Poète, traducteur, homme de théâtre, le portugais Valério Romão publie aux éditions Chandeigne, un premier roman renversant. Autisme traduit par Elisabeth Monteiro Rodrigues, inaugure une trilogie intitulée Paternités ratées. Doté d’une radicale lucidité, le romancier examine au microscope un couple Rogério et Marta qui lutte quotidiennement pour leur fils Henrique, atteint d’autisme. En examinant ces personnages désemparés par la solitude, par le manque de structures et d’un accompagnement adaptés, l’auteur tisse une toile de phrases amples qui telle une pieuvre, s’enroulent autour de la conscience des lecteurs. L’écriture polyphonique réfléchit le miroitement fragmenté des pensées, des impasses de la parentalité, de la transmission. Dans l’univers clos des urgences, Romão nous piège et s’inscrit dans le sillage de Kafka en parachevant Autisme par une lettre au père.

Dernières Nouvelles d’Alsace – Veneranda Paladino – Juillet 2016

Le poids des maux

« Et le mieux pour tout le monde, y compris pour Henrique aurait été qu’Henrique n’existe pas ». Cette inavouable confession d’un père aimant à propos de son fils autiste, expression d’une abyssale désespérance tout autant qu’impuissance, est le cœur battant de cet incroyable premier roman. Puissant.

Rogério et Marta ont un fils unique atteint d’autisme. Alors qu’il a été renversé par une voiture à la sortie de l’école, parents et grands-parents se retrouvent aux urgences où le personnel médical les laisse dans le hall sans nouvelles de l’enfant. Est-il blessé ? Gravement? Mortellement? Commence alors pour eux une interminable attente sous stress, nourrie de tous les questionnements même les plus intolérables.

Un parcours du combattant

Les heures qui passent plongées dans l’angoisse ouvrent pour chacun l’espace intérieur pour revivre en éclats de miroir tranchants, le drame du handicap d’Henrique. De la triste découverte des retards physiques et mentaux de leur fils, à l’annonce comme une sentence du diagnostic implacable, jusqu’au parcours du combattant quotidien pour tenter de l’en sortir sans réelle structure d’accompagnement, on suit cette famille dans le chaos de leur quotidien.

Unité de temps et de lieu pour ce premier roman halluciné de l’auteur portugais Valério Romão, poète, traducteur, homme de théâtre. Il construit ici un récit polyphonique d’une grande maîtrise dont l’attente aux urgences en huis-clos est le pivot central d’une tension narrative à haut voltage. Il aborde avec radicalité toutes les perceptions même les plus dérangeantes que provoque l’autisme d’Henrique selon les personnalités de chacun. On prend la mesure de l’impact du handicap sur le couple de parents qui, au fil des pages, se désagrège tant il devient moins difficile pour eux de souffrir séparément qu’ensemble.

Un témoignage qui s’impose

Incompréhension, déni, espérance, regrets, remords, colère, révolte, illusion, désillusions et résignation. C’est au tamis de toutes ces émotions aussi violentes que contradictoires que nous fait passer l’auteur de sa langue d’acier qui pourfend toute notion de politiquement correct. Pour aboutir en fin d’ouvrage à une lettre au père d’une telle portée, qu’on en reste sans voix. Bouleversé.

Il y a des livres témoignages qui s’imposent comme des références littéraires cultes : « Mars » de Fritz Zorn sur le cancer, « Face aux ténèbres » de William Styron sur la dépression ou encore « Patrimoine » de Philippe Roth sur le deuil.

Sur le sujet concernant et très sensible de l’autisme (huit mille enfants autistes naissent chaque année en France) ce livre fera référence. C’est le premier tome d’une trilogie qui a pour titre « Paternités ratées » et l’on se réjouit d’avance de retrouver bien vite cette nouvelle voix de la littérature portugaise avec laquelle il faudra dorénavant compter.

Brigitte Lannaud Levy – Onlalu – 

Empli de colère, de désespoir et d’une énergie destructrice .Autisme de Valério Romão n’ est pas un témoignage mais une oeuvre littéraire complexe, pleine de bruit de fureur, qui montre les effets dévastateurs de la maladie sur l’entourage. Très vite, Henrique s’est montré « un bébé froid », qui ne manifestait aucune émotion. Mais il a fallu longtemps à ses parents, un couple d’intellectuels lisboète, pour oser donner un nom à son handicap. Autisme est le récit polyphonique des premières années de leur confrontation au malheur qui éclate « comme une bombe à retardement ». Au centre, le récit ubuesque de l’attente des parents dans le service des urgences où Henrique est hospitalisé à la suite d’un accident. En alternance, la complainte de la mère, la chanson de son « année à la maison », entièrement consacré à l’enfant; les ruminations amères du grand-père maternel ; des fragments du journal du père, des entretiens avec toutes sortes de thérapeutes: pédiatres, psychologues, charlatans. Le livre se clôt par une « lettre au père » en écho à celle de Kafka.

Adultes Fragilisés

Autisme, s’ouvre avec le monologue intérieur du grand-père AbÍlio. En route vers l’école où il va chercher l’enfant, il râle contre tout, les pigeons, les nègres, ses voisins, sa femme. Comme le précise l’auteur par mail : « Cet homme a connu la guerre colonial, la dictature, il est incapable de communiquer sa douleur et son passé avec ses proches sinon de forme violente et inadéquate. Il y a un fossé infranchissable entre les générations. Autisme ne se réfère pas seulement au syndrome. Les personnages sont comme fermés sur eux-mêmes, s’ils partagent temps et espace, ils sont amputés des organes nécessaires à la vie commune, en couple ou en communauté. » L’enfant a été transporté au service des URG NCES, et cette lettre manquante sur l’enseigne comme le symbole des dysfonctionnements du système. Les parents et les grands-parents passent la journée devant la porte, à tenter de soudoyer les vigiles pour obtenir des renseignements, à se disputer et à hésiter à forcer le passage. Ils dépendent de la bonne volonté d’un personnel surooccupé. « L’hôpital est un lieu terrifiant, dit Valério Romão. on est livré à des spécialistes qui usent d’une langue cryptée et exigent de se conformer à des règles qu’on ne connait pas. Un espace impersonnel et absurde, sans la moindre intention cruelle, qui transforme des adultes fragilisés en enfants terrorisés, livrés à une volonté anonyme. » Il a choisi de traiter cet épisode sur le mode burlesque, une comédie agitée dont les acteurs sont impuissants.

Petites avancés

Dans la vie quotidienne, l’enfant se développe un peu, mais de manière désespérante, par petites avancés et grandes régressions. Il demande une attention constante, ne parle pas et répond que peu aux stimulations, sinon par des conduites difficiles. L’autisme prend toute la place. Les parents, qui prennent peu à peu conscience de leur tragédie, voient leur univers réduit à la gestion jour après jour des questions matérielles. Leur errance de spécialistes en spécialistes vaut quelques portraits de savoureux charalatans. Rogério et Marta sont des universitaires habitués à résoudre leurs problèmes para la raison. Ils ont des outils, maitrisent la parole. Mais là, leur savoir ne leur sert à rien, ils sont à la fois livrés et abandonnés, absolument seuls. La mère réagit plus positivement que le père. Elle décide de passer un an jour et nuit avec l’enfant : c’est la petite comptines des efforts quotidiens qui rythme le livre, dérisoire, touchante et excédée. Le père, lui, n’arrive pas à faire le deuil du fils idéal, le « vrai » Henrique masqué par la maladie. Il fuit, se réfugie dans son travail, dans un journal où il avoue l’inavouable : son désir intime que cet être n’existe pas, qu’il disparaisse pour laisser  au couple anéanti l’espace pour se reconstituer. Il assume le mauvais rôle, face à la mère admirable, mais dévastée. Cet ouvrage prend place dans une trilogie « Paternidades falhadas », des paternités qui ont échoué devant la maladie – Alzheimer, autisme – ou la mort d’un enfant.

Alléger l’angoisse

À la fin, Rogério adresse un réquisitoire à son propre père, autre paternité ratée. cet homme a fui ses responsabilités. Brigand de bas étage, il a aussi pourri la vie des siens. Le fils a rompu tout contact avec lui. Là, il revient avec une demande ambigüe qui laisse la liberté au lecteur.  Comme le dit Romão: « Le désespoir exige une solution, et le temps et la tranquillité manquent pour la trouver. Et comme il n’y a pas de solution pour alléger l’angoisse, le sujet vient à penser qu’il en existe une, d’une horreur innommable. À mesure que le temps passe, les scénarios de sorties sont de moins en moins nombreux et de plus en plus terrifiants. C’est cette expérience que j’ai voulu transmettre, une clef de lecture fondamentale pour Autisme. »

Isabelle Rüf – Le Temps – 24 septembre 2016

L’arrivée de Valério Romão sur la scène littéraire au Portugal a été perçue comme «un petit tremblement de terre». En France, son roman «Autisme» (éd. Chandeigne, traduction d’Elisabeth Monteiro Rodrigues) fait partie des 14 romans étrangers sélectionnés pour le Prix Femina 2016. Né en France, après l’école primaire Valério Romão rentre au Portugal où, à la fin de ses études en philosophie, il se consacre à l’écriture. «Autisme» est le récit d’une lutte quotidienne d’un couple pour leur fils Henrique atteint de cette maladie comportementale. Une lutte, mais aussi une réflexion poignante sur la parentalité, la transmission et le couple. Co-directrice de la Bibliothèque Lusitane aux Éditions Chandeigne, Anne Lima nous raconte sa «découverte» de Valério Romão et de son roman «Autisme»: «J’ai lu ce livre d’une traite, dans le train entre Lisboa et Guarda. Ce roman est typiquement le genre de livre ouvert, dans le sens où, d’une part, le lecteur n’en sort pas indemne et, d’autre part, le sujet est traité d’une telle façon, notamment à la fin, qu’on ne peut pas refermer le livre sans le prolonger, sans s’interroger. Le roman se termine sur un crescendo, les questions restent ouvertes, non résolues, invitant le lecteur à prendre sa part face à cette question de l’autisme qui pose tant de problèmes dans le couple, dans les relations sociales, dans la vie quotidienne».

Nous ne connaissons pas encore très bien votre biographie, et notamment vos liens avec la France…

Je suis né en France, pays où mon père a émigré en 1970, puis ma mère l’a suivi, en 1972. À l’âge de 11 ans, après l’école primaire, j’ai voulu rentrer au Portugal. Je ne suis pas revenu souvent en France mais j’accompagne de loin ce qui s’y passe.

Votre roman «Autisme» contient-il des éléments autobiographiques?

Oui, il est le résultat d’une expérience personnelle, car mon fils est autiste. Mais, bien sûr, la fiction y est présente également.

L’histoire se déroule comme dans un laboratoire dans lequel vous analysez des personnages et observez une société qui se trouvent devant un cas insoluble.

Il y a deux éléments intéressants dans votre question. D’une part, l’idée de laboratoire, qui correspond bien à la façon dont je vois l’écriture, surtout concernant la famille. Cette approche permet de mélanger des éléments qui réagissent très fortement les uns par rapport aux autres. Cela favorise l’observation de ce qui se passe dans un milieu assez clos qu’est la famille. D’autre part, la question de l’impuissance a beaucoup à voir avec une certaine arrogance du savoir humain face à une situation où un diagnostique scientifique est inexistant. Devant l’absence d’un médicament ou d’une thérapie qui puisse vaincre l’autisme, la science se sent impuissante. Le sujet est donc d’autant plus pertinent qu’au même moment où la médecine gagne du terrain, il y a encore des maladies dégénératives, encore insolubles, comme l’autisme.

Votre livre n’est-il pas aussi un regard implacable sur la société portugaise, et plus largement sur la société globalisée?

Je pense qu’il y a deux niveaux de lecture dans mon roman. Je n’ai rien de particulier contre la société portugaise, ou autre, mais je crois qu’il s’agit plutôt d’une question de génération. Nous sommes une génération où il y a encore des maladies épidémiques incontrôlables, alors que nous sommes préparés et formés à l’université, par exemple, dans le but de transformer cette situation.D’où une frustration, au Portugal, mais aussi ailleurs dans le monde, de ne pas pouvoir changer les choses comme il le faudrait.

L’autisme est perçu en général comme une souffrance, mais dans votre roman vous ne cherchez pas la compassion du lecteur.

Je cherche exactement le contraire, je cherche à être objectif, à faire part d’une expérience juste et authentique, et de faire en sorte que l’aspect émotionnel soit induit. Je pense que la littérature doit laisser le lecteur désamorcer seul les pièges qui lui sont tendus. Vous accordez aussi beaucoup d’importance au langage et à la forme. La forme de ce roman s’est imposée à moi à travers les dialogues et le récit des événements. J’aitrouvé qu’il devait y avoir, dans «Autisme», un rythme soutenu pour que le lecteur n’ait pas le temps de trop réfléchir sur les événements qui se succèdent. Quant à la structure générale du roman, comme je savais que l’enfant Henrique avait été renversé par une voiture, et qu’il fallait trouver une solution à ce problème, le fait de passer par la salle d’attente d’un hôpital me permettait de gagner du temps et d’explorer tout ce qui se passe autour de cet accident: l’absence de moyens adaptés, le manque d’accompagnement, le désarroi des parents, la solitude…

Propos recueillis par Dominique Stoenesco – Lusojournal – 28 septembre 2016

Briser le silence

Porté par une urgence, Autisme, premier roman traduit du portugais Valério Romão et premier opus d’une trilogies décapante, affronte avec courage la maladie.

Dépourvu de description, Autisme, qui figure sur la sélection du Prix Femina étranger, projette de puissantes visions cinématographiques voire théâtrales. Ce n’est pas le moindre des coups de force de ce roman saisissant écrit au lendemain d’une  séparation avec sa femme et son enfant autiste.

S’il assume une veine autobiographique, Valério Romão n’en est pas l’otage. Bien au contraire, le romancier, poète, traducteur et homme de théâtre, cerne le silence, la difficulté à communiquer avec l’autre, appréhende les névroses familiales. Comme les défaites d’une génération née à la lisère des années 70, le fossé infranchissable entre générations, la difficulté à être père, parents. Autisme s’ouvre sur l’énigme d’un accident qui soustrait Henrique, l’enfant de Marta et Rogério atteint du syndrome d’Asperger, au monde. Comment l’enfant est-il sorti de la cour de l’école ? Est-il toujours en vie après avoir été renversé par une voiture ?

Le romancier referme sur les parents et les grands-parents maternels d’Henrique, Amélia et Abílio, un dispositif d’attente. Cette salle d’attente des urgences où Henrique a été hospitalisé métaphorise le silence d’un enfant de huit ans qui ne parle toujours pas. Huis clos au corollaire bureaucratique, la structure repose sur un ressort kafkaïen. Dans ce sas spacio-temporel convergent les pensées des quatre protagonistes. Happé par la psyché, le rythme halluciné de leurs réflexions, on se laisse balloter, dévaster, en espérant une résolution, comme en musique.

Face à l’inanité de la vie, chacun a adopté des stratégies de survie malgré la douleur. Qui « change tout, même les convictions les plus enkystées dans la conscience. La douleur c’est le grand révolutionnaire par lequel se font les résolutions les plus sanglantes à l’intérieur de chacun, et c’est par la douleur que les différents personnages occupant la scène du théâtre continu du moi se savent présents. »

Paternités en échec

Lucide, tranchante, l’écriture organique de Valério Romão semble donner raison à Louis-Ferdinand Céline qui disait : « Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il faut payer ! » Matière vivante, la langue est malaxée, triturée, désossée.

« Inconfortable, la littérature doit déranger », concède Valério Romão qui s’est choisi une famille d’auteur où Céline cousine avec Lobo Antunes et Hermann Hesse.

L’écriture d’Autisme a-t-elle été cathartique ?  » C’est l’écriture elle-même qui l’est. », répond le romancier qui, en fonction de sa pulsion créatrice, choisit le médium adéquat. « Mais, dit-il, la fiction, c’est mon territoire de prédilection ».

Autisme ouvre une trilogie,  Paternidades falhadas, les paternités qui ont échoué face à la maladie – Alzheimer, l’autisme – , ou la mort d’un enfant.

« La mer gelée en nous »

Afin de se protéger, Abílio, ancien soldat d’une guerre coloniale qui n’était pas la sienne, regarde le monde avec cynisme. Rogério refuse de faire le deuil d’un fils parfait, pense qu’Henrique est un obstacle à son bonheur conjugal quand Marta ne baisse pas les bras face aux régressions de leur fils.

Atomisés dans leur vie, ces quatre personnages réfléchissent à une échelle intime, microscopique, le macrocosme des relations sociales. Où chacun, autiste à sa façon, obéit à des codes – citations et autres références creuses -, où une parole authentique et agissante s’est enrayée.

« Aide-moi à m’enfuir comme tu t’es enfui. Sans conséquences. » Ces derniers mots de Rogério parachèvent la magnifique « Lettre au père » qui ouvre une nouvelle brèche dans le livre. On se plait à reprendre la citation de Kafka : telle une hache. Autisme brise « la mer gelée en nous ».

Veneranda Paladino – Les dernières nouvelles d’Alsace – octobre 2016

Leur fils, leurs batailles. Le premier roman du Portugais Valério Romão évoque l’autisme d’un enfant de manière inédite : à travers l’ébranlement d’un couple et d’une famille dont les membres doivent se réinventer.

Enjeu de batailles transnationales dans les domaines de la neurologie, de la psychiatrie, de la psychanalyse et différentes approches thérapeutiques, touchant tous les ressorts de la vie physique, psychique et sociale, l’autisme a souvent été un sujet de fiction.

Avec grande réussite parfois – L’enfant qui mesurait le monde de Metin Arditi ou L’enfant bleu d’Henry Bauchau. Et roman et cinéma ont relevé le prodige fascinant de certains porteurs du syndrome d’Asperger – les films Rain Man et Forrest Gump, le livre à succès de Mark Haddon, Le Bizarre Incident du chien pendant la nuit.

Sur ce sujet, l’œuvre du Portugais Valério Romão se révèle différente. Impressionnante d’un strict point de vue littéraire, elle captive par son rythme – une alternance de voix et de situations en chapitres non-chronologiques – autant que par son approche.

Des heures égrenées dans l’angoisse

Valério Romão évoque l’autisme en soi, mais aussi ses déflagrations au sein d’une famille. Père et mère, grands-pères et grands-mères, individuellement, intimement, et dans leurs interactions, voient non seulement leur quotidien métamorphosé, mais également tout leur rapport au monde, dans une route pavée d’impuissance.

Henrique, le fils de Marta et Rogério, est le point aveugle autour duquel gravitent ces six personnages, dont les paroles et pensées sont déroulées au fil de scènes très concrètes, souvent poignantes, où le comique sait aussi frayer son chemin. Elles sont situées dans un avant et un après sa naissance, et un avant et un après le diagnostic de son autisme.

Une journée particulière sert de temps fort dramatique, elle-même séquencée dans l’alternance des chapitres. Elle réunit les adultes aux urgences d’un hôpital, sans nouvelles de leur garçon renversé par une voiture devant son école. Ces heures égrenées dans l’angoisse vont recomposer les liens entre eux.

« Le temps seul dans sa patience infinie peut survivre à l’obstination infinie »

L’un des atouts remarquables de la fiction de Valério Romão est de donner à toucher, presque comme des textures, la large palette d’émotions qui les étreignent : la tristesse, la honte, l’acceptation, l’amour (filial, sur deux générations, conjugal, et son usure)…

Ainsi, sur la douleur, quand Marta et Rogério tombent dans les bras l’un de l’autre en apprenant l’accident d’Henrique : « La douleur afflue parfois comme ça dans le corps, en giclées de qui entame un citron, elle éclabousse les vêtements, la peau, laisse son empreinte salée là où elle passe (…). La douleur c’est le grand révolutionnaire par lequel se font les révolutions les plus sanglantes à l’intérieur de chacun, et c’est par la douleur que les différents personnages occupant la scène du théâtre continu du moi se savent présents.

La douleur sépare, puis unit, et sépare de nouveau, selon les degrés de désespoir et de nécessité, et en agissant de sorte à maintenir la main de Rogério sur les cheveux de Marta et la bouche de cette dernière sur le cou du premier, elle préfigure déjà le dénouement d’une séparation physique, le moment où il sera moins difficile de souffrir séparément, comme les rochers en haute mer, fouettés continûment par la mer indomptée, les rochers qui subsistent comme des présences arcanes de la persistance, comme pour prouver qu’ils n’ont besoin de rien, que rien ne peut les déplacer, dussent-ils disparaître pour y parvenir, démontrant que le temps seul dans sa patience infinie peut survivre à l’obstination infinie. »

Une forteresse de solitude

L’écrivain sait dire les détails d’un visage, d’une simple complexion, d’un geste. La crudité exprimée parfois dans le langage est le juste reflet de la colère de ces adultes incapables de trouver un sens à ce qui leur arrive. À cet égard, les premières pages du livre, où s’étalent les pensées dégoûtées du vieil Abílio pour le corps de sa femme Amélia, ne devront pas rebuter, mais inviter à considérer chacun d’eux dans sa solitude. Ce sentiment les domine, malgré leurs efforts, malgré les moments de joie.

L’articulation de cette famille autour d’un petit être énigmatique passera par de nombreux filtres : la longue phase de déni, où chacun garde pour lui son intuition, sachant que l’énoncer fera entrer de plain-pied dans la réalité ; les entretiens avec les spécialistes, délicats, brutaux ou arrogants ; la rupture avec les relations sociales ; les journées en tête-à-tête de l’enfant avec Marta, dévouée à l’inonder de mots et de stimulations ; l’ouverture soudaine de Rogério à son propre père absent…

Est-ce l’autisme qui a déréglé leurs rapports autrefois harmonieux, ou la vie même ? À cette réponse impossible, chacun trouvera une alternative en acte.

Ce premier roman de Valério Romão, poète, traducteur et dramaturge de 42 ans, ouvre une trilogie consacrée à la paternité, « sorte de travail à temps complet, un tourbillon excessif », écrit-il ici. La simplicité du titre qu’il a choisi pour ce texte, Autisme, rappelle que si ce terme est parfois dévoyé dans le langage courant, méconnaissant la souffrance de ceux qui y sont réellement confrontés, il peut néanmoins prendre son sens pour chacun, dans toute forteresse de solitude forgée non par une maladie mais par l’incompréhension, l’habitude, la peur, et s’incarnant dans toutes les situations quotidiennes ; celles que l’on dit, elles, normales.

Sabine Audrerie – La Croix – Octobre 2016

Défaillances Autistiques

Dans la salle d’attente des urgences d’un hôpital, Rogério et Marta attendent des nouvelles de leur fils. Henrique, autiste, s’est fait renverser devant son école le matin même, et aucun médecin n’a pris la peine d’informer ses parents de l’évolution de son état. Dans son premier roman, pétri de rage et de violence, Valério Romão évoque l’impuissance des proches des malades, désarmés face au silence du corps médical. La situation absurde, vire parfois brutalement au comique lorsque la tension se fait trop forte. Ce récit puissant, où les voix des personnages alternent en une polyphonie débridée, se déversant en flux de conscience ou en dialogues taillés à la serpe, explore surtout la maladresse avec laquelle l’autisme est pris en charge dans nos sociétés contemporaines : manque de structures, réponses inadaptées des professionnels, floraison de thérapies alternatives aux motivations douteuses… Ces défaillances mettent inévitablement le jeune couple à l’épreuve, rappelle Valério Romão. Faut-il faire face ou fuir ? interroge-t-il dans ce cri du coeur où l’amour se révèle douleur autant que cautère.

Ariane Singer – Le Monde – Novembre 2016

Ce que l’autisme fait au père

Un premier roman fait le récit cru et viscéral du combat quotidien d’un père pour son enfant autiste.

« Viens mon amour, viens avec maman. On va jouer ? Qu’est-ce que tu veux faire ? On va jouer aux voitures ? Dis voiture. V.O.I.T.U.R.E. Regarde-moi. Regarde-moi Henrique arrête de faire tourner ça. Dis quelque chose à maman. Dis quelque chose. Seulement pour qu’on sache que ça vaut le coup, qu’on est encore ici, vivants, et que ça veut dire quelque chose. Putain, Henrique, merde ! Écoute, dis merde. Dis M-E-R-D-E à ton papa. Dis-lui ça quand il mettra la clé dans la porte et viendra te donner un bisou et oublier, comme il oublie toujours, de m’en donner un à moi. » Dans Autisme, son premier roman, le portugais Valério Romão fait le portrait au scalpel de la lutte au quotidien d’un jeune couple lisboète pour leur fils atteint d’autisme. Un roman brut, qui malmène le lecteur en l’agrippant et en le maintenant sous pression, à l’image de ce père et de cette mère qui étouffent leur angoisse, leur souffrance, leur culpabilité, se déchirent et s’éloignent chaque jour un peu plus, condamnés qu’ils sont à rester pour un bon moment encore dans ce qui pourrait bien être la salle d’attente de l’enfer. Attendre de poser un diagnostic sur cet enfant  dont ils doivent admettre qu’il est « peut-être plus spécial que normal, et plus différents de ce qu’ils auraient tous les deux voulu qu’il soit ». Attendre, une fois le diagnostic de l’autisme posé, qu’Henrique grandisse pour savoir si s’il fera partie de ceux qui sont capables de se débrouiller, ou bien des autres… Attendre aussi de se quitter, quand tout « préfigure déjà le dénouement d’une séparation physique, le moment où il sera moins difficile de souffrir séparément ». Et Romão sait de quoi il parle, puisqu’il est lui-même père d’un garçon atteint de « troubles du spectre de l’autisme », comme disent les médecins.

Aucun sentimentalisme, pourtant, dans ce roman coup-de-poing. « Je voulais faire quelque chose de différent de la littérature classique sur le sujet », explique Romão au quotidien Público. « Il existe beaucoup de récit sur l’autisme, mais j’avais le sentiment qu’il manquait un poing de vue essentiel, celui de la vie d’un père, une vie dans laquelle la douleur est très présente. » Car Autisme est avant tout un roman de la « paternité manquée ». Manquée non pas du fait d’être un mauvais père, ou une mauvaise mère, mais « au sens d’une incomplétude ». « Dans le cas l’autisme, on n’arrive pas à être complètement père ou mère, parce que votre enfant n’est pas comme les autres. La paternité ne se développe pas de la même façon. » Cru, viscéral, ce roman est un portrait. Pas un portrait de l’autisme, mais un portrait de père qui souffre, qui sombre, étouffé chaque jour un peu plus par une réalité qui dévore toutes sa vie de parent.

Suzi Vieira – Books Magazine – Novembre 2016

Valério Romão : « La science de l’autisme est en train de se construire »

Avec « Autisme », le Portugais Valério Romão livre un premier roman virtuose, ironique et déchirant autour de la vie d’un petit garçon. Une plume à suivre.
Valério Romão : Quand j’ai terminé d’écrire Autisme, que j’ai écrit au bout de dix ans de silence prolongé, j’ai compris clairement deux choses : l’identité « père » possède une double genèse. D’un côté, lorsque l’enfant naît ; d’un autre côté, lorsque ce même enfant s’adresse au père pour la première fois comme « père ». La vérification de cette double genèse, dans le cas de l’autisme et des enfants autistes qui ne parlent pas, ne peut se faire qu’à moitié. Cela m’a fait réfléchir à d’autres situations au cours desquelles l’identité constituante de la paternité ou de la maternité est mise à mal, pas complètement remise en cause, mais qui finit par ne pas exprimer tout son potentiel.

Comment avez-vous travaillé sur l’architecture de ce texte, avec sa construction chorale et ses va-et-vient temporels ? Certaines voix ont-elles été plus difficiles à trouver que d’autres ?

Il a été travaillé à la façon d’un thriller, d’un policier. La séquence aux urgences est l’épine dorsale qui permet d’articuler toutes les autres scènes qui vont reconstituer peu à peu l’histoire de la famille et celle de l’enfant dont on espère des nouvelles en salle d’attente.

Était-ce un défi de faire exister le personnage d’Henrique, doublement silencieux puisque autiste et blessé ? Sert-il également de révélateur romanesque aux autres personnages ?

Le silence d’Henrique est une métaphore pour exprimer les difficultés de communication entre les autres personnages. Même si tout le monde parle avec tout le monde, le lecteur comprend grâce au contexte et aux pensées de chacun d’entre eux que, d’un côté, ils révèlent beaucoup moins que ce qu’ils ne pensent et, d’un autre côté, que le peu de fois lors desquelles ils sont radicalement honnêtes les uns avec les autres cela provoque, au lieu d’un éclaircissement de situation et une résolution, l’installation d’un malentendu. Les personnes parlent, mais ne communiquent pas. Et peut-être cela est-il plus nocif que de ne pas parler du tout.

Une famille est-elle forcément un nœud de névroses et d’incompréhensions ?

La famille est normalement le contexte dans lequel les émotions émanant des structures de relations que nous entretenons avec tous sont les plus intenses. La famille est une sorte de laboratoire où tous les tempéraments se manifestent de manière amplifiée. Une sorte de glossaire des caractéristiques humaines.

Pour raconter cette histoire souvent déchirante, une pointe d’humour noir était-elle nécessaire ?

Il était surtout nécessaire qu’il y ait de l’amplitude dans les différents moments de la narration. Que le livre n’ait pas seulement un ton, quel qu’il soit… Parce, finalement, la vérité inhérente à la vie est bien cette dernière : un lieu de contradictions et de paradoxes.

Vous êtes aussi poète, traducteur, homme de théâtre. Dans quelle mesure ces différentes expériences ont-elles façonné votre rapport à la langue, et à une forme d’oralité, de musicalité du texte ?

La relation que j’entretiens avec l’écriture à différents niveaux me permet, par chance, de donner une attention adaptée aux aspects formels et musicaux qui m’importent au-delà de la structure narrative.

Vous êtes cinglant, et souvent très drôle, quand vous décrivez les spécialistes en tout genre auxquels sont confrontés Henrique et sa famille. Est-ce une situation à laquelle vous avez vous-même été confronté d’une façon ou d’une autre, avez-vous enquêté pour les besoins du livre ? Pensez-vous que des progrès sont encore à attendre dans la prise en charge de l’autisme ?

Le diagnostic de l’autisme est un diagnostic comportemental. La science de l’autisme est en train de se faire, de se construire encore aujourd’hui. Tant que nous n’arriverons pas à définir un traitement qui soit consensuel et qui entraîne les résultats que tous les parents d’enfants autistes attendent, il y aura toujours de l’espace pour trouver des réponses alternatives, certaines bien attentionnées, les autres cherchant seulement à faire du profit.

Propos recueillis par Sophie Pujas – Le Point – Novembre 2016

Bombe à fragmentation

J’ai commencé à lire Autisme juste après avoir vu le film de Julie Bertuccelli, Dernières nouvelles du cosmos (2016). Ce documentaire raconte l’étonnante évolution d’une jeune fille autiste. Grâce à la dévotion et à la profonde intelligence de sa mère, Hélène est parvenue à l’âge de 20 ans à s’exprimer et accepte désormais le contact (toucher, échanges de paroles) avec les autres. Par l’intermédiaire de casiers emplis de lettres, Hélène compose des mots et parle une langue poétique aiguisée. La talentueuse réalisatrice (auteure du merveilleux Cour de Babel, 2014) montre ce cheminement troublant, magnifique. La mère pose un regard affranchi sur sa fille dotée d’une émouvante puissance verbale.

Le roman de Valério Romão expose un tout autre versant de l’autisme. Il en dit la surface lisse, épaisse, dure, contre laquelle viennent se cogner les parents. Autour du petit Henrique, cinq adultes, ses parents, Marta et Rogério, ses grands-parents maternels et dans l’ombre, le grand-père paternel. Si avec le documentaire de J. Bertuccelli, on pénètre le monde d’Hélène par ses propres mots cinglant de vérité, rien de tel dans le roman portugais. Henrique ne parle que dans les rêves de ses parents. On ne voit l’autisme que par ceux qui, autour, le subissent et tentent, en vain, de le faire reculer.

La chronologie de la narration est dissoute, l’écoulement du temps a implosé. Après le prologue dans lequel est annoncé l’accident de voiture dont Henrique a été victime, s’égrènent plusieurs face-à-face piégés (entre mère et enfant, entre parents, Rogério avec lui-même). Le romancier distille les séquences par bouts pour mieux dire le heurté, le fragmenté, l’impossible lien. Nous entendons la voix de la mère qui répète à Henrique les mêmes mots, bêtifie, s’épuise, se sacrifie, se perd. Nous entendons les voix de Marta et Rogério qui se déchirent dans l’attente de nouvelles, parqués à l’accueil des urgences. Nous entendons la voix de Rogério qui écrit ou explore son impasse paternelle avec son analyste.

L’autisme compte un avant et un après. Avant sa découverte, des signes que les parents écartent facilement. Il ne parle pas… on ne réussit pas à ce qu’il nous dispute un jouet…il ne bouge pas, tout content de ce qu’il a dans la main… glisse l’éducatrice au père qui la tient à distance, la méprise, l’insulte même intérieurement.  Puis débutent de petits allers et retours entre doute, idée que l’enfant est simplement spécial, qu’il a peut-être quelque chose. Enfin ne manque plus qu’un mot. C’était l’accouchement à l’envers, le corps tout entier était déjà sorti et il ne manquait plus que la tête de la phrase, le cerveau de la phrase… Marta, je crois qu’il est autiste. La mère répond Je sais. Henrique a un peu plus de deux ans.

Le texte est travaillé dans une langue parfois simple, directe, parfois pleine de méandres, souvent caustique et noire. Les dialogues, secs, débordent d’ironie et de violence. Plusieurs scènes m’ont arraché de sombres sourires. Rendez-vous avec le Fabuleux docteur qui confirme une perturbation générale du comportement mais prédit que tout ira bien et qu’à force de persévérance, l’enfant atteindra la normalité. Terribles disputes entre Rogério et Marta, dégoûts que s’inspirent les grands parents… Autant de pièges qui se resserrent. Au point que l’on se demande si le petit Henrique est vraiment le plus enfermé de tous.

De nombreux témoignages ont été publiés sur l’autisme, généralement écrits par des parents. Compte rendu du diagnostic médical, de l’évolution des traitements, des résultats, tout cela poussé par la nécessité de partager l’impartageable avec son enfant. En littérature, L’enfant bleu d’Henry Bauchau raconte la façon dont une psychanalyste suit un adolescent très perturbé, discernant peu à peu sa puissante imagination et ses dons artistiques. Comme dans Dernières nouvelles du cosmos, c’est un versant lumineux, créateur qui est montré.

Choisissant aussi la voie littéraire, V Romão assume d’ausculter ici la seule noirceur de l’autisme. L’action se déroule sur une courte période, autour des deux ans de l’enfant. On peut penser que des progrès surviendront par la suite (comme dans Dernières nouvelles du cosmos). Mais le romancier préfère délimiter son champ miné. Il se concentre sur la souffrance, l’impuissance des parents et plus particulièrement celle du père. Autisme est d’ailleurs annoncé comme le premier volume d’une trilogie consacrée à l’échec de la paternité.

Radical, assumant sa noirceur, Autisme est une bombe à fragmentation qui fait exploser paternité, couple, élan vital. C’est la plongée courageuse dans la turpitude d’un père qui ne parvient pas à l’être.

Isabelle Louviaut – Sur une île j’emporterais – novembre 2016

Autisme, la parole absente

 Le premier roman de Valério Romão sature de mots le manque de l’enfant muré dans le silence.

« Henrique a eu un accident. Une saleté de voiture », dit-on à Abilio, son grand-père venu le chercher. Abilio a eu le temps, en se dirigeant vers l’école, de ruminer son dégoût. De sa femme qu’il ne désire plus, de lui-même, des cauchemars qui datent, semble-t-il, des guerres coloniales, des jouets chinois mal finis qu’il achète à son petit-fils, des nouvelles qu’il lit dans le journal gratuit ramassé sur un banc, de presque tout. L’important, pour l’instant, c’est Henrique. Au service des urgences, Rogério, le père d’Henrique, se débat pour avoir des informations, pour répondre calmement au téléphone. Le réel est dense, touffu, les détails s’accumulent, les souvenirs affluent pendant l’attente. Les premières alertes de la crèche conseillant de consulter un « pédiatre du développement ». La fin de cette belle journée à la mer où Rogério et Marta s’avouent « un problème avec Henrique ».

Un ouvrage à la lecture poignante

Entre attente et souvenir, le récit se fraie un chemin, mariant les deux temps avec la même véhémence. Dans la salle des urgences, les parents, cherchant des informations, tentant de se rassurer et de rassurer les autres, revivent l’histoire de cet étrange jeu avec la vérité. Inquiétude, évidence, déni, certitude, ces moments où, pour décrire l’état d’Henrique un mot, le fatidique « autisme », finit par s’imposer, sont pris en charge par les acteurs sous les formes les plus diverses. Le grand-père, Abilio, ouvre le livre par un monologue, sans jouer le rôle d’un véritable narrateur. Le père et la mère prennent le relais, vus de l’extérieur en un flux de conscience seulement interrompu par les scènes où les parents tentent vainement d’établir avec leur fils, à défaut de dialogue, une amorce de contact.

La profusion du livre, bourré à ras bord d’effets de réel, saturé de paroles dites et non dites, se brise contre le mur de la parole absente, celle d’Henrique. De cet acharnement désespéré naît un vide qui s’élargit jusqu’à emplir tout l’espace. Autisme est ainsi un ouvrage à la lecture poignante, où la vie quotidienne, avec ses rancœurs, ses incompréhensions, prend toute la place, faute de pouvoir donner la sienne à ce qui compte le plus, l’accueil dans la communauté de cet humain muré dans le silence. On prend de plein fouet ce premier roman où la virtuosité ne l’emporte jamais sur l’émotion.

Alain Nicolas – L’Humanité – Novembre 2016

Sortir des ténèbres

Valério Romão. Un premier roman sur l’admirable combat de parents pour leur fils autiste.

Il y a beaucoup de médecins, dans le premier roman traduit en français de Valério Romão. Les uns jargonnent comme les morticoles des pièces de Molière – même si, de nos jours, un anglais hygiénique et glaçant a remplacé le latin de cuisine de Thomas Diaforus et de ses confrères. Né en France en 1974, francophone et francophile, traducteur de Samuel Beckett, l’écrivain portugais connait tout cela. À lire Autisme, on jurerait également qu’il a établi un commerce ancien et assuré avec l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline, vrai écrivain et vrai médecin. Écoutez de quelle manière s’exprime le « Fabuleux Dr Miguel Relvas » dans le secret de son cabinet où défilent des enfants atteints de troubles du spectre autistique et leurs parents effondrés par ce mal. Écoutez-le parler à Marta et Rogério venus accompagner  leur fils Henrique chez un pédiatre à la réputation établie. « Une idée clinique correcte ! Des âneries, des âneries de gosses ! Il faut avoir une vision, de l’instinct, de l’audace. Quand un gosse entre ici, il faut le saisir le plus vite possible, pour commencer tout de suite à construire autour de lui, voir ce qui peut fonctionner, circonscrire un ensemble de thérapies rapidement efficaces, parce que le temps – et il s’arrête, l’index suspendu comme s’il allait foudroyer un mécréant -, le temps est notre grand ennemi, comparé au rejet que la société nourrit envers ces enfants, ce qui fait que des endroits comme celui-ci – il fait un geste circulaire avec ses bras, comme s’il leur offrait la maison-, que je mets à votre entière disposition, soient encore une rareté… »

La scène est à Lisbonne, dans un quartier populaire de la ville, et le monologue du fabuleux docteur se poursuit ainsi sur une dizaine de pages. On l’aura compris. Si Autisme aborde un sujet que certains critiques habitués à confondre la littérature avec son objet seront probablement tentés de qualifier « de société », ce premier roman intense et brûlant n’a rien d’un livre documenté. De toute évidence, Valério Romão n’est pas un artiste qui se serait « renseigné ».

Plaies les plus vives

On le découvre en France à travers un livre de vie dont chaque page ploie sous la terreur et la pitié. Une oeuvre majeure, justement retenue par les jurées du prix Femina jusqu’à leur dernier tour du scrutin cet automne, qui fait entendre la voix d’un écrivain européen qui n’a pas fini de troubler le sommeil de ses contemporains. Autisme est en effet le premier volet d’une trilogie intitulée « Paternidades falhadas » – 3paternités ratées »- qui porte le fer dans des plaies les plus vives de notre siècle en miettes. Aux lecteurs lusophones, recommandons également Facas – « Couteaux » -, un court roman, plus noir et plus brûlant encore : une nouvelle exploration du côté obscur de la condition humaine à travers l’histoire d’un homme estropié qui assiste malheureux à l’adultère commis par sa femme à la vue de tous. Valério Romão n’est pas devenu écrivain pour divertir ou consoler le spectateur, mais pour témoigner d’une humanité condamnée à une vie dégradée et dégradante. Prêter sa voix à ceux qui n’en ont pas.

Sébastien Lapaque – Le Figaro – Novembre 2016

Seuls au Monde

En trois temps, la valse chaotique d’un couple confronté à l’autisme de son enfant. Le premier volet éloquent de « Paternités ratées », de Valério Romão.
Cynique et aigri, le vieil Abílio s’énerve contre à peu près tout. Les pigeons, ces « rats ailés », sa femme, « un morceau de graisse enrobé qui irradie des sifflements sonores entrecoupés seulement d’accès d’apnée », la presse gratuite, « parfait filet de merde, mal écrit et obèse de publicité ». Tout l’irrite, sauf son petit-fils autiste, Henrique. Divaguant d’une époque à l’autre, jonglant avec le temps et les émotions, le Portugais Valério Romao raconte une petite enfance banale puis la découverte de la maladie par la famille et son traitement. Point d’ancrage dans ce récit syncopé, un accident de la circulation qui place Henrique entre la vie et la mort dans un service d’urgences. Effondrés, parents et grands-parents attendent des nouvelles dans une salle d’attente bondée et surchauffée. L’intrication parfaitement réussie de ces différents moments dévoile, par touches, les états d’âmes des protagonistes. Le déni, la révolte, l’acceptation et le deuil d’une normalité souhaitée et fantasmée usent les esprits et les cœurs. Le couple et la parentalité : rien ne semble survivre au parcours médical imposé qui s’ensuit. Le style indirect utilisé par l’écrivain place les personnages comme à distance, assaillis de toutes parts, hébétés. La suppression des signes graphiques, habituellement attribués aux dialogues, accentue ce flou entretenu. Des inserts de blog et une longue lettre au grand-père paternel d’Henrique donnent les clés indispensables pour comprendre cette longue descente aux enfers.
Rogério et Marta, le père et la mère d’Henrique, ont bien du mal, en effet, à s’affranchir des prétendus spécialistes du développement qui leur présentent tous un traitement miracle. Du « Fabuleux Docteur Miguel Rilvas », qui vend du rêve, aux thérapeutes culpabilisants (« Les parents doivent comprendre qu’ils sont le premier empêchement au développement de leur enfant »), rien ne leur est épargné. On se surprend même à sourire d’une homéopathe allemande, qui prétend guérir Henrique de son mutisme, attribué à un dysfonctionnement génétique du foie et des reins, en emballant sa mère dans des couvertures pour qu’elle renaisse.
S’il se montre intraitable avec la médiocrité, Valério Romão rend hommage au dévouement des proches et des praticiens sincères, toujours prêts à s’investir. Aucun ne parvient pourtant à sauver une vie à deux happée par l’autisme : « Tu ne sais pas ce que c’est. Toute seule à essayer qu’il dise quelque chose. » Marta perd pied, Rogério entame une psychothérapie. Le récit d’une séance fait partie des tableaux émouvants de ce roman diffracté. Tout comme les pages qui reconstituent les monologues éperdus de Marta avec son fils :  » Regarde comme ça / C’est facile / Tu sais montrer / Tu as déjà su / Pourquoi tu ne montres pas ? / C’est pas difficile mon amour, il faut juste lever le doigt / Allez montre à maman / Montre ».
Au-delà du récit sur une pathologie qui vampirise tout au fil du temps, l’écrivain porte une véritable réflexion sur la normalité et sur le sort réservé à tous ceux qui en dévient. Pour les parents d’Henrique, l’anormalité au quotidien devient une forme de normalité. Un état intermédiaire qui heurte de plein fouet les préjugés. Froidement rationnel ou sincèrement désespéré, Rogério en arrive à envisager des solutions radicales. Si certaines apparaissent comme novatrices, comme sortir Henrique du système scolaire classique pour lui fournir un enseignement adapté, d’autres le conduisent étrangement à nier les plus simples obligations paternelles. Elles soulignent l’immense solitude de ces victimes induites, en chute libre. »

Francis Mannoni – Le Matricule des Anges – Novembre 2016

Une rentrée littéraire placée sous le signe des urgences

Un premier roman détonant qui explore les inquiétudes les plus secrètes et les plus noires de tout jeune parent. Dès la première de couverture, la couleur est donnée. Le titre, implacable, rouge sur blanc, un diagnostic sans appel : Autisme. Rouge sur blanc également, chaotique, la voiture subissant le choc de la collision. Deux éléments d’intrigue bruts, transparents, qui pourtant vont entraîner le lecteur dans les méandres d’un couple en urgences.

Urgences immédiates : sous le néon rouge sur blanc de l’hôpital, Marta et Rogério, un couple de trentenaires en phase avec leur époque, attendent des nouvelles de leur petit garçon, Henrique, fauché par une voiture alors qu’il sortait de l’école. Des pensées éparses, erratiques, de la mère, du père et du grand-père de l’enfant se dessine un explosif portrait de famille avec une cruauté et une justesse assez rares, révélant ses contradictions, ses violences, ses mises à l’épreuve. Car Henrique n’est pas un garçon comme les autres, il est autiste. Un enfant qui requiert un maximum d’attention, de soins, aux dépens de soi, du couple, des autres.
Urgences familiales : deux couples à la dérive, troublés par une fatalité qui contamine chaque aspect de leur être. L’autisme de Henrique engendre celui des voix qui façonnent ce premier volet de « Parentalidades falhadas » [Parentalités ratées]. Sans pathos ni concession, Valério Romão dissèque avec une lucidité proche de l’irrévocable le cadeau paradoxal qu’est être parent. Chaque personnage, tant le grand-père face à ses anciens démons, le père en proie au doute au sujet de son enfant ou la mère absorbée par cette naissance différente de ce qu’elle aurait voulue, est replié sur soi, isolé du reste du monde, catharsisant ainsi leurs désirs les plus sombres, les plus inavouables. L’accident est l’occasion de raviver des micro-événements du passé, de la vie avant l’enfant – faites de sorties et de libertés –, les moments heureux de la grossesse et de la vie à deux, mais aussi des moments plus compliqués, comme la découverte de l’autisme de Henrique et les tentatives plus ou moins réussies d’accepter la différence.
Véritable uppercut littéraire, ce premier roman traduit avec maestria en français par Élisabeth Monteiro Rodrigues nous fait découvrir une des voix les plus originales de la nouvelle littérature portugaise. Accrochez-vous bien à votre siège en ouvrant Autisme, personne ne sortira indemne de cet accident de voiture…

Ana Torres – CAPMag – Septembre 2016

Entre les deux tours, l’écrivain franco-portugais Valério Romão s’alarmait qu’un parti d’extrême droite puisse accéder au pouvoir en France. Il nous a écrit ce beau texte, intime et inquiet.

Avec l’extrême droite vaincue au second tout de l’élection présidentielle tout est bien qui finit bien ? Nous avions sollicité un certain nombre d’écrivains européens pour leur demander une contribution, un avis, un point de vue. Bref, un texte dans lequel ils pourraient exprimer ce qu’ils ressentaient à propos non seulement de ce qui pouvait constituer un danger pour la démocratie, mais aussi du regard qu’en tant qu’Européens, ils pouvaient porter sur un pays, la France, proche du leur. Le texte qui suit est de Valério Romão, né en France en 1974, retourné au Portugal. Il est l’auteur d’un premier roman Autisme, récemment publié aux éditions Chandeigne, et également poète, homme de théâtre et traducteur de Samuel Beckett et de Virginia Woolf. La montée des populismes n’est pas un exclusivité française, et si le Portugal en est préservé, Valério Romão s’inquiète des ondes de choc qu’elle peut toujours faire naître et propager. Est-il Portugais cet auteur qui vit au Portugal ? Est-il Français, cet homme né en France ? Il est les deux, il est les trois comme Européen et les frontières ne sont que peu de choses quand il s’agit d’affronter le regard des autres, celui qui se porte sur l’étranger ou supposé tel ou même sur celui qui est parti et qui revient. Le texte qui suit, écrit avant les résultats du second tour, est un beau texte, sincère, émouvant et, mieux encore, porteur d’une vigilance indispensable.

« Ma relation avec la France est ambivalente. Je suis né à Clermont-Ferrand et bien que j’y ai vécu pendant les dix premières années de ma vie, ce pays ne m’a jamais fait sentir chez moi. Le fait d’avoir des parents portugais n’a pas été étranger à cela.

J’ai étudié dans une école catholique jusqu’à la fin de l’école élémentaire et mon retour au Portugal. Mes camarades, des enfants de mon âge, se comportaient régulièrement de manière incroyablement cruelle envers moi ; la plupart du temps ils m’ignoraient mais ils ne perdaient jamais une opportunité de me dire ou de me faire sentir que je n’étais pas de là, pas de cette école, pas de cette ville, pas de ce pays, pas de la France.

Quand mes parents ont pris la décision de retourner au Portugal, je me suis dit que j’allais enfin rentrer à la maison. Bien que le Portugal ne fut en pratique que la destination obligée des vacances d’août vers laquelle nous prenions la route, la voiture pleine de fromages, de chocolats et de tout un bric-à-brac électronique que ma famille ne trouvait pas là-bas, j’avais le secret espoir que cela correspondrait à ce que j’imaginais être, même si je n’arrivais pas à verbaliser correctement le concept, ma patrie.

Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que j’étais aussi impopulaire au Portugal qu’en France. D’une certaine manière, je continuais à être étranger, pour des raisons différentes, et les enfants continuaient à être cruels. Rien n’avait changé. J’ai pensé que c’était peut-être de ma faute.

Avec le temps, j’ai fait la paix avec le Portugal et simultanément avec la France. Quand j’y suis retourné pour la sortie de mon livre Autisme publié par les éditions Chandeigne, en 2016, j’ai été extrêmement bien reçu. La langue, la nourriture, l’architecture jusqu’aux arbres bordant les rues m’étaient étrangement familiers et, pour la première fois, sympathiques. J’avais fait la paix avec la France et avec mon passé et je pouvais finalement imaginer un futur dans ce pays, qui, n’étant toujours pas le mien me ferait tout de même sentir chez moi.

C’est avec une tristesse infinie que j’envisage qu’un parti d’extrême droite puisse avoir la possibilité – si ce n’est pas cette année, cela sera sûrement d’ici 5 ans – d’accéder au pouvoir. Bien que ma relation avec la France et les Français ait était aussi intime que perturbée, ce pays porte pour moi une valeur restée inaltérée : la liberté. La France a toujours été à mon sens un territoire de révolution qui nous a permis d’être – pour les uns plus tôt que d’autres – égaux en droits et en devoirs. Elle a été, en partie, un bastion de résistance au totalitarisme qui s’est propagé dans l’Europe du XXe siècle. Elle est devenue libre en se libérant. Cette leçon ne devrait pas être oubliée, malgré les nombreuses peurs et les défis affrontés. Car ce n’est pas seulement le futur des Français qui se joue lors de ces élections. C’est le futur de l’Europe qui est en jeu ».

Télérama – Texte de Valério Romão – Propos recueillis par Gilles Heuré – Mai 2017