vu par Sébastien Lapaque dans Le Figaro

«Lisbonne sent la sardine en été et les marrons chauds en hiver, J’ai découvert ça en parcourant la ville dans tous les sens, en métro, en eléctrico, en autocarro, en comboio, à pied, tout seul ou accompagné…» Grâce à Luiz Ruffato (né en 1961), dont un quatrième roman paraît en français, les lecteurs qui ne connaissent pas la capitale portugaise vont être initiés à ses mystères et à la langue qu’on y parle. En gros, les mots à retenir : l’eléctrico, c’est le fameux tramway aux flancs jaunes, le comboio, le train avec lequel les voyageurs se rendent à Estoril et Cascais — au Brésil on dit o trem. Parfait Brésilien, né d’un mélange de sang indien, lusitanien et africain, Sérgio de Souza Sampaio a quitté les paysages ruraux de son Minas Gerais natal, l’État de l’intérieur qu’aima tant Georges Bernanos, pour faire fortune en Europe. Au fil d’une confession drolatique, «Serginho » évoque son enfance, sa famille, son épouse devenue folle, le fils qu’il a laissé derrière lui, les déceptions de sa vie amoureuse, sa poursuite du bonheur, ses rêves de grandeur et les misères de son établissement au Portugal. D’un côté et de l’autre de l’Atlantique, cet «homme sans qualités» semble condamné à toujours faire de mauvais choix. Même son voeu d’arrêter de fumer, solennellement formulé en présence d’un médecin, n’a pas supporté l’épreuve du temps. A travers ce personnage déglingué et attachant, Luiz Ruffato se glisse avec délectation dans les replis de la mélancolie brésilienne.

L’Exil, avec ou sans tabac

A Lisbonne j’ai pensé à toi de Luiz Ruffato vu par Véronique Mortaigne dans Le Monde

L’exil, avec ou sans tabac
Luiz Ruffato règle leur compte aux utopies matérielles de la société mondialisée VÉRONIQUE MORTAIGNE. A la Foire du livre de Francfort, en 2013, Luiz Ruffato avait prononcé un discours abrasif sur son pays — du génocide indien à la violence contemporaine. A ceux qui l’accusaient de nourrir les clichés dont souffre le Brésil, on avait opposé la biographie de l’écrivain. Né en 1961 à Cataguases, dans le sud de l’Etat de Minas Gerais, Ruffato est le fils d’un vendeur de pipocas (pop-com) et d’une lavandière analphabètes. Ouvrier tourneur sauvé par la lecture, cet ancien journaliste était arrivé à Sao Paulo en 1990. Dès son premier roman, Tant et tant de chevaux (Métailié, 2005), il avait plongé dans les entrailles d’un Brésil « où le capitalisme sauvage n’est pas une métaphore ».
La mégalopole, terre d’immigration, italienne, allemande, japonaise, syro-libanaise, mais aussi intérieure, a incité l’écrivain à faire du déracinement et de l’exode rural le thème central de son oeuvre. La question que pose Ruffato dans son nouveau livre, A Lisbonne j’ai pensé à toi, c’est celle des racines disparues et des non-lieux dans lesquels évoluent les migrants. En 2007, Ruffato participe au projet « Amores Expressos » : dix-sept écrivains brésiliens sont invités à résider dans une ville étrangère pour y écrire un livre que publiera l’éditeur Companhia das Lettras. Ruffato choisit Lisbonne. Son héros, Serginho, vient de Cataguases. Depuis qu’il a arrêté de fumer, tout va de travers. Il épouse, parce qu’elle est enceinte, une femme maniaco-dépressive dont la famille accapare son fils. Il perd son emploi, et l’épicier portugais du quartier lui suggère d’aller faire fortune au Portugal.
Serginho est curieux, il apprend, il n’est pas défaitiste. Mais la société mondialisée ne lui laisse aucune chance. Serveur, il est licencié au profit d’un travailleur ukrainien, un blond aux yeux bleus, il pense sans cesse à Cataguases, et le temps s’effiloche.

Détails et saynètes

Ecrit à la première personne dans un flot continu, allègre, en une seule phrase, sans point, A Lisbonne j’ai pensé à toi se lit d’une traite, en deux chapitres — Comment j’ai arrêté de fumer, Comment j’ai recommencé à fumer. C’est un livre de critique, celle d’une société dominée par les familles de riches et de notables, et d’un Portugal toujours miné par l’idée coloniale. A force de détails, de saynètes et de personnages très précisément décrits — le combattant angolais unijambiste, le commerçant portugais arnaqué par un compatriote, le poète fou et aristocrate qui vend des livres anciens en imitant les signatures d’auteurs célèbres —, Ruffato règle leur compte aux utopies matérielles et aux couches profondes du préjugé. Sa Lisbonne, ville des bords du Tage, le fleuve roi aussi extraordinaire que le pain de sucre carioca, est intensément métissée, africaine. Ruffato s’amuse du portugais quelque peu passéiste parlé par les Lisboètes, des tics des retornados (les Portugais revenus des colonies après les indépendances), mais aussi des proverbes africains comme celui-ci : « La diarrhée n’atteint pas celui qui a de grosses fesses ». De quoi surmonter les épreuves, quitte à renouer avec le péché du tabac blond.