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Un conte au fil de l‘eau noire, maintes fois remanié par Pascal Quignard, plonge dans un Paris baroque avec l’écho du Chant du Marais. Et la palette chromatique, d’une belle noirceur, de Gabriel Schemoul.
C’est un noir cosmique profond constellé de particules. Les corps y flottent, les plantes surnagent ainsi que des boîtes étranges aux écrous inquiétants. Autant de natures mortes qui surgissent de ces eaux plus que troubles. Elles accueillent en leur fond de violents récits. Inspirés par l’univers des grands maîtres allemands de la gravure tel Dürer, les peintures de Gabriel Schemoul métaphorisent la mort, le temps qui passe et la vanité de l’homme. L’Enfant virtuose Aiguisé, affûté vingt fois, le conte écrit en 2002 par Pascal Quignard s’empare, dans le contexte des guerres de religion, du destin tragique de Bernon, surnommé l’Enfant, âgé de neuf ans. Vedette du concours de chants d’enfants organisé à Paris en mars 1581, Bernon n’obtient pas le prix car il est protestant. Son principal rival Marcellin, catholique, appartient à la chantrerie de la basilique de Palaiseau. Deux années passent et en 1583 Bernon l’Enfant surpasse avec tant de virtuosité ses concurrents qu’il triomphe. Marcellin craint pour sa mue… Le sombre dessein qui l’habite va sceller le destin de Bernon. Il y a une veine fantastique dans ce conte nourri des coutumes de l’époque et de la fureur des guerres de religion. Mais surtout l’hubris qui gouverne le coeur des hommes, fût-il encore celui d’un adolescent. Le Chant du Marais charrie de funestes désirs et emporte dans ses flots la perte de l’innocence. L’heure de la vengeance va sonner et la cruauté dont s’est rendu coupable Marcellin sera punie. A travers la violence qui s’y déploie, Le Chant du Marais a tant de choses à nous murmurer au creux de l’oreille.
Veneranda Paladino – Les Dernières nouvelles d’Alsace – Octobre 2016
Un conte cruel signé Pascal Quignard
L’écrivain fait chanter les enfants du Marais
Ce conte cruel réunit tous les thèmes chers à Pascal Quignard: le pouvoir de la voix humaine, séduisante, dangereuse, mortelle. La voix des jeunes garçons, fragile, menacée, comme l’innocence. La trahison, la chute, la vengeance et la mort, le poids du nom. «Dans le quartier du Marais, à Paris, au XVIe siècle, tous les ans, à la fin du mois de mars, avait lieu un concours de chants d’enfants qui était très prisé.»
«Tant que je serai perdu mon âme persistera à chanter»
En 1581, Bernon, dit l’Enfant, 9 ans, fascina l’auditoire, mais, protestant, il ne gagna pas le prix. Il l’obtint deux ans plus tard, au grand dam de son rival. Le Chant du Marais joue une mélodie cruelle, que Pascal Quignard détaille, avec un tranchant de poignard, une ligne pure, n’a-t-il pas joué de la viole de gambe? «Tant que je serai perdu mon âme persistera à chanter. Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer. Je ne suis pas mort, je suis disparu», se lamente Bernon, victime de la jalousie.
Beauté onirique
Il saura se venger à son tour avant d’être oublié. Les mots implacables se détachent en blanc sur l’eau sombre, scintillante du Marais, où le peintre Gabriel Schemoul fait dériver une danse des morts merveilleuse: corps de bêtes, de femme, d’insectes, plantes, ossements, d’une beauté terrible, douce, onirique.
Isabelle Rüf – Le Temps – Novembre 2016
Voix d’enfance
En 1530, un tailleur et fondeur de caractères parisien donne naissance à une nouvelle typographie. Galbe raffiné des lettres rondes, finesse des empattements triangulaires, rares appendices ornementaux, le Garamond* est un modèle de pureté et d’élégance. Née de l’Humanisme et de la Renaissance, la typographie est choisie pour composer Pantagruel de Rabelais et Éloge de la folie d’Erasme. En 1598, elle sert à imprimer l’Édit de Nantes qui met fin aux guerres sanglantes entre Catholiques et Protestants. Bien inspirées, les Éditions Chandeigne ont choisi le Garamont pour composer Le chant du Marais, conte écrit par Pascal Quignard, magnifiquement illustré par Gabriel Schemoul, prenant pour décor les tensions religieuses du XVIe siècle.
Nous sommes à Paris en 1581. Comme chaque année a lieu un concours de chants d’enfants dans le quartier du Marais. Les chefs de chœur y font leur choix pour acheter les meilleures voix. Bernon, 9 ans, n’obtient pas le prix car il est protestant. Marcellin, bel enfant catholique rafle la mise, mais l’année suivante, Bernon est ovationné et bissé par le public. Jaloux, Marcellin le tue et lui coupe la tête qu’il abandonne près de la rive de la Seine. Un an plus tard, il entend une voix chantant merveilleusement (Tant que je serai perdu, mon âme persistera à chanter…), elle sort du crâne blanchi de Bernon et Marcellin va tenter de la dominer, de l’échanger contre de l’or auprès d’un gouverneur protestant.
Du genre conte, qu’il assimile au mythe, Pascal Quignard a dit « Le conte consiste en séquences d’événements racontés le plus simplement possible et qui se situe en amont de la première personne, de la constitution du sujet, de l’autobiographie ». Dans cet amont sans je, dans lequel le futur je ne manquera pas de se reconnaître, se déploie un conflit fondateur. Deux identités irréductibles s’opposent, l’une cherchant à écraser l’autre, la dominer, à tout prix. Au nom de la beauté d’une voix d’enfant.
Sur les pages noires de l’ouvrage, texte et illustrations colorées entre blanc-gris et vieil or, s’écoulent dans un même flux, le fleuve de l’histoire, celui de l’Histoire. Animaux, végétaux, squelettes, mystérieuses constructions de bois dérivent dans le noir de l’onde. L’objet-livre matérialise ce flux, relativise les notions de début et de fin, de vie et de mort, de bien et de mal. Seule émerge la continuité de la voix humaine, celle de l’enfant. Bernon ne s’éteint pas dans sa mort. Mon nom n’a pas rejoint mon corps qui a rejoint la mer. Je ne suis pas mort, je suis disparu.
Disparaître peut être une façon de continuer à être. C’est ce qui me reste d’un autre texte de P. Quignard, Villa Amalia. Je me souviens de la matière fluide de ce beau roman dans lequel une femme s’arrachait à sa vie antérieure. L’eau, présente dans de nombreux lieux, était aussi un fil qu’elle semblait suivre.
Comme le Garamond, Le Chant du Marais est élégant et raffiné, simple et mystérieux, porteur d’une culture ancienne et intemporelle. Je l’ai lu comme la belle invitation à garder vivante en nous, la voix précieuse et fragile de l’enfance.
Isabelle Louviaut – Sur une île j’emporterais – Novembre 2016
Paris, fin du XVIe siècle. Dans une France secouée par les Guerres de Religions a lieu chaque année, dans le Marais, un concours de chant à l’issue duquel les plus belles voix sont achetées pour les chœurs… Pascal Quignard mêle habilement érudition et passion pour la langue dans ce conte orné des sublimes dessins de Gabriel Schemoul. Texte et illustrations, se détachent d’un fond noir, qui fait écho à la noirceur des désirs et de la vanité humaine.
Arts & Lettres – L’Amour des Livres – Beaux-Livres 2016
Beauté du conte. Peut-on empêcher une voix de chanter ? Dans ce conte cruel sur fond de guerre de religion au XVe siècle, qu’il peaufine d’une version à l’autre, Pascal Quignard livre la quintessence de son art. L’histoire de Bernon, l’enfant à la voix d’or, s’accompagne des sublimes dessins de Gabriel Schemoul, leur éclatante beauté de noirs, et celle de la fleur surgissant toujours du plus profond des marais.
Valérie Marin La Meslée – Le Point – Décembre 2016
Gabriel Schemoul ou les anamorphoses du style
Gabriel Schemoul fait partie de ces dessinateurs-écrivains qui abordent le récit tantôt en prenant la plume, tantôt en maniant le pinceau. Jeune talent, il livre des ouvrages hétérogènes, comme auteur, illustrateur, explorant deux écritures : l’une dessinée, au service des mots de compagnons de par-cours, tels Nancy Peña ou Pascal Quignard, et l’autre tis-sée de ses propres mots. Formé à l’École Estienne en illustration, il intègre à vingt-quatre ans l’équipe de Joann Sfar pour l’adaptation au cinéma du Chat du rabbin, comme « character designer ». Le dessin pour Mamohtobo de Nancy Peña, proche de celui de Joann Sfar, témoigne de ce compagnonnage précoce. Pas de frontières de genre pour ce dessinateur qui navigue entre BD affranchie de la case, album et dessin libre publié par la revue Clafoutis.
Une entrée sans fracas en littérature jeunesse
Gabriel Schemoul signe son entrée dans l’édition jeunesse avec le texte d’Annette, illustré par Grégory Elbaz. Le personnage éponyme est un double réaliste de l’héroïne d’Alice au pays desmerveilles ; tombée dans un « trou temporel » en l’absence de son père, la voilà confrontée aux étranges métamorphoses qui gagnent son cadre de vie familier.
Les mots sont à hauteur d’enfant, « la théière joufflue » ne comble pas le silence, la brume « boit le paysage » et « rampe ». L’inquiétude gagne, avec les heures qui passent jusqu’au retour du père, qui dissipera toute angoisse. L’univers aquatique, tropisme chez l’artiste, est décliné du bruit des rames sur l’eau au brouillard laiteux qui transforme le paysage. Économie de mots, où les métaphores saisissent le voyage intérieur du personnage, où la langue sait faire place au silence.
Du silence au « chant du Marais »
C’est le chemin qu’emprunte Gabriel Schemoul en proposant à Pascal Quignard, dont il est un fervent admirateur, l’illustration du conte qui s’appellera Le Chant du Marais. Ce texte « cuit au chaudron du silence », selon la formule de l’écrivain, passera au tamis de nom-breuses versions écrites ; la vie et la mort du chanteur Bernon à la voix de séraphin trouvent leur vingtième version chez l’éditeur Chandeigne. Gabriel Schemoul livrera un premier travail d’illustration littérale, pour se remettre à l’ouvrage en faveur d’une version sans repentir, plus abstraite, aussi dégraissée que le texte de Quignard, loin de la flamboyance de Mamohtobo – du récit en cases, il ne reste plus que des bulles qui flottent dans l’eau sombre. La greffe prendra cette fois de manière organique entre mots et images ; la coalescence des mots et de l’illustration semble répondre à une partition, où chacun jouerait de son instrument sans ornements, écrivain et illustrateur rééditant ensemble une bouleversante Leçon de ténèbres, hantée par l’éternel retour de la voix du chanteur. Les mots de Quignard semblent interprétés au fil des pages par les images de Gabriel Schemoul. Sa dilection pour les contrées liquides se confirme, ainsi que la prééminence de l’imaginaire sur le réel ; l’illustrateur donne sa morphologie et son intensité au texte de Pascal Quignard. La référence à l’imagerie d’Épinal et à la planche encyclopédique, le défilé page à page, comme au fil de l’eau, d’objets, de corps flottant, remontés des profondeurs d’un temps ancestral, deviennent la matière à partir de laquelle s’instaurent la véracité et la puissance du mythe, son caractère irréversible.
Un désir de raconter, incarné en images
Gabriel Schemoul illustrateur donne une réponse idiosyncrasique à chaque récit, comme si ses partis pris étaient une transcription graphique répondant à des lois internes, à la genèse d’un récit fondateur pour Le Chant du Marais, à la fable marine de Mamohtobo. Son univers graphique laisse affleurer ici ou là des références iconiques et littéraires qui s’entremêlent, créant une autre narration, en marge du texte, une forme de palimpseste où se révèlent l’intime et l’extime. Loin de la terreur de la com-mande, le dessin de Schemoul emporte généreusement le récit vers un hors-champ où se croiseraient des personnages de Mac Orlan ou des figures sorties des nuits blanches de Saint-Pétersbourg pour Mamohtobo, où l’imaginaire nip-pon engendrerait ce conte inventé de toutes pièces : Ryoshi. Le cinéma d’Ozu, de Kurosawa, les masques japonais de Charles Fréger, le monde imprescriptible de Takeshi Kitano, nourrissent son exploration graphique et son goût de raconter des histoires. Du noir et blanc de Ryoshi, de la riche palette de
Mamohtobo où la case tangue à la stabilité du Chant du Marais, on sent de solides bases académiques, que ce soit dans la représentation de scènes de foule, dans la posture et le mouvement des personnages, ou dans le cadrage et le rythme. La virtuosité dans la création de trognes expressionnistes alterne avec la finesse de portraits proches de Roger Wild ou de Pascin. Pas surprenant qu’on retrouve un autre Gabriel Schemoul dans ce laboratoire de formes qui mêle littérature et dessin qu’est la revue Clafoutis, qui accueille son Ostern Morgen, récit étrange où le lecteur peut voir une réminiscence des Souffrances du jeune Werther mais à propos duquel Gabriel Schemoul évoque plutôt l’univers entre romantisme et expressionnisme de Werner Herzog. On pense aussi à un Glen Baxter par le mélange d’un traitement graphique réaliste – magnifique noir et blanc aux traits hachurés, à la manière de la gravure classique – et le surnaturel ou l’absurde du sens. Avec la survenue de personnages comme celui du Bohg dont l’histoire est à paraître chez Pastel, on ne peut qu’attendre impatiemment les prochaines livraisons de l’artiste en se demandant sur quelles frontières nous mènera le chaman Gabriel Schemoul.
Françoise Gouyou-Beauchamps – Hors-cadre(s) – mars 2017