Culture du martyre

« S’attacher à des pierres comme à une religion locale… »

La terre d’origine dans les diasporas des XVIe-XVIIIe siècles

NATALIA MUCHNIK

« L’Écriture ne nous apprend-elle pas que les fideles sont des voiageurs & des pelerins en ce monde, qu’ils n’y ont point aucune cité permanente, & que le Ciel est leur véritable patrie ? Pourquoi donc encore un coup s’opiniâtrer sous pretexte du pur Évangile, à ne point démordre d’un certain coin de terre, quand le Souverain veut qu’on en sorte ? ».

Le 9 février 1652, Christobal Joseph de Laredo, né Joseph Levi Alfarin dans la communauté judéo-ibérique d’Amsterdam vingt-sept ans auparavant, comparaît volontairement devant l’Inquisition à Madrid. Il y explique comment, quelques mois plus tôt, il s’est embarqué à Ostende, bien décidé à recevoir le baptême en Espagne, ce qu’il fit dans le petit port cantabrique de Laredo. Pourquoi ce jeune séfarade, né juif comme ses deux parents et qui a séjourné dans les principales communautés de la diaspora, à Venise, Livourne, Constantinople mais aussi à Paris, Rouen et Anvers et même dans l’éphémère colonie hollandaise de Pernambouc, s’est-il rendu en Espagne pour y être converti ? Comment comprendre un tel parcours ? Sans doute son récit de conversion (non conservé) aurait-il révélé des motifs similaires à ceux de ses coreligionnaires de la période : des contacts répétés avec des catholiques, le rôle de la Vierge et des reliques, l’attente messianique déçue, etc. Mais c’est ici le choix de la Péninsule qui surprend : pourquoi ne pas en question la perception de la terre d’origine comme fondement du phénomène, conjointement à l’élaboration d’un idéal-type, qui conduit à une approche essentialiste et unificatrice. Ainsi James Clifford analyse les « cultures voyageuses » et opte pour une définition décentrée insistant sur l’importance des « axes latéraux » et des « interactions locales » aux dépens de « l’axe de l’origine et du retour ». Pour Paul Gilroy, « l’idée diasporique » doit précisément permettre de dépasser le simplisme des oppositions telles qu’État-nation/réseaux infraet transnationaux, centre/périphéries, pour saisir un « modèle chaotique », « un même changeant » et renouveler l’approche de l’espace perçu non à travers la « fixité » et la « localité » mais comme un « ex-centric communicative circuitry ». D’autres, enfin, mettent l’accent sur le sentiment d’appartenance aux pays d’accueil ou, lorsque les parcours migratoires se fragmentent, minorent la référence territoriale comme facteur d’identification. Ils insistent plutôt sur le rôle de la mémoire et de la communauté et privilégient les relations familiales et les réseaux professionnels et/ou religieux. Au-delà, la dimension territoriale des diasporas et leur rapport à l’espace sont remis en cause : on parle alors « d’exterritorialité » ou « d’indétermination spatiale ».

Article paru dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011/2, 66e année, EHESS, p. 481-512.

Personnes en deuil au cimetière juif portugais Beth Haïm à Ouderkerk sur l’Amstel.
Romeyn de Hoogh, gravure, d’après un dessin de Jacob Isaacksz van Ruisdael, vers 1675-1695.© Rijksmuseum

Leggi Livornine, 1593.

Thesouro dos Dinim, Menasseh ben Israël1, Amsterdam, 1645-1647. © Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle-Paris.

La dédicace de la synagogue des juifs portugais à Amsterdam, 1675. Bernard Picart, gravure, 1721. © Rijksmuseum

La synagogue Mikve Israel-Emanuel, à Willemstad, Curaçao.

La synagogue juive portugaise à Amsterdam, vers 1790. Carel Frederik Bendorp graveure,
d’après un dessin de Jan Bulthuis, vers 1786-1792 ou 1824-1825. © Rijksmuseum