La déportation de 2000 enfants juifs espagnols asservis

à l’île de São Tomé en 1493 : un épisode peu connu et controversé

dans les chroniques juives et chrétiennes

 

(extrait Histoire des juifs portugais de Carsten L. Wilke / Chandeigne)

Dom João II avait imposé, comme condition de leur accueil, que les juifs espagnols moins fortunés quitteraient le territoire portugais pendant l’hiver 1492-1493. Il semble cependant avoir déployé des efforts pour les empêcher de s’embarquer ou, à tout le moins, d’emporter leurs biens à bord des navires. Le roi chercha manifestement à tirer parti de la situation désespérée où se trouvaient les réfugiés, à la fois par intérêt et pour inciter des conversions au christianisme. Le 19 octobre 1492, il promit d’amples exemptions fiscales et autres avantages aux juifs qui se convertiraient. Ces dispositions légales durent connaître un certain succès, puisque les Rois Catholiques promirent le 10 novembre de la même année d’accorder des privilèges analogues aux juifs qui reviendraient baptisés.

Les juifs qui avaient trouvé une embarcation, malgré les obstacles, n’étaient pas pour autant au bout de leur peine. Les sources juives et chrétiennes s’accordent à décrire leur exode sous un jour abominable. Trouvant les ports de destination fermés à cause de la peste, les bateaux erraient en mer pendant des mois et les marins, en toute impunité, commettaient des pillages et des viols. Ils exposaient leurs passagers, dépouillés même de leurs habits, sur des plages désertes du nord de l’Afrique où les Maures les réduisaient en captivité. Le navire sur lequel voyageait le rabbin Juda ben Jacob Hayat, parti de Lisbonne avec 250 juifs, fut retenu à Malaga, où des autorités municipales et ecclésiastiques affamèrent les passagers pour obtenir leur conversion.

Ceux parmi les juifs espagnols que des empêchements, l’indigence ou la crainte avaient retenus au Portugal devinrent «captifs du roi» à la fin du mois de mars 1493. Leurs coreligionnaires s’efforcèrent de les racheter, mais c’est finalement le nouveau roi dom Manuel I qui, moyennant la somme de 16000 cruzados, consentit à leur rendre la liberté avant la fin de 1495. Dans l’intervalle, pendant deux ans et demi, une grande partie des juifs vivant au Portugal fut asservie et placée dans des maisons de l’aristocratie. Cette dégradation n’a peut-être pas entraîné la perte totale de leur personnalité juridique, mais elle fit perdre aux parents le droit sur leurs enfants en dessous de huit ans, qui leur furent arrachés par ordre royal et baptisés. C’est ce qui arriva au fils du médecin et philosophe Juda Abravanel qui, depuis l’Italie, écrivit en souvenir de cet enfant une élégie hébraïque Complainte sur le temps. Dom João II avait donné ces enfants esclaves en cadeau au capitaine Álvaro de Caminha, seigneur de l’île africaine de São Tomé. Lors de son deuxième voyage en octobre 1493, Christophe Colomb croisa en mer les navires où se trouvaient ces jeunes déportés, qui devaient peupler la colonie. Les sources juives affirment que ces enfants succombèrent pour la plupart : les uns au cours du trajet, les autres à cause du climat de l’île tropicale. Cependant le chroniqueur Valentim Fernandes rapporte les propos d’un marin qu’il a rencontré en 1506, lequel affirmait que sur deux mille enfants déportés, six cents étaient encore en vie. Nous savons par ailleurs que Caminha leur a donné, dans son testament de 1499, des fermes, du bétail et des esclaves noirs amenés du continent africain et qu’il a ainsi réussi à établir à peu de frais la première économie sucrière des Tropiques. Fernandes ajoute que «de celles [des juives] qu’on a mariées à des hommes blancs, peu en ont eu des enfants; les blanches enfantent beaucoup mieux des noirs et pareillement les noires des hommes blancs». À en croire l’affirmation du Néerlandais Gaspar Barlaeus, au XVIIe siècle, la plupart des insulaires étaient encore issus de cette politique de peuplement.

Ce dessein de métissage, qui accompagne l’expansion portugaise depuis ses débuts, allait en quelque sorte se refléter dans les mesures que la couronne imposa, en métropole, à la minorité juive.

 

(extrait de Consolation aux tribulations d’Israël de Samuel Usque (traduction de Liba Mucznik) / Chandeigne)

QUAND LES ENFANTS FURENT ENVOYÉS AUX LÉZARDS. PORTUGAL ANNÉE 5253

 

Cette affreuse tempête fut bientôt suivie d’un sort bien pire. Désirant trouver une occasion raisonnable pour m’humilier, le roi du Portugal a demandé à savoir si le nombre de personnes entrées dans son royaume était supérieur aux six cents familles prévues dans l’accord. Et comme la hâte avec laquelle mes enfants fuyaient la Castille ne permit pas de les recenser, ou d’attendre pour voir quel était le dernier, on trouva qu’ils avaient dépassé le chiffre. Le roi ordonna que tous les excédentaires fussent ses prisonniers et esclaves, et il put ainsi les humilier selon son désir et mener à terme ses mauvaises intentions contre eux. Leurs efforts pour se faire racheter au prix que les autres avaient payé pour entrer, ou même à un prix supérieur, furent vains.

Pour mon malheur, l’île de São Tomé avait récemment été découverte. Elle était peuplée de lézards, serpents et autres reptiles venimeux et vide de toute créature rationnelle. C’est là que le roi exilait les malfaiteurs condamnés à mort, et il décida d’inclure parmi eux les innocents fils de ces Juifs, dont les parents avaient vraisemblablement été condamnés par un décret de Dieu.

À l’heure infortunée où ce crime barbare devait être exécuté, les pauvres mères griffaient leurs visages jusqu’au sang, quand leurs enfants d’âge inférieur à trois ans leur étaient arrachés des bras. Les honorables vieillards arrachaient leurs barbes parce que le fruit de leurs entrailles était ravi sous leurs yeux. Et les malheureux enfants élevaient leurs cris au ciel, en se voyant si jeunes et sans défense impitoyablement éloignés de leurs parents aimés.

Quelques femmes se jetèrent aux pieds du roi, implorant la permission d’accompagner leurs enfants ; mais le roi n’en fut pas touché de pitié. Une de ces mères, considérant cette horrible cruauté sans exemple, prit son enfant dans ses bras et, sans miséricorde pour ses cris, se lança du bateau à la mer houleuse, et s’y noya en étreignant son unique enfant.

Voilà l’inhumaine cruauté avec laquelle ces âmes innocentes furent éloignées de la douce tendresse de leurs parents et livrées au pouvoir d’ennemis sans pitié. Ô mes frères, qui pourrait vous décrire le deuil des entrailles et de l’habit extérieur dont se couvrirent tous mes fils, – les soupirs, les larmes, les sanglantes et fébriles plaintes qu’on écoutait dans tous les foyers ; car il n’y a pas de mots de consolation capables de soulager une telle douleur, bien que tout un chacun eût de bonnes raisons pour l’espérer.

Cette monstrueuse cruauté aurait mené quelques-uns à se donner la mort avant le terme qui leur était assigné par la volonté de Dieu, si d’autres n’avaient pas souffert de leur absence. Mais les maris craignaient le veuvage et la solitude de leurs femmes bien aimées parmi leurs ennemis, et celles-ci étaient arrêtées par l’espoir de revoir quelque jour leurs enfants.

Quand ces innocents furent finalement arrivés à l’île déserte de São Tomé, qui devait être leur sépulture, on les jeta à terre et les abandonna là sans aucune pitié. Presque tous furent engloutis par les énormes lézards qui peuplaient l’île, et ceux qui n’entrèrent pas dans le ventre de ces bêtes périrent de faim et de désespoir. Un très petit nombre seulement fut miraculeusement épargné de ce terrible sort.

Ô Seigneur, dont le pouvoir embrasse la maîtrise de tout l’univers, comment pourrais-je armer mon cœur et mon âme de patience afin que la force et l’élan de telles tribulations ne les déchirent pas? Considère que « tu nous as opprimés et brisés dans une terre de dragons et couverts de l’ombre de la mor», comme mon fils David l’avait prédit et déploré. Et, en plus des malheurs d’Angleterre, tes menaces contre moi s’y réalisèrent à nouveau :

«Tes fils seront livrés à un autre peuple, et quand tes yeux le verront, des larmes en couleront continuellement et tu n’auras pas la force de le supporter.» «Car j’enverrai contre eux les dents des bêtes et la furie des serpents contre le peuple.» «Et en ce temps Je ne vous écouterai pas quand vous m’appellerez et serez affligés.» Donc, «ceins-toi d’un sac, fille de mon peuple et roule-toi dans la cendre, prends le deuil comme pour un fils unique, la lamentation pleine d’amertume.» À présent, vu que j’ai souffert de si amères peines de ta colère, secours-moi, Ô Seigneur, et ne tarde pas.

 
 

 

Le Massacre des nouveaux-chrétiens à Lisbonne, 1506

Yosef Hayim Yerushalmi

Le massacre de Lisbonne en 1506 et l’image du roi dans le Shebet Yehudah

(extrait Sefardica / Chandeigne)

En avril 1506, les nouveaux-chrétiens de Lisbonne furent victimes d’un effroyable soulèvement populaire. Voici comment Salomon Ibn Verga décrit le massacre dans le Shebet Yehudah :

Le massacre qui eut lieu là-bas à Lisbonne :

Je m’étais absenté de la ville et quand je revins au bout de quelques jours, on me dit qu’il n’y avait aucune commune mesure entre les deux, le seul dénominateur commun étant qu’ils étaient tous deux horribles et amers. Et voici ce qu’un vieillard me raconta et que je dois consigner ici. La nuit de la Pâque, les chrétiens trouvèrent des marranes attablés devant du pain azyme et des herbes amères, selon les rites de la Pâque. Ils les amenèrent devant le roi qui ordonna qu’on les incarcérât en prison en attendant le verdict. En ce temps-là il y avait une famine et une sécheresse dans le pays et les chrétiens se rassemblèrent en disant :

« Pourquoi le Seigneur fait-il subir ces épreuves à nous et à notre pays ? C’est sûrement la faute des Juifs ». Ce que oyant, l’ordre des Prêcheurs qui sont appelés Predicadores s’ingénièrent à trouver un moyen pour venir en aide aux chrétiens. Alors l’un d’eux prit la parole dans leur lieu de culte et prêcha des propos extrêmement âpres et amers contre la descendance d’Israël. Ils mirent au point une ruse et confectionnèrent un crucifix creux avec une ouverture par derrière et du verre par devant. Ils firent passer à travers une petite bougie et prétendirent qu’une flamme était apparue du crucifix, cependant que le peuple se prosternait et pleurait, disant : « Voyez ce grand miracle! C’est le signe que Dieu juge par le feu toute la descendance des Juifs ! »

Vint alors un marrane qui n’avait pas entendu ces paroles et qui fit innocemment remarquer : « Plût au ciel que ce fût un miracle par l’eau plutôt que par le feu, car étant donné cette sécheresse, nous avons plus besoin d’eau ! » Les chrétiens qui étaient mal intentionnés dirent alors : « Il se moque de nous ! » Et la foule s’en empara aussitôt et le tua. Ce que oyant, son frère arriva sur les lieux et dit : « Malheur de malheur, mon frère, qui donc t’a tué ? » Alors un des chevaliers le décapita et le jeta sur la dépouille de son frère. Après quoi tous ces religieux s’en allèrent en emportant des bâtons de Jésus le Nazaréen. Ils arrivèrent dans la principale avenue de la ville et proclamèrent : « Quiconque tue la descendance d’Israël a la garantie d’être absous de cent jours dans le monde à venir ! » Alors on vit surgir de la foule des gens armés d’épées et en trois jours ils massacrèrent trois mille âmes. Ils les faisaient sortir de force dans les rues et les brûlaient. Ils défenestraient les femmes enceintes et les réceptionnaient en bas avec leurs épées, de sorte que l’embryon était éjecté quelques pas plus loin. Sans parler d’autres cruautés et abominations qu’il vaut mieux passer sous silence.

Certains affirment que la haine des chrétiens était entièrement suscitée par l’animosité qu’ils éprouvaient à l’encontre d’un percepteur juif du nom de Mascarenhas, qui s’était montré arrogant à leur égard et avait multiplié les mesures vexatoires. À l’appui de cette opinion ils invoquent le fait que le massacre cessa dès que l’on eut retrouvé Mascarenhas.

Il ne faut pas imputer la responsabilité de ces événements aux magistrats de Lisbonne ni aux nobles et aux dirigeants, car tout se fit en dépit de leur volonté. Ils s’efforcèrent même de sauver les victimes, mais la foule était si nombreuse qu’ils n’y parvinrent pas, d’autant que les émeutiers faillirent s’en prendre à eux et qu’ils ne durent eux-mêmes leur salut qu’à la fuite.

Or le roi de Portugal était un roi gracieux. Lors de ces funestes événements il était absent de la ville et quand la nouvelle lui en parvint, il pleura et déplora ce qui s’était passé. Il gagna la ville en toute hâte, fit une enquête et découvrit la conspiration des religieux et voulut démolir la maison de culte d’où le malheur était sorti, mais ses courtisans l’en empêchèrent. Il voulut exécuter tous les assassins, mais ses conseillers lui montrèrent une loi impériale stipulant que tout crime commis par une foule de plus de cinquante personnes n’est pas passible de mort, sauf en ce qui concerne les instigateurs. Alors le roi ordonna qu’on arrête les religieux et il les condamna au bûcher.

Auparavant la ville de Lisbonne était appelée la Ville fidèle, mais le roi décréta que pendant trois ans elle serait proclamée la Ville rebelle.

Tous ceux qui ont étudié le Shebet Yehudah ont été intrigués par la description élogieuse qu’Ibn Verga fait du monarque portugais qu’il n’hésite pas à nommer melekh hasid « roi gracieux » ou « juste ». Or ce roi n’était autre que dom Manuel, celui-là même qui avait impitoyablement ordonné la conversion forcée et massive de tous les Juifs du Portugal moins de dix ans auparavant, une mesure que les souverains chrétiens de la péninsule Ibérique n’avaient pas pratiquée depuis l’époque des Wisigoths. Bien plus, Ibn Verga avait été personnellement affecté par la grande tragédie de 1497. C’était l’un des nombreux exilés espagnols de 1492 qui avaient franchi la frontière portugaise et qui furent rattrapés par la tourmente cinq ans plus tard à la suite de la conversion forcée des Juifs du Portugal. À l’époque du pogrom, Ibn Verga menait la double vie des crypto-Juifs. Il avait donc toutes les raisons pour accabler plutôt que d’exalter ce roi qui l’avait forcé en même temps qu’une multitude de ses coreligionnaires à abandonner la religion ancestrale et dont la politique, faite d’une combinaison de violence et de perfidie, avait créé au Portugal un problème nouveau-chrétien d’une actualité brûlante.

Le Shebet Yehudah qu’Ibn Verga semble avoir composé peu de temps avant de réussir finalement à quitter le Portugal, est une œuvre énigmatique à bien d’autres égards encore. Et d’abord nous savons fort peu de choses sur l’auteur. Quant au livre lui-même, il s’agit essentiellement d’une analyse historique des causes de l’exil et des tribulations du peuple juif en général et de l’expulsion des Juifs d’Espagne en particulier. Il n’en reste pas moins que les problèmes d’interprétation abondent. Parmi les conceptions les plus originales et les plus audacieuses qui s’expriment dans le livre, certaines sont camouflées à dessein moyennant leur insertion dans le cadre de dialogues fictifs jalonnant les récits proprement historiques des persécutions du passé. Salomon Ibn Verga attribue en outre l’ouvrage à un de ses devanciers, Juda Ibn Verga, moyennant une tactique pseudo-épigraphique aussi délibérée qu’elle est évidente. Le livre fut publié à titre posthume par le fils de Salomon, Joseph Ibn Verga qui y ajouta des compléments d’information sous son propre nom. Toutefois on peut se demander si Joseph n’a pas procédé à des retouches inavouées en d’autres passages de l’œuvre. Il est d’autant plus difficile de trier le bon grain des idées réelles de Salomon Ibn Verga de l’ivraie des ambiguïtés volontaires qu’il existe assez peu de documentation d’appoint. Nous ne possédons aucune autre œuvre de cet auteur qui puisse nous servir d’instrument de comparaison, ni aucun manuscrit plus ancien du Shebet Yehudah lui-même. En dépit des efforts importants qu’Yitzhak Baer a déployés pour retrouver certaines des sources d’Ibn Verga, d’autres sources nous sont encore inconnues, à moins qu’elles aient purement et simplement disparu.

Étant donné ces difficultés, le récit du massacre de Lisbonne par Ibn Verga revêt une importance particulière pour comprendre certains aspects cruciaux du livre. Du point de vue chronologique, il s’agit du dernier épisode historique qu’il retrace. De plus, ce passage est pratiquement le seul qui décrive des événements contemporains dont Ibn Verga a eu une connaissance personnelle et directe. Même s’il était absent de la ville pendant le pogrom, ainsi qu’il le prétend, il ne tarda pas à y rentrer, ce qui lui permit d’obtenir des informations toutes fraîches sur ce qui s’était passé. Fort heureusement nous disposons en outre d’un certain nombre de témoignages indépendants sur le massacre ainsi que d’autres jugements sur la politique de dom Manuel émanant de Juifs et de Gentils. Aussi sommes-nous dans une position privilégiée pour confronter le récit d’Ibn Verga avec ces autres sources et pour extraire du Shebet Yehudah différents éléments susceptibles de mettre en évidence ce qui peut apparaître particulier ou tendancieux dans sa propre interprétation.

La présente étude se propose donc deux buts distincts mais solidaires en fin de compte. Nous examinerons toutes les données disponibles sur le déroulement du pogrom. Bien qu’il ait déjà été étudié par d’autres chercheurs, cet épisode mérite d’être examiné à nouveau. Puis nous rapprocherons ces informations du Shebet Yehudah et nous tenterons d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Les appendices contiennent le texte intégral du récit très important qu’un contemporain allemand fit du massacre. Ce témoignage capital se fonde sur quatre éditions imprimées dont trois étaient inconnues jusqu’à présent, ainsi que sur les principales sources documentaires.

I – « Le massacre qui eut lieu là-bas à Lisbonne… »

La conversion forcée de 1497 fut une mesure brutale motivée uniquement par l’opportunisme du roi. Alors que l’Espagne pressait dom Manuel d’expulser ses Juifs, ce roi ne pouvait s’y résoudre. Apparemment les Juifs jouaient un rôle trop important dans l’économie et dans l’administration pour qu’une telle mesure soit envisageable, d’autant plus qu’il n’existait pas comme en Espagne une importante catégorie de convertis susceptibles de rester sur place après une éventuelle expulsion afin d’assumer les fonctions économiques et administratives traditionnellement dévolues aux Juifs. Pour dom Manuel, la seule façon de déjudaïser le Portugal tout en gardant les Juifs était de les convertir en bloc. Bien qu’il ait suscité force débats et appréhensions dans les conseils royaux, le baptême forcé fut appliqué. La justification qu’on en donnait était l’espoir qu’avec le temps et à la faveur de l’oubli qui finirait par s’installer dans l’esprit des Juifs, la foi imposée finirait bien par être intériorisée et acceptée avec conviction. Dom Manuel ne semble pas s’être laissé bercer d’illusions sur l’orthodoxie chrétienne de ses sujets d’origine convertie mais, de toute évidence, il croyait en la possibilité d’une assimilation et d’une intégration authentiques. En attendant, il fallait protéger les nouveaux-chrétiens des brimades et leur donner le temps nécessaire pour s’adapter. C’est à cette fin qu’il promulgua son fameux édit de protection en mai 1497. Entre autres choses, il promettait qu’il ne serait fait aucune enquête concernant les croyances des convertis pendant les vingt ans à venir. Il escomptait que ce délai suffirait pour leur faire abandonner leurs coutumes ancestrales et pour les habituer à la foi chrétienne.

Dom Manuel était donc disposé à fermer les yeux sur les séquelles du judaïsme chez les convertis. En revanche il n’aurait pas toléré leur émigration, car cela aurait compromis le but même de la conversion. Les décrets royaux du 20 et du 22 avril 1499 interdirent à tout nouveau-chrétien de quitter le pays en compagnie de sa femme et de ses enfants. Et pour rendre cette mesure plus efficace, il fut défendu à quiconque de vendre des lettres de change à des nouveaux-chrétiens ou de leur acheter des biens immeubles. À part cela, la politique de tolérance se poursuivit et de temps à autre, des mesures progressives étaient prises pour harmoniser le statut des nouveaux-chrétiens avec la loi portugaise commune. C’est ainsi que le 15 mars 1502, une ancienne loi de dom Afonso V sur la succession des biens appartenant à des Juifs convertis fut restreinte aux Juifs baptisés avant 1497. Les autres étaient tenus de respecter les lois de succession au même titre que les vieux-chrétiens.

Néanmoins cette politique de laisser-aller n’eut pas l’effet désiré. Forcés d’embrasser une religion qui leur était étrangère, la plupart des Juifs semblent être restés fidèles au judaïsme. Le clivage entre « vieux » et « nouveaux »-chrétiens était plus net que jamais, non seulement parce qu’il était notoire que ces derniers judaïsaient, mais aussi parce qu’aux yeux des masses, leur rôle économique et leur position sociale étaient tout aussi « juifs » que par le passé. Toute la haine accumulée contre les Juifs déclarés fut transposée spontanément et sans solution de continuité à l’encontre des Juifs baptisés. À la vérité, cette haine était d’autant plus pernicieuse que les anciennes barrières juridiques n’entouraient plus le converti. De par son nouveau statut, celui-ci était plus difficile à cerner et par conséquent plus dangereux qu’auparavant.

La première explosion d’hostilité à l’encontre des nouveaux- chrétiens de Lisbonne se produisit le 24 mai 1504. Un groupe de nouveaux-chrétiens fut insulté dans la Rua Nova et cette altercation déclencha une bagarre. Quarante jeunes gens impliqués dans cette agression furent arrêtés et le tribunal les condamna à être fouettés et bannis dans l’île de São Tomé. Malgré l’intervention de la reine qui obtint la révocation de l’exil, l’incident peut être considéré rétrospectivement comme un signe avant-coureur de la catastrophe qui devait s’abattre deux ans plus tard.

Pour peu qu’on connaisse la dynamique des massacres anti-juifs au Moyen Âge, on identifiera sans peine presque toutes les caractéristiques du phénomène à travers les événements qui précédèrent immédiatement le pogrom de 1506.

Lisbonne avait déjà été en proie à des éruptions périodiques de la peste. En octobre 1505 une nouvelle épidémie se déclencha. Elle devait se prolonger jusqu’à la fin avril 1507. Comme elle le faisait dans ces cas-là, la cour royale quitta la ville. Le roi dom Manuel écrivit d’Abrantes le 11 mars 1506 pour donner l’ordre de procéder à une évacuation substantielle de Lisbonne. Il renouvela cette mesure le 20 mars. Ce jour-là, il y eut tellement de victimes qu’une autre missive royale ordonna la création de deux nouveaux cimetières à l’extérieur des murailles de la ville.

Malgré les réticences que le conseil municipal (Câmara de Lisboa) semble avoir exprimées, nul doute que l’évacuation substantielle eut bien lieu. On peut deviner que la noblesse et les bourgeois les plus opulents de la ville n’eurent guère de difficultés à se déplacer. Mais les nombreux citadins demeurés dans la métropole pestiférée furent en proie aux affres d’une peur panique, comme il arrive toujours dans ce genre de situation. Aux horreurs de la peste venaient s’ajouter les souffrances causées par la sécheresse et la famine. Tous les jours, il y avait des processions et le peuple implorait le Seigneur d’accorder « eau et pitié ». En dépit de la peste, on ne pouvait tout de même pas fermer l’une des plaques tournantes du négoce européen. Il y avait un grand nombre de vaisseaux marchands ancrés dans le port de Lisbonne et comme nous l’allons voir, leurs équipages jouèrent un rôle significatif dans les événements qui suivirent.

Bien que la chose ne soit pas mentionnée dans les sources portugaises, l’affirmation d’Ibn Verga selon laquelle la découverte d’une célébration pascale marrane contribua à jeter de l’huile sur le feu d’une situation déjà incandescente est confirmée par le récit dramatique et prolixe d’un visiteur anonyme venu d’Allemagne. Ce compte rendu fut publié peu après les événements. D’après cette version, un groupe de nouveaux-chrétiens qui célébraient le Seder pascal dans une maison privée furent dénoncés aux autorités par un des leurs. La nuit du 17 avril, à deux heures du matin, un magistrat et plusieurs hommes d’armes firent brusquement irruption dans la maison où se trouvaient les convives. Seize des nouveaux- chrétiens furent arrêtés, les autres ayant réussi à se ruer dehors et à s’échapper par les toits. La nouvelle parvint au roi qui se trouvait à Abrantes. Deux jours plus tard, les prisonniers furent libérés. Comme l’affirme une rumeur non dénuée de fondement qui se répandit alors, leur liberté n’aurait été obtenue qu’au prix de pots-de-vin et grâce à l’influence de personnes haut placées. Ce bruit provoqua la réprobation générale. Le peuple disait qu’il aurait fallu envoyer les nouveaux-chrétiens au bûcher.

Presque tous les récits s’accordent pour reconnaître dans un incident qui eut lieu au même moment dans le couvent dominicain (Convento de São Domingos) la cause immédiate et le catalyseur des événements. Ce couvent abritait une chapelle dédiée à Jésus où il y avait comme de juste un crucifix surmontant un autel. Comme le rapporte Ibn Verga, ce crucifix donna lieu à un prétendu miracle. Les autres récits diffè- rent seulement dans leur façon de décrire les détails visuels. Damião de Góis se contente d’affirmer qu’on vit un « signe », tandis que Jerónymo Osório précise que le crucifix était serti d’un cristal et qu’au moment où les yeux (et aussi l’imagination, comme il l’ajoute lui-même) étaient fixés dessus, on vit en jaillir une lueur. La version la plus élaborée est celle de l’Allemand qui se trouve être le seul chroniqueur à avoir effectivement visité la chapelle alors que l’enthousiasme y était à son comble. Il affirme que la croix était sertie d’un miroir en son milieu et qu’on prétendait y avoir aperçu Marie pleurant à genoux devant Jésus. Il y avait aussi beaucoup d’étoiles dorées sur le crucifix et certaines, dit-on, étincelèrent et clignotèrent. Dans le miroir on aurait vu luire tantôt deux petites lumières et tantôt une grande. D’immenses processions convergeaient sans cesse en direction du couvent pour assister au miracle. Mais dans un passage d’une candeur remarquable, l’Allemand ajoute qu’une fois sur les lieux, il ne vit aucune lumière, mais la réalité du miracle lui fut certifiée par près de deux cents personnes, parmi lesquelles figuraient de bons amis à lui à l’opinion desquels il pouvait s’en remettre. Qui que ce fût, il était suffisamment malin pour subodorer, au moins provisoirement, ce dont Ibn Verga était convaincu. Il raconte qu’en fait, il demanda à ses amis si par hasard ces phénomènes miraculeux n’avaient pas été machinés artificiellement par les religieux, mais il lui fut répondu qu’il s’agissait bien d’un signe divin.

Manifestement il n’était pas le seul sceptique. Le dimanche 19 avril, à trois heures de l’après-midi, une foule de gens se trouvait dans la chapelle pour contempler le miracle. Parmi eux il y avait quelques nouveaux-chrétiens. L’un de ces « Hébreux récemment inclus au nombre des baptisés » hasarda une remarque qui, sans être véritablement blasphématoire, fut interprétée comme telle. Sa formulation varie selon les versions. Pour Osório, il aurait dit qu’un miracle ne saurait se produire sur un bout de bois. D’après Góis, il aurait fait remarquer qu’un cierge avait été placé à dessein près du crucifix. Dans le récit allemand on lui attribue les paroles suivantes : « Comment un bout de bois peut-il provoquer des miracles ? Prenez de l’eau et arrosez-le et tout s’éteindra ! ». Mais il est difficilement croyable que ce nouveau-chrétien ait été suffisamment audacieux ou insensé pour faire des remarques si intentionnellement blessantes au milieu d’une foule crédule. Il est possible que ses propos étaient en fait plus anodins et qu’ils se rapprochaient davantage de la citation qui en est donnée dans le Shebet Yehudah. Mais là n’est pas la question. Dans un état d’esprit aussi surexcité, les gens entendent généralement ce qu’ils veulent et la foule s’emballa sur le champ. L’Allemand écrit que les femmes présentes sur les lieux étaient particulièrement déchaînées. Elles traînèrent le malheureux nouveau-chrétien vers la sortie et là elles le rouèrent de coups jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Alors les hommes et de jeunes voyous leur prêtèrent main forte et ils finirent par le tuer. Son corps fut emporté sur la place située devant le couvent et il fut déchiqueté. Quand son frère arriva sur les lieux et demanda pourquoi on l’avait tué, il fut également assassiné. On alluma un feu et les deux cadavres furent brûlés.

Ces troubles attirèrent l’attention des autorités qui tâchèrent d’intervenir. Un magistrat municipal vint sur les lieux avec beaucoup d’hommes d’armes et il essaya de procéder à quelques arrestations. Mais la foule l’en empêchait en criant que si le roi ne punissait pas les nouveaux-chrétiens, Dieu s’en chargerait. Le magistrat se fit plus pressant, mais alors la foule s’en prit à lui et il fut contraint de prendre ses jambes à son cou pour sauver sa peau. Ils le poursuivirent jusqu’au seuil de sa maison et ils y auraient mis le feu si entre-temps un soulèvement général contre les nouveaux-chrétiens ne s’était déclenché dans la ville : ils renoncèrent donc à leur projet pour se joindre à la frénésie populaire.

Jusqu’à ce point, les développements de l’affaire avaient été assez spontanés. Mais la transformation d’un incident ponctuel en un massacre généralisé doit être imputée aux dominicains. Peut-être qu’étant donné les conditions qui régnaient à Lisbonne, le massacre se serait produit de toute façon. Mais le fait est que les religieux tirèrent manifestement parti du « miracle » et de l’assassinat pour pousser toute la populace à une émeute contre les nouveaux-chrétiens.

Immédiatement après l’assassinat des deux premiers nouveaux-chrétiens au couvent, un religieux monta en chaire et se mit à prêcher un sermon enflammé contre les « Juifs ». Entre-temps, deux autres religieux prirent un crucifix (peut- être celui-là même qui avait « engendré » le miracle) et il lança à la foule des appels au meurtre en criant « Hérésie, hérésie… ! Détruisez ce peuple abominable ! » Au moment même où la demeure du magistrat était assiégée, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants se ruaient déjà comme des fous dans les rues de la ville, massacrant tous les nouveaux-chrétiens qu’ils trouvaient sur leur passage. Certains furent amenés à la place de São Domingos pour y être brûlés vifs. Il est significatif que tout au long de ces événements, cette place resta le centre névralgique et le foyer de l’holocauste. Même lorsque les nouveaux-chrétiens avaient été assassinés ailleurs, leurs corps étaient traînés à l’aide de cordes et amenés là-bas pour être brûlés. D’après l’estimation de l’Allemand, vingt-quatre heures s’étaient à peine écoulées qu’on comptait déjà six cents victimes parmi les nouveaux-chrétiens.

De toutes les sources littéraires disponibles, le pamphlet allemand est le seul à nous renseigner sur le nouveau-chrétien qui, selon Ibn Verga, était la principale cible de la vindicte populaire. Il l’appelle de son nom complet : « Johann Roderigo Maskarenus », visiblement une forme germanisée de João Rodrigues Mascarenhas, et il prétend que c’était le « chef de tous les Juifs ». Cette affirmation est à la fois imprécise et démesurée. Elle signifie tout simplement que Mascarenhas était apparemment l’un des nouveaux-chrétiens les plus distingués et les plus puissants de la ville. Plus concrètement, Ibn Verga indique qu’il était mokhes, « percepteur » ou « fermier général ». Pourtant ce titre manque lui aussi de précision, car enfin Lisbonne comptait diverses catégories de collecteurs d’impôts. Mais nous possédons un indice d’appoint puisque l’Allemand fait à son propos une remarque désobligeante. Il affirme que lui et ses compagnons allemands « avaient souvent souhaité qu’il fût brûlé et tué ». Il faut croire que les étrangers s’associaient à cette haine des Portugais à l’encontre de Mascarenhas. C’est bien la preuve que ses fonctions incluaient entre autres la perception des droits de douane imposés aux vaisseaux étrangers.

Enfin, on trouve des détails concrets dans les registres des rentrées fiscales du roi dom Manuel. Malgré leur rareté, ils suffisent à nous montrer qu’effectivement João Rodrigues Mascarenhas remplissait des fonctions d’une importance considérable dans l’organisation des finances royales et qu’il se livrait pour son propre compte à des opérations financières colossales et diversifiées. Il était déjà au service de dom Manuel vers 1500, alors qu’il se trouvait en Castille pour défendre les intérêts de son roi. En 1502, il est mentionné avec le titre d’écuyer du roi (escudeiro). L’une de ses fonctions consiste à payer les frais de la maisonnée du roi dans ses diverses résidences (moradias), en échange de quoi il encaisse les droits de douane (alfândega), le Paço de Madère, la taxe sur les vins (sisa dos vinhos), les droits de succession à Lisbonne ainsi que les impôts de Ribeira de Setúbal et les droits de douane de Porto et Viana. En 1503 on apprend que pendant les deux années précédentes il avait affermé les rentes (arrendamento) de la rivière de Guinée. En 1505 il acheta 6 000 arrobas (environ 90 000 kg) de sucre royal de Madère. Entre 1504 et 1506 il perçut les rentes de la chancellerie royale et depuis 1505 il avait un contrat pour le vingtième de Guinée (vintena de Guiné).

L’Allemand rapporte que le dimanche où le pogrom éclata, Mascarenhas se barricada dans sa demeure sise « dans une grande rue où vivaient la plupart des marchands », peut-être la Rua Nova. Quand la populace arriva, il se mit à la fenêtre et leur jeta des imprécations, les vouant tous à la potence. Ils firent alors irruption dans sa maison, mais il réussit à se sauver en empruntant un passage qu’il s’était ménagé par les toits. Le lundi il refit son apparition dans un endroit jouxtant le lieudit « la petite juiverie ». Il semble qu’un cheval l’attendait derrière l’église de Santa Juliana, non loin des portes de la ville. Il se dirigeait vers cet endroit quand il fut abordé par quatre hommes qui lui demandèrent : « Ne sais-tu pas que tout le monde veut te tuer ? » Il leur promit mille ducats et même davantage s’ils l’accompagnaient et lui permettaient d’atteindre sans encombre l’église de Santa Maria do Paraíso sise en dehors de la ville. C’était là que le gouverneur de Lisbonne l’attendait avec une troupe de quatre cents hommes.

1. Portrait de Manuel Ier

2. Pamphlet sur le massacre de Lisbonne

1. Portrait de Manuel Ier École portugaise, XVIIIe siècle

2. Pamphlet sur le massacre de Lisbonne De l’histoire et des actes non chrétiens perpétrés à Lisbonne par le roi du Portugal contre le sang innocent des chrétiens pour la récente affaire de ces coquins de nouveaux-chrétiens ou Juifs.
Pamphlet sur le massacre de Lisbonne de 1506 écrit par un marchand allemand.
Bibliothèque du Jewish Theological Seminary of America (New York).

Extrait tiré du livre de Yosef Hayim Yerushalmi, Sefardica, Essais sur l’histoire des Juifs, des marranes & des nouveaux-chrétiens d’origine hispano-portugaise. Préface de Yosef Kaplan. Traductions de Cyril Aslanoff, Paul Teyssier, Jean Letrouit & Inês Garcia. – Paris, Chandeigne, 2016.