Prières marranes
Manuscrit de Samuel Schwarz, 1920. © collection privée
Entre 1917 et 1925, Samuel Schwarz parvient à collecter, classer, compareret transcrire une centaine de prières marranes, transmises oralement durant des sièclesou dont les manuscrits entaient gardés par les familles dans le plus grand secret. Ce corpus de prièresest annexé à son étude des modes de vie et des coutumes des marranes portugais, Les Nouveaux-chrétiens du Portugal au XXe siècle (1925), lequel est devenu le fondement de toute étude sur le marranisme.
Notes et prières recueillies pendant mon voyage en province, en compagnie de ma femme , au mois d’Avril 1920.
Fundão
Quelques noms de « nouveaux chrétiens » José Henriques Abrantes commerçant et ferblantier, la mère Felismina Henriques et sa sœur Ana Abrantes Ferreira (mariée à un non juif) et qui toutes deux savent encore les oraisons juives dont voici quelques-unes:
Alfonso Gaiolas
Prière dite quand on se lève le matin
Com bem venha a luz do dia,
santa seja a minha alegria,
me guardará, me livrará
do perigo da noite, do perigo do dia.
De homem morto – mau encontro,
de homem vivo – meu inimigo,
de cães danados e por danar,
de águas correntes, fogos ardentes,
da língua de má gente.
Ao Altíssimo Senhor seja presente !
Amen, Senhor, etc.
Que la lumière du jour apporte le bien
que ma joie soit sainte,
elle me protègera, me délivrera
du péril de la nuit et de celui de la journée.
Des morts – mauvaises rencontres,
des vivants – mes ennemis,
des chiens d’enfer et des maudits,
des eaux courantes,et des feux ardents,
de la langue des méchants.
Puissé-je être devant le Seigneur Très Haut !
Amen, Seigneur, etc.
NATHAN WATCHEL
Préface
SAMUEL SCHWARZ, La Découverte des marranes, [1925], 2015
Extrait de La découverte des marranes, Les crypto-juifs au Portugal / Chandeigne)
Quand Samuel Schwarz publie son livre à Lisbonne, en 1925, il a conscience d’annoncer une découverte qui va faire sensation : de fait, la révélation de « l’existence de crypto-juifs en plein XXe siècle, dans un pays démocratique et républicain d’Europe », provoque l’étonnement et suscite un ample écho dans le monde juif. Certes, de rares indices avaient signalé, au long du XIXe siècle, quelques survivances marranes encore persistantes au Portugal. Et des auteurs tels que Théodore Reinach ou Elisée Reclus leur avaient accordé de rapides mentions dans leurs ouvrages. Mais ces notations éparses ne pouvaient retenir l’attention de la communauté scientifique, ni des autorités juives de l’époque. Et c’est bien le livre de Samuel Schwarz qui fitévénement.
Outre sa dimension éthique (sur laquelle on reviendra), l’ouvrage apportait en effet, malgré sa brièveté, des informations abondantes, solidement étayées. Car il s’agit d’une enquête pionnière non seulement par son objet, mais encore par sa manière de le traiter. — Rappelons ici que la découverte de Samuel Schwarz modifia aussi le cours de son existence puisque, venu de Pologne, il se consacra dans les années qui suivirent à l’étude des nouveaux-chrétiens de Belmonte et des bourgs voisins. De sorte que, tout en continuant son activité professionnelle d’ingénieur des mines, il se mua sur le tas en ethnographe et en historien. Le recueil de coutumes et de prières collecté grâce à la collaboration des informateurs (et surtout des informatrices) qu’il sut convaincre de se confier à lui, malgré la règle du secret, constitue désormais le fondement devenu classique de toute étude sur le marranisme. Or, il entreprit de compléter ce matériel rassemblé sur le terrain par des recherches dans les archives inquisitoriales de la Torre do Tombo. Autrement dit, l’œuvre de Samuel Schwarz présente la remarquable originalité, en ce début de xxe siècle, de combiner les techniques et les méthodes des deux disciplines complémentaires, histoire et ethnographie: c’est-à-dire de passer tout naturellement du terrain aux archives et des archives au terrain.
LIVIA PARNES
Introduction
SAMUEL SCHWARZ, La Découverte des marranes, [1925], 2015
Extrait de l’introduction de La découverte des marranes, Les crypto-juifs au Portugal / Chandeigne)
À sa description, Schwarz ajoute, en annexe, la retranscription des prières qu’il a collectées, soit oralement, soit dans des manuscrits, et qui constitue l’un des grands apports de son œuvre. Il se sert également des résultats d’autres auteurs de son temps, tel que l’Abade de Baçal et Mário Saa. Outre la quantité et la diversité des prières rassemblées, c’est son approche comparatiste qui mérite d’être soulignée. Schwarz procède à des comparaisons géographiques et temporelles. Non seulement il rapproche les prières, par-delà leurs variantes locales, selon leur lieu d’origine, mais aussi, pour démontrer que le marranisme du xxe siècle s’inscrit dans le prolongement du marranisme du temps de l’Inquisition, il les confronte avec celles consignées dans des procès inquisitoriaux, notamment dans celui de la jeune fille Brites Henriques, arrêtée en 1674 et accusée de judaïser. En procédant ainsi, Schwarz cherche sans doute à réfuter la thèse évoquée plus haut selon laquelle le crypto-judaïsme se serait complètement éteint après l’Inquisition. Schwarz n’ignore pas non plus le syncrétisme dans la religiosité des marranes et il démontre également son caractère évolutif. Il note la perméabilité des prières aux influences extérieures, notamment à celle du catholicisme, comme l’attestent la prière à saint Raphaël ou encore celle qui fait écho au Notre Père, ainsi que l’usage du mot « saint » dans certaines prières, ou dans des expressions comme pão-santo (painsaint) qui désigne le pain azyme. De même, il signale ce qui lui paraît être un emprunt relativement récent, la fête de natalinho (petit Noël), où il voit aussi une réminiscence déformée de la fête de hanoukka. Cela dit, comme le souligne le chercheur Claude Stuczynski, pour des raisons idéologiques et apologétiques, Schwarz préfère minimiser les influences extérieures et se montre relativement peu attentif aux influences de la diaspora espagnole.
Dans le tapuscrit français, Schwarz souligne l’urgence de la publication de ces prières et apporte un argument qui ne se trouve pas dans la version portugaise. Selon lui, en effet, la « tendance générale au scepticisme et à l’indifférence religieuse de [notre] époque » affaiblit la foi des jeunes marranes, qui, en plus, subissent ce qu’il appelle la « dissolution nationale », à savoir l’assimilation et la disparition dans la société environnante. Il ne saurait mieux dire.
Comme en atteste la note finale de son adresse au lecteur, toute sa lecture du phénomène marrane est imprégnée par une conception du judaïsme où religion et nation sont indissociables. Convoquant l’image biblique du buisson ardent que le feu ne consume pas, Schwarz voit dans le marranisme le triomphe de « l’Idéal juif », la victoire du martyre sur l’Inquisition. Que l’année de la déclaration Balfour soit la même que celle de la « découverte » de Schwarz n’est sans doute qu’une coïncidence, mais sa fervente adhésion au sionisme a incontestablement facilité son entrée dans l’univers des marranes. N’est-ce pas, en effet, la première chose qu’il annonce à António Pereira de Sousa, le commerçant qui va l’introduire en 1918 au sein de la communauté marrane de Belmonte ? Et dans son livre, avant même d’évoquer la vie religieuse des marranes, il affirme avec force leur identité juive : « ces braves frères marranes ont donc […] par leur merveilleuse résistance et vitalité nationale, bien mérité d’être accueillis avec amour et dévotion par l’impérissable Nation juive et réintégrés avec honneur dans le sein de l’immortel judaïsme ». Enfin, tout au long de son analyse, il ne cesse de mettre en relief les « éléments nationaux » présents, selon lui, dans le marranisme
SAMUEL SCHWARZ
Les Nouveaux-chrétiens du Portugal au xxe siècle
Extrait de La découverte des marranes, Les crypto-juifs au Portugal / Chandeigne)
Prières
Il est probable que dans la première période qui suivit la conversion générale forcée de 1497, les marranes, qui restèrent dans leur for intérieur, fidèles à leur ancienne foi, continuèrent à réciter les anciennes prières hébraïques qu’ils avaient apprises dans leur enfance, et beaucoup d’entre eux continuaient à les transmettre à leurs enfants, malgré le décret du roi dom Manuel, du 30 mai 1497, défendant aux marranes la possession et l’usage de livres hébraïques. En effet, parmi les dénonciations de l’Inquisition du xvie siècle, publiées par le savant directeur des archives nationales, Dr António Baião, on en rencontre un grand nombre ayant trait à des prières en langue hébraïque et à la possession de livres hébraïques. Mais l’Inquisition veillait et peu à peu les livres hébraïques, ainsi que leurs malheureux possesseurs, disparaissaient dans les bûchers des autodafés.
Les marranes doivent alors avoir commencé à traduire leurs prières juives en langue portugaise et ces traductions, faites toujours d’une façon occulte, à des époques et en des lieux divers et par différents auteurs locaux, divergent forcément de forme, suivant les localités, tout en conservant un fond commun qui décèle leur origine hébraïque commune. Les persécutions de plus en plus cruelles de l’Inquisition donnèrent lieu à l’éclosion d’une nouvelle série de prières marranes, les unes en prose, les autres rimées, lesquelles, quoique n’ayant plus leur origine dans la liturgie hébraïque, sont, quant à la forme et au style, très semblables à nos piyyoutim .