle du recueil à notre goût. « Je suis assis près de la fenêtre à regarder la pluie qui tombe depuis trois jours. Quelle saudade le tintillement mouillé de la bruine produisait en moi. La terre parfumigeante ressemble à une femme à l’aube d’une caresse. Depuis combien d’année n’avait-il pas plu ainsi ? À force de durer, la sécheresse avait rendu notre misère muette. Le ciel regardait le décès successif de la terre et, en miroir, se voyait mourir. On eaubservait : pourrons-nous encore recommencer, la joie a-t-elle encore une place ? »

Vers un monde « rêvérée »

Chez Mia Couto, l’extrême simplicité des situations marque l’extrême humanité. Considéré comme un maître pars ses pairs en Angola, au Portugal et au Brésil, l’écrivain au regard doux met en scène des clowns, des enfants, des cocus, des aveugles, des ivrognes, des vieillards – tous en route vers la terre promise, vers un monde « rêvéré » caché sous le nôtre.

Dans ses livres, l’écriture ne prétend pas suppléer la parole. Elle se met à son service, la fait résonner et entendre. « Mon ami Jorge Pointvir- gule, notre Jorojão, me racontait ses mésentendus avec la vie. Malheurs, que, selon se dires, il avait toujours pressentis. Mon ami se montrait tel qu’il était : un pressentimentaliste. »

Comme le Rimbaud du Bateau ivre, les personnages de Mia Couto ont la capacité de « voir ce que l’homme a cru voir’ »  Et ne craignent pas que leurs visions les fassent vivre « dans l’imparfaite certitude ». Loin de les effrayer, la coïncidence des opposés les rassure. On ne peut pas s’étonner d’assister à la rencontre des contraires dans l’oeuvre d’un homme qui est un oxymore à lui tout seul : « Je suis un blanc qui est africain; un athée non pratiquant ; un poète qui écrit en prose; un homme qui a nom de femme ; un scientifique qui a peu de certitudes sur la science ; un écrivain en terre d’oralité. » À découvrir absolument .

Sébastien Lapaque – Le Figaro – Septembre 2016

Remarquablement traduites, les percutantes nouvelles de l’inventif écrivain révèlent un Mozambique vacillant entre rêve et réalité.

À la lecture du titre, on soupçonne la faute de frappe. Mais Mia Couto n’est pas homme à se contenter d’histoires rêvées. L’auteur du magnifique Accordeur de silences n’a jamais pu couper le songe et l’éveil. Ses histoires rêvérées sont avérées, du moins dans la bouche de ceux qui les racontent. Le titre aurait même pu être « Histoires rêvraies », tant elles sont à la fois oniriques et ancrées dans la réalité du Mozambique, et tant elles regorgent de mots-valises d’une magistrale inventivité. Les personnages y hulurlent, désavoisinent, contreparolent, s’airphyxient, se décomportent, se déseffondrent, sont négligentifiques, splendouloureux, inarrêtés, absentendus, contemplinactifs. À se demander si Claude Ponti, célèbre créateur de mots dans ses albums pour la jeunesse, n’a pas séjourné dans la même résidence de traduction du centre culturel français de Maputo que la remarquable traductrice Elisabeth Monteiro Rodrigues, à laquelle il convient de rendre hommage. Grâce à elle, ces nouvelles (parues au Mozambique en 1994) sont un régal de bouche. Très brèves, admirablement condensées sur trois ou quatre pages, elles s’ouvrent et se ferment comme des paupières sur des yeux brillants. Le temps de nous donner accès, dans leur reflet éblouissant, à la vérité d’êtres extraordinaires.

Des femmes, pour commencer. Libres, clairvoyantes, ensorceleuses, car Mia Couto a toujours su camper des personnages féminins qui en savent plus que les hommes, terrorisés parce que « leurs idées naissent quelque part au-dehors de la pensée. Notre peur vient de là : nous ne déchiffrons pas l’intelligence des femmes. Leurs supériorités nous effroyablent, frère. Aussi les conçoit-on sous forme de batailles ».Ivrognes, vieillards, enfants forment autour d’elles une cour d’élèves prêts à tout apprendre : pleurer, déserter, « malaxer des silences », mourir, revenir. Macabre, truculente et féerique, cha­que nouvelle est un joyau.

Marine Landrot – Télérama – Octobre 2016

S’échapper d’un pays en ruine

Dans Histoires Rêvérées, la féerie de Mia Couto dresse un rempart contre la guerre qui ravagea le Mozambique de 1977 à 1992.

De Mia Couto, né au Mozambique en 1955 de parents portugais, on connait surtout en France les romans poétiques et mélancoliques. L’accordeur de silence (Métailié, 2011), son chef-d’œuvre – un conte oppressant sur la tyrannie d’un père qui élève son fils dans un désert à l’écart du monde -, en est un bel exemple, tout comme Poisons de dieu, remèdes du diable et La confession de la lionne (Métailié, 2013 et 2015)

Ses personnages communiquent avec la nature, l’invisible, le silence et les animaux, comme pour conjurer un sentiment de perte et tenter de survivre. Un étrange dialogue qui évoque la quête identitaire du Mozambique, pays ravagé par une guerre civile de 1977 à 1992 et traversé par de multiples langues et cultures. Également biologiste, Mia Couto l’a arpenté dans ses moindres recoins. Et c’est pour restituer ses voix qu’il a crée une langue unique, un portugais du Mozambique riche en néologismes que la critique a baptisés « mozambicanismes ».

Écrites en 1994 et traduites seulement aujourd’hui aux Éditions Chandeigne, les nouvelles d’Histoires Rêvérées sont le laboratoire de l’œuvre de Mia Couto. Une œuvre née du traumatisme du conflit où le rêve et l’imaginaire constituent des lignes de fuite ; où la nature est un refuge qui permet à l’homme d’échapper au vacarme du monde, mais aussi de créer et de se réinventer.

Quotidien surnaturel

Ainsi, les personnages s’évanouissent souvent dans les éléments. Dans « Les fleurs de nouveautés », une petite fille, dont le père est coincé au milieu des bombes, se jette à terre et se transforme en fleur. Plus loin, alors que la guerre approche, un homme saute dans un fossé. À la surface, on voit des volutes de fumée tandis qu’ « au-dessous du Mozambique, Felizbento fume sa vieille pipe en paix, en attendant la Paix majuscule et définitive ». Dans « Les eaux du temps », enfin, un homme raconte le jour où il a vu son grand-père disparaître, heureux, au fond des eaux.  « Je venais de découvrir en moi un fleuve qui ne devait jamais mourir », se souvient-il.

Chez Mia Couto, l’élément aquatique est toujours très puissant. Un fleuve peut tuer ou purifier les hommes dans L’accordeur de silence; la pluie les menacer d-en restant suspendue au-dessus de leurs têtes dans La pluie ébahie (Chandeigne, 2014). Dans ce recueil, « La pluie rêvérée » tombe depuis trois jours et noie tout espoir. « Quelle saudade le tintillement mouillé de la bruine produisait en moi. La terre parfumigeante ressemble à la femme à l’aube de la caresse. Depuis combien d’années n’avait-il pas plu ainsi ? À force de durer, la sécheresse avait rendu notre misère muette. Le ciel regardait le décès successif de la terre et, en miroir, se voyait mourir. On eaubservait : pourrons-nous encore recommencer, la joie a-t-elle encore une place ? »

La description de ces phénomènes magiques a valu à Mia Couto le titre de « maître du réalisme féerique », qu’il rejette. Il aime dire que ce qui nous paraît surnaturel fait partie du quotidien au Mozambique. Dans Histoires rêvérées, il expliquait déjà, il y a plus de vingt ans, son idée de la fiction. « Toute histoire se veut feindre vérité. Mais le mot est une volute trop légère pour s’attacher à la réalité présente. Toute vérité brûle d’être histoire. Les faits rêvent d’être mots, parfums fuyant le monde. On verra dans ce cas que seul das le mensonge de l’enchantement, la vérité se marie à l’histoire. »

Gladys Marivat – Le monde – Novembre 2016

La toute première nouvelle raconte l’histoire d’un gamin que son grand-père mène chaque jour en barque pour un étrange rituel avec les ombres afin de lui faire percevoir cet invisible qui les entoure. (Dans les eaux du temps)

La deuxième évoque l’histoire d’une petite fille noire aux yeux bleus (alliance hors du commun qui lui valut le nom de « Nouveauté Châtiment ») qui s’enracine en tant que fleur dans la montagne pour rejoindre ce père enseveli par les bombes qu’elle ne peut se résoudre à abandonner.  (Les fleurs de Nouveauté)

À un aveugle qui s’avère voir parfois mieux que les voyants dans Quatre-vingt treize répond en écho un homme devenu sourd suite à une explosion qui facétieusement parvient à berner tout un village dans Le prêtre sourd.

« Je suis assis près de la fenêtre à regarder la pluie qui tombe depuis trois jours. Quelle saudade le tintillement mouillé de la bruine produisait en moi. La terre parfumigeante ressemble à une femme à l’aube d’une caresse. Depuis combien d’année n’avait-il pas plu ainsi ? À force de durer, la sécheresse avait rendu notre misère muette. Le ciel regardait le décès successif de la terre et, en miroir, se voyait mourir. On eaubservait : pourrons-nous encore recommencer, la joie a-t-elle encore une place ? » (Orthographe fantaisiste d’origine), lit-on dans les premières lignes de Pluie : la rêvérée. La pluie est d’ailleurs souvent présente dans le recueil.

Dans les autres, un vieillard désobéit aux ordres du représentant de la Nation, refusant de quitter sa maison sans emporter les arbres qui entourent sa maison (La pipe de Felizbento), un enfant innocent est interpellé par un soldat pour ne pas avoir salué le drapeau indiquant le bâtiment municipal (Le couchant du drapeau), une noix de coco se met à pleurer et saigner (Pleurs de cocotier), un hippopotame, dans lequel certains voient la réincarnation d’un mort, détruit avec fureur un centre d’alphabétisation (Sur le fleuve, au-delà de la boucle), deux clowns sèment la pagaille et les cadavres sur leur chemin (La guerre des clowns)… Avec dix-sept autres histoires mettant en scène des cocus, des ivrognes, des figures de femme sublimes et inspirées, divers vieux ou gamins, elles font toutes du rêve un refuge ultime, voire un espace de résistance, face à l’absurdité de la guerre.

« Toute histoire se veut feindre vérité. Mais le mot est une volute trop légère pour s’attacher à la réalité présente. Toute vérité brûle d’être histoire. Les faits rêvent d’être mot, parfum fuyant le monde. On verra dans ce cas que seule dans le mensonge de l’enchantement la vérité se marie à l’histoire », comme l’écrit Mia Couto au début de La pipe de Felizbento.

Ces nouvelles écrites de 1977 à 1992, au lendemain de la guerre d’indépendance du Mozambique et des 15 ans de guerre civile qui s’ensuivirent, s’inscrivent majoritairement dans l’intemporalité et n’abordent pas la guerre directement. Si celle-ci est bien présente de façon implicite, c’est subtilement incarnée par les aventures des différents « héros » avec des portraits de femmes libres, ensorcelantes aux liens occultes avec le monde surnaturel, d’enfants nimbés d’innocence, d’hommes de bonne volonté souvent plus abîmés voire perdus, qui  à travers leur vécu de cette période évoquent plus intimement la filiation et la transmission, l’amour, leurs croyances et coutumes, leur dialogue avec leur terre et les esprits. C’est en pénétrant les pensées et les souvenirs des personnages, avec cette part du divin et d’universel qui les habite, à travers le filtre de l’imaginaire, que le lecteur découvre  la société mozambicaine au cœur de la tourmente.
Il s’ensuit alors un glissement du sujet de la violence des faits à la population d’une richesse humaine infinie qui la subit, de la guerre à la reconstruction de « ce territoire dans lequel tous les hommes sont égaux, ainsi : feignant d’être là, rêvant de partir, inventant de revenir »  comme l’explique l’auteur dans son introduction.

Dans chacun des vingt-six récits de quelques pages à peine ici présentés, tous plus proches du conte fantastique que de la nouvelle, le cadre réaliste initial s’efface progressivement pour faire place aux légendes, au rêve, au délire fantaisiste de l’auteur, avec un doux mélange de tragique et d’humour. Et dans cet univers à la frontière du rêve et de la réalité, l’imagination et la poésie deviennent les clefs uniques de la survie, pansent les blessures et permettent de ré-enchanter le présent pour dessiner un avenir commun.

Pour ce faire, Mia Couto a créé une langue singulière, musicale, colorée et imagée, dotée d’une fausse oralité faite de proverbes populaires, de jeux de mots, de néologismes, d’archaïsmes, de mots valises ou de mots composés inédits qui caractérise son style de livre en livre. J’ai été également sensible à l’épaisseur que l’auteur parvient à donner, face à la luxuriance et au foisonnement lexical et syntaxique de l’ensemble, au silence.

Saluons au passage la superbe traduction d’Élisabeth Monteiro Rodrigues qui, comme elle l’a fait quand elle a transposé le titre original « abensonhadas », contraction de abençoadas (bénies) et sonhadas (rêvées), en « rêvérées » (à la fois rêvées, avérées, révérées), a su habiter ces textes de façon personnelle et être elle-même assez inventive pour nous en restituer toute la richesse.

Un livre hybride entre conte, poésie et récit onirique à lire avec lenteur et attention pour mieux en pénétrer les mystères et en goûter pleinement la saveur. Surprenant et fascinant !

Dominique Baillon-Lalande – Blog Encres Vagabondes – Novembre 2016

Mia Couto : écrire mozambicain

Lire Mia Couto est une expérience singulière et radicale : on entre dans un monde où la réalité se recompose tout le temps, car la parole qui la dit s’invente et se modifie sans cesse. L’écrivain mozambicain dont c’est le pseudonyme est biologiste. Le romancier, connu pour La confession de la lionne ou éditions Chandeigne, spécialisées dans la littérature lusophone, publient un recueil demeuré sans traduction française depuis sa parution en 1994, c’est-à-dire dans les premières années d’écriture de Mia Couto et peu de temps après la guerre qui a meurtri le Mozambique.

Dans un avant-propos vibrant, Mia Couto écrit : « Pendant d’incommensurables années, les armes avaient versé le deuil sur le sol du Mozambique. Ces textes ont surgi en moi entre les rives de la douleur et de l’espoir. Après la guerre, je croyais que seules restaient des cendres, décembres sans intériorité. Tout pesant, définitif et sans réparation. » Continuons de le citer : « Durant tout ce temps, la terre a gardé, entières, ses voix. Quand on leur a imposé le silence, elles ont changé de monde. Dans le noir elles sont demeurées lunaires. » Les vingt-six textes qui suivent, souvent de quelques pages concises, ne se rapportent pas directement à la guerre, toujours vue de biais. Dans « Pluie : la rêvérée », qui fait écho à un court roman de Mia Couto intitulé La pluie ébahie (Chandeigne, 2014), l’eau, motif qui parcourt l’ensemble du recueil, réapparaît dans le ciel quand la guerre s’estompe. Les autres occurrences sont rares, mais on lit dans « La pipe de Felizbento » : « La vie s’attelait au temps, les arbres gravissant les hauteurs. Cependant un jour, la guerre débarqua capable de toutes les variétés de la mort. Dès lors tout changea et la vie devint excessivement mortelle. »

Voilà comment Mia Couto dit autrement et donc autre chose. Le conflit entre le gouvernement dirigé par le Front de libération du Mozambique (FRELIMO) et les rebelles de la Résistance nationale du Mozambique (RENAMO), de 1977 à 1992, a l’air bien loin de tout cela. En plus de la guerre d’indépendance qui s’est terminée deux ans auparavant, c’est pourtant bien ce qui a déchiré des êtres, des mémoires, toute une communauté, que le conte semble entreprendre de réunir, au moins symboliquement. Mia Couto, à l’époque, a agi personnellement. En tant que journaliste, en tant que militant du FRELIMO, qui venait de dégager le Mozambique de la tutelle coloniale. Mais, ici, sa réponse aux meurtrissures se trouve dans la recherche d’une langue qui recomposerait ce qu’il nomme les « voix de la terre » et qu’il dissimule dans le récit. Réduites au silence, tapies dans la nature et les foyers, elles sont tout autant des voix d’hommes et de vivants que d’animaux et de plantes, de disparus, d’enfants et d’ancêtres, voix d’un monde invisible qui n’a pas moins de réalité et de valeur que son envers. Il faut entrer dans la terre, la creuser pour les trouver, les extraire de leur gangue de silence pour les transmettre. Chaque nouvelle se déroule dans cet espace d’entre-deux, un lieu indéfini et en cela semblable aux êtres de décalage et de manque qui l’habitent, à l’image de celui de la première nouvelle du recueil, Vovô, qui est « de ceux qui se taisent parce qu’ils savent et de ceux qui parlent même sans rien dire ». Un autre « décrivait ce qui n’existait pas ». Un troisième dit : « Je souffre, finalement, de la maladie de la poésie : je rêve d’endroits où je ne suis jamais allé, je ne crois qu’à ce qu’on ne peut pas prouver. » Vouloir faire entendre ces voix-là, qui ont l’air « ailleurs », est une résistance douce mais pleine de force.

Traversée de néologismes, d’idiotismes ou de jeux de mots qui rappellent fortement le travail du Brésilien Guimarães Rosa [1], la langue qui dit ces voix a bien sûr des aspects techniques que les traducteurs connaissent mieux. Ils sont en soi un objet de lecture et de rêverie. Mais, en dehors de cela, que se passe-t-il pour qu’on soit à ce point saisi par cette langue, qu’on ait l’impression d’y percevoir une forme de vérité ? Il faut certes parfois faire un choix entre suivre les détails du récit ou bien la suivre, elle, dont les inventions fascinantes ressemblent souvent à de courts miracles et qu’Elisabeth Monteiro Rodrigues fait passer en français avec beauté et attention. Il arrive que les deux soient possibles dans le même geste de lecture, et c’est alors comme un enchantement où tout s’associe, où ces « voix », dissimulées dans la narration, exercent pleinement leur puissance, recouvrent toute la réalité sensible.

L’ambition universelle de ces textes est grande, et elle est réalisée. Blanc et africain, descendant d’Européens et mozambicain, Mia Couto concentre en lui-même les complexités de son pays, où la langue nationale – le portugais – cohabite avec plus de quarante langues bantoues. Ce n’est sans doute pas pour rien que la langue que parlent ses textes maintient un air indécidé. Pour dire les voix de cette terre, il faut une langue qui dise toutes les langues en les intégrant et en les transformant dans un geste poétique, une langue qui ne soit pas uniquement attachée à une œuvre, mais qui soit proprement « mozambicaine ». Pas dans le sens de ce qui limite, enferme ou sépare. En un sens plus profond, plus difficile aussi, mais plus espérant.

Pierre Benetti – En attendant Nadeau – Décembre 2016